Chapitre 1 En bas du bois


—Ne pars pas trop loin, d'accord Denis ?

La coupe de la dame devait camoufler sa soixantaine aux cheveux blancs, mais les creusements de l'âge, les lèvres affinées, ne pouvaient tromper personne. Ses yeux verts fixaient son grand rouquin, à qui elle tendit un sac.

—Mais non, je serai à pied 'man. Et je rentrerai pour dix-huit heures, promis, rassura Denis d'un léger sourire.

Son fils unique porta les lanières du sac à ses épaules fines. Au milieu d'une carrure solide, c'était trompeur ! En cette mi-juillet, le soleil jouait avec deux nuages, accompagné d'un doux vent. Ce dernier peinait à rafraîchir l'air du village bâti sur le flanc d'une colline. Denis fit signe à sa mère. Entourée d'un beau jardin entretenu, sans doute leur maison était-elle la plus blanche de la rue ! Le jeune homme emprunta un sentier sous les ombres d'arbres verdoyants, alignés comme des soldats. Leur fraîcheur était appréciable.

Dès la fin de sa formation, Denis avait voulu prendre son indépendance. On lui conseilla de monter voir un village voisin. Il s'y développait une mode pour la location d'étages de maisons, ce qui permettait du choix et des prix bas. S'afficher propriétaire d'un bien, de nos jours, était plus que jamais une affaire d'orgueil. Ne désirant ni quitter la semi-campagne, ni vivre loin de ses vieux parents, Denis avait aimé l'idée.

Quelle chaleur sous la chemise ! Il arriva sur une zone plus plane ; la nationale, qui transperçait le décor forestier entre deux champs, aidée d'un pont de pierre. Il en profita pour sortir une bouteille d'eau déjà tiède et en verser le tiers du contenu sur lui. Sa chevelure en court dégradé se couvrit de gouttes salvatrices, enfin rafraîchie.

—Elle a dit de suivre « Luvieu », murmura-t-il.

Ses iris, bruns comme les terres brûlées, jetaient son regard d'un bout à l'autre de la route. Enfin, ils s'arrêtèrent sur un panneau indicateur, de l'autre côté du pont. On pouvait y lire en blanc sur fond bleu « Luvieu ». Pas de voiture ? Il traversa la route et trouva un chemin ombragé bordé de quelques grands arbres. En suivant les barrières, il tomba d'abord sur un supermarché dont le logo bleu ciel représentait un «+», accompagné du nom « More Market ». Le seul des environs ; excellent point de repère ! Denis longea le parking jusqu'aux bois.

Après une ascension exténuante, le marcheur arriva dans une rue, où se mêlaient bois et façades en pierres du pays dans un alignement parfait, les uns à droite, les unes à gauche. Il remarqua avec satisfaction les affichettes orange « A louer », la main portée à son front humide. Si on ne passait pas par les agences ici, il avait une chance de trouver de bons prix.

Il releva quelques numéros, parcourut les façades en quête d'indices, puis redescendit via la même forêt. Journée de repérage plutôt réussie, hormis cette canicule. Même son gsm surchauffait ! L'appareil finit dans la poche de son jean. Notre homme n'avait attendu que ce geste pour filer entre les troncs raides sans fin, les fougères et les buissons.

Denis vit rapidement qu'il n'avait pas pris le même chemin : le long bois l'avait mené à une prairie d'herbes sèches jamais croisée ! Derrière celle-ci, deux champs, délimités par des poteaux et barbelés vieillots, devançaient un manoir de pierres grises calcareuses. Quelle bâtisse ! Sûrement un monument protégé.

Il marcha dans l'herbe haute, le regard porté sur les deux tours coiffées de cuberdons noirs, luisantes d'ardoises. De nombreux lierres serpentaient jusqu'à la porte vitrée, sur une façade plate invitant sans doute à une petite cour. Denis devait la deviner, derrière une rangée d'arbustes desséchés. Ces troncs morts en ligne le ramenèrent aux champs, dont ils délimitaient les frontières. Il avait fini de jeter ses regards intrigués, dès lors sa curiosité déménagea dans ses pas.

Mais alors qu'il atteignait les barbelés rouillés, le décor lui parut plus luxuriant... Était-ce le soleil qui lissait les murs d'une netteté soudaine ? Et comment expliquer la présence de ces haies verdoyantes qu'il n'avait pas vues remonter autant ? A présent, à cause d'elles, il serait obligé de traverser les champs pour sortir ! Au risque de se faire repérer... L'ouverture en croix était à l'autre bout de la barrière. Elle brisait la ligne des buis, seule sortie à première vue.

Le visiteur passa les barbelés d'un saut vif. A peine eut-il atterri qu'il aperçut deux chevaux au fond de la zone délimitée. Ils n'étaient pas là auparavant, Denis en était persuadé ! Dès que les grandes bêtes le chargèrent, il fut envahi d'une peur vive et s'enfuit jusqu'à la barrière large qui avait subitement grandi. En fait, tout avait grandi ! Les herbes lui arrivaient aux hanches, les poteaux avaient quasi sa taille, la haie qu'il tentait de rejoindre le défiait. Même les chevaux le dépassaient de leurs simples jambes ! Ces géants faisaient trembler le sol sous de puissants galops, Denis n'entendait plus que cela et son souffle court. Sa course effrénée l'obligeait à ne regarder que les buis. Il dévia dès qu'il put le long de la cour. Soudain, le grondement des sabots impétueux s'estompa d'une manière étrange.

De l'autre côté de la terrasse surélevée, Denis se retourna, le cœur battant. Rien ne semblait encore anormal, au-delà de sa respiration. Il fut rassuré de ne plus voir aucun cheval fou, de retrouver ses grandes mains, et la façade grisonnante, sans un buis alentour. Une fois passé le moment de soulagement, il ne put réprimer un regard effrayé en direction du jardin et du demi-château silencieux. N'y avait-il vraiment personne ici ? Sans compter cette vision trop réelle, il... il voulait partir !

Dans une petite fontaine asséchée, la présence d'un livret brun calma sa couardise. Son apparence ancienne et l'absence de titre attisèrent sa curiosité. Il l'aurait volontiers laissé là mais...

—Que faites-vous ici, jeune homme ?

Denis sursauta ; par réflexe, il amena le livre contre lui. Il découvrit l'origine de son bond ; un type d'une cinquantaine d'années, aux cheveux poivre et sel bien coiffés, un menton large à la mâchoire carrée sévère, et deux glaçons à la place des yeux. Il portait une chemise blanche et un pantalon gris classiques, soit neufs soit soigneusement entretenus. Ses paumes larges se mouvaient avec une certaine aisance que seule maîtrise l'élite de ce monde et sa voix grave en imposait. Celle de Denis devint discrète, intimidée par son charisme.

—Je suis sincèrement désolé, monsieur. J'ai coupé à travers la forêt pour rejoindre mon village plus bas et... je ne connais pas bien ce coin, je ne savais pas que j'atterrirais ici. Je jure que je ne recommencerai pas.

—Pourquoi ne pas avoir dévié en voyant le jardin ? demanda l'homme suspicieux.

—Je... j'ai trouvé ce livre. Il est sans doute à vous.

Il avait pris le premier mensonge crédible qui lui était venu à l'esprit. Il n'allait tout de même pas lui raconter ce qu'il venait de vivre ! Pour tuer le silence, il osa un aveu.

—Et il faut bien dire que votre manoir est charmant.

Le maître des lieux demeura sceptique en récupérant le document. Des importuns dans son genre, il en avait souvent croisés.

—Jeune homme, vous vous introduisez dans ma propriété, et vous avez l'outrecuidance de venir me rendre un objet important en vantant la beauté de mon manoir !

Choqué, Denis répondit du tac au tac.

—Je ne suis pas outrecuidant ! À moins que la sincérité soit un signe d'effronterie dans votre milieu !

L'homme sembla réfléchir. Que Denis puisse comprendre un mot aussi peu usité changea son regard. Même si les stalactites pointées vers ce freluquet étaient loin de fondre.

—Hmm... Vous ne manquez ni de verve ni d'audace, admit-il avec réticence. En effet, ce livret appartient à ma cadette. -il le referma- Bon ! Pour qui travaillez-vous ?

Denis fut surpris par la question sérieuse et méfiante.

—Personne, je sors à peine des études et l'emploi devient difficilement accessible, avec la crise et les faillites.

—Dans ce cas que faisiez-vous loin de chez vous ?

—Je cherchais un appartement. Vous me prenez pour un espion ou quoi ? rétorqua Denis, agacé.

—Bien sûr, c'est fréquent dans le milieu, répondit-il placidement.

—Je n'ai que vingt ans tout de même !

—Et alors ? Un enfant de patron concurrent peut très bien faire ce travail contre rémunération.

—Je n'ai pas cette chance, monsieur, cingla-t-il.

Par défi, Denis soutint l'échange visuel face à l'arrogance du propriétaire du manoir, aussi renfrogné et calme que lui. Pas question de baisser les yeux quand on l'insultait d'une manière aussi insidieuse.

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