Chapitre 4 Proposition particulière (suite)

(château de Wissekerke)


Dix jours mi-pluie mi-soleil plus tard, les journées redevinrent agréablement lumineuses. Denis en profita pour tondre les herbes folles, mais attendit dix heures du matin afin de ne pas réveiller les sœurs de Lena. Elle, comme d'habitude, était debout et prête dès neuf heures et demie. Il avait fini de retirer l'ancienne haie et attendu quelques jours de pluie pour avoir un sol plus humide, propice à la plantation.

En fin de matinée, Endora jouait aux cartes avec Lena sur la terrasse. Tout à coup, les joueuses pivotèrent vers la maison dans laquelle retentit la chanson « Plus bleu que tes yeux » entre deux envolées de poussières.

—Mets-la en sourdine, frangine ! cria Endora.

Anthéa apparut, un plumeau à la main, la moue implorante :

—Elle est belle cette chanson. De l'Edith Piaf en plus !

Son visage, un peu plus large que celui de ses aînées, portait à merveille les pommettes roses du caprice puéril. Chez elle, le bleu des yeux ne devenait glacial que sous une vexation idiote et n'effrayait personne. Surtout pas ses sœurs.

—Justement, rétorqua Lena dans son top noir.

—Père va bientôt rentrer et il adore Piaf, alors je - la - laisse !

—Baisse quand même le son s'il te plaît, ça va trop fort, demanda Lena.

—D'accord, mais je chante par dessus, assura-t-elle malicieuse.

Ses sœurs poussèrent un long soupir dépité à l'écoute de la voix aiguë : « Plus bleuuuu que le bleu de tes yeuuuux, je ne vois rien de mieuux... »

—Honnêtement, marmonna Endora, tu préfères Piaf massacrée ou Denis sur le tracteur ?

—Euh... Denis sur le tracteur.

Elles pouffèrent sous le chant persistant d'Anthéa « Plus bloooonds que tes cheveux dorééés... ». Denis, toujours en jean, venait de faire le tour du jardin et redescendait dans un parcours circulaire, couvrant un moment la voix d'Anthéa.

—Merci de l'étouffer Denis ! hurla Endora.

—Qui ça ? beugla-t-il.

—Une chanteuse ratée qui se nomme Anthéa !

Denis éclata de rire.

—Je ne suis pas une chanteuse ratée !

Lena et Endora ricanèrent sans interrompre leur partie. Endora profita du bruit éloigné du moteur, ainsi que de la fin de la chanson entendue cent fois, pour reprendre une conversation normale.

—Ah là là, j'aurais bien envie d'une musique plus dansante moi.

Petit silence. Endora semblait avoir trouvé un nouveau sujet de conversation, de cause à effet.

—Au fait, pourquoi as-tu demandé à papoune la troisième invitation pour le gala de Monsieur Brouwers ?

Lena soupira avant de répondre d'un ton las :

—Je pensais y aller avec Grégoire mais pas moyen de le joindre. Il ne répond pas à mes appels et sms. Je commence à désespérer.

—Propose-la à un ami alors.

—Bof. J'espérais une personne qui m'aiderait à choisir ce que je mettrai. Grego le fait bien. Mes copines sont aussi indécises que moi et mes copains sont de vrais pervers, je ne vois pas trop qui pourrait me rendre ce service. C'est vrai voyons, j'ai envie, je ne sais pas, de... d'une soirée tranquille. Pas avec des potes collants. Personne ne me ficherait la paix.

Denis coupa le moteur au loin pour retirer le grand sac et le porter dans le bois à bout de bras, disparaissant de leur champ de vision. Endora ajusta ses lunettes puis lâcha :

—Au pis, tu demandes à Denis si ça le tente, je suis sûre qu'il serait d'accord, ça l'aiderait et ça m'a l'air d'un gars facile à vivre. Au coup d'oeil, on ne l'imagine pas issu du milieu populaire. Tu ne trouves pas ?

Lena leva des sourcils ahuris devant cette suggestion.

—Quoi ? Notre concierge ? Où as-tu pêché cette idée ? Je le vois mal dans ce genre de réception, il ne connaît personne et je doute qu'on vienne lui parler. Et puis tu imagines les ragots qui vont circuler, si je fais ça ?

—Il s'est bien adapté tout de suite à cette vie-ci, pourquoi aurait-il des difficultés là-bas ? fit remarquer Endora. De toute façon, il devra s'y être habitué d'ici l'anniversaire de notre père. Ce serait lui rendre service que de l'inviter à cette soirée.

—Et si Grégoire l'apprenait par l'un des invités ? s'inquiéta faiblement Lena. Il n'a jamais vu Denis. Il est tellement jaloux...

—Au moins ça le forcerait à te donner la preuve qu'il existe encore, grogna sa sœur. Maintenant, si tu vois quelqu'un d'autre à inviter, dis-le. A moins que tu ne préfères y aller seule.

—Non, mais...

Elle suivit du regard la silhouette du jeune homme qui avait repris la tonte au fond de l'ancienne prairie. Un index se courba contre ses lèvres entre hésitation et amenuisement. Son livre se ferma en douceur sur la table.

—... décider de le proposer à Denis par dépit, ça me dérange. Comme s'il n'était qu'un bouche-trou... Enfin Endora, on est bien d'accord, ce serait un coup bas ! Je l'embarquerais dans un monde inconnu, où tous seront tentés de le critiquer. Je refuse de le considérer avec tant de bassesse.

Elle avait achevé sa phrase d'un ton plus posé, comme songeuse ou gênée. Son regard dévia. Endora étira un sourire de vainqueur.

—Donc, tu l'as suffisamment en estime pour l'inviter de bon coeur : CQFD. On s'en fiche des autres. Si nous les écoutions, nous serions déjà en vacances, à l'autre bout de la planète, à faire la nouba tous les soirs sous le feu des photographes people. Denis devra un jour ou l'autre les subir de toute manière, d'ici fin août trois cents personnes au moins vont le juger. Tu as tout intérêt à ne pas lui en parler à la dernière minute.

Lena afficha une expression stupéfaite aux joues rosies, qui révélait bien son mutisme subit. Endora conserva son sourire devenu taquin sous le silence serré de sa petite soeur. Quels messages inaudibles traversèrent leurs regards ? Elles n'eurent plus besoin de mots.

L'intéressée attendit que Denis prenne sa pause durant le zénith pour monter le voir. Sa main hésita une fois de plus à toquer à la porte. Elle jeta un oeil au carton bleu nuit puis, dans un soupir décisif, tapota enfin le panneau. Un « oui ?» y répondit. Denis était allongé sur son lit après avoir pris une douche et enfilé un pantalon propre. Elle passa la tête timidement, tandis qu'il redressait la sienne avec surprise.

—Ah mademoiselle Lena ! Je viens de retomber sur le nom de la rose que je vous ai conseillée, c'est la Chartreuse de Parme ! Pourriez-vous le préciser à vos fournisseurs ? En plus, j'ai appris que c'était le titre d'un roman connu quand je faisais mes recherches. Vous qui aimez tant lire ! Ca tombe bien.

Sa vivacité frappa Lena, qui dût retenir ses balbutiements.

—Euh... Ou-oui je le ferai. Vous... vous êtes sûrs que je ne vous dérange pas ?

Denis mit une chemise beige en toute hâte.

—Non non, je me reposerai plus tard, pas de souci ! Entrez, pourquoi rester derrière la porte ?

Elle ferma cette dernière sans un bruit. Ses yeux parcoururent la pièce comme s'ils la découvraient. De cette manière, elle tut son incapacité à regarder Denis en face. Une sensation bizarre enveloppait ses entrailles. Elle fit quelques pas, la bouche ronde et les paupières grandes ouvertes. Le temps ici s'était amusé à tout chambouler durant son absence. Denis lissa vite fait ses vêtements, puis écarta les bras en guise d'accueil.

—Ma chambre. Vide et neuve. Il n'y a pas grand-chose à voir.

Lena observait les fenêtres et les poutres.

—Ca me rappelle vaguement... des souvenirs, murmura-t-elle.

—Normal, c'est chez vous ici. Vous vouliez me demander un coup de main ?

—Un service, corrigea-t-elle en sortant soudain de ses réminiscences. Je voulais vous donner ceci.

Elle tendit le carton bleu à Denis d'une main vive. Fièrement redressée, Lena valorisait sa froideur. Pourtant, il ne lui cacha pas sa mine enjouée. Difficile de croire ce qu'il lisait.

—Mon père en a reçu trois, malheureusement mes soeurs ne peuvent pas venir. Je serais ravie que vous nous y accompagniez, histoire d'établir quelques contacts avec les invités de l'anniversaire. Nous devons confirmer les noms alors ne tardez pas trop à répondre.

Elle allait faire demi-tour mais changea d'avis au ton ému de Denis.

—C'est tout réfléchi.

—Plaît-il ? s'étonna-t-elle.

Elle dut se concentrer afin de ne pas fléchir à un mètre du visage attendri. Il tenait le carton à deux mains, comme un trésor de jeunesse.

—J'accepte de venir avec vous, le 7 août.

—N'avez-vous pas peur de revenir sur votre décision plus tard ?

Il hocha la tête sans changer d'expression. Dans ses yeux brillait une lueur reconnaissante. Il était tout ce qu'il y avait de plus sérieux. Face à l'immobilité et au silence interloqué de Lena, Denis crut bon de lui rappeler :

—Contrairement à vous, je n'ai jamais vécu de soirée d'une telle envergure. Je n'imaginais même pas qu'on puisse m'y convier un jour. Votre père avait raison à votre sujet mademoiselle, votre armure est sans égale mais ce n'est rien comparé à ce qu'elle protège.

Elle souleva un sourcil intrigué. Lui, avait plutôt plissé des paupières amicales.

—Mon père a dit ça ?

—Il l'a fait entendre de manière moins imagée. Attendez-vous de moi une chose en particulier lors de cette soirée ?

—Juste une, avoua Lena. Je suis très difficile en matière de look pour ce genre de réception et... mon père m'en veut toujours quand je traîne. Je voudrais juste qu'une fois là-bas, vous me choisissiez une tenue. Une qui selon vous m'irait bien. Je me maquillerai en conséquence.

Denis parut encore plus surpris par sa demande que sa visite. Il devrait donc juste l'aider à se vêtir ? Quel service étrange. Lena s'empressa de lui assurer qu'il ne pourrait ni la reluquer, ni la déranger une fois en bas. Une tenue irréprochable, voilà le prix de pareille invitation. Denis passa de l'étonnement à l'embarras.

—Euh...

—Qu'y a-t-il ?

—Non rien, assura-t-il gêné. Je vous remercie de tout coeur pour la confiance que vous m'accordez, mademoiselle. Même si cela me surprend.

Elle pivota vers la porte, aussi ennuyée que lui. Les propos sincères de ce garçon n'avaient fait sortir d'elle que des rocs insensibles ; la honte saisit la jeune femme. Il lui vint tout à coup le courage de dire :

—Ce n'est pas... parce que je ne sais pas le montrer... que je vous considère comme une mauvaise personne, Denis.

Elle avait déjà posé les pieds hors de la chambre lorsqu'elle pivota pour voir sa réaction. Elle lut une émotion trouble sur son visage figé, une hésitation entre la surprise et l'émoi. Sa main ferma aussitôt la porte.


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