Bribes d'enfance
Je ne fais pas partie de la génération rose fluo petite fille ou noir jeune fille. Enfant, j'étais habillée de collants tricotés en laine grise, qui seraient encore portés par une de mes jeunes sœurs. Ces « bas-culottes » – terme utilisé à l'époque – piquaient la peau, et nous enviions les enfants qui portaient des vêtements achetés en magasin ! J'ai commencé l'école avec un tablier à bretelles croisées qu'on nouait dans le dos.
Mais avant moi était né un garçon. Hervé : c'est le nom que la sage-femme avait donné à ce bébé qu'elle avait baptisé en urgence dans la baignoire. Hervé n'a pas vécu. Pour mes parents, la perte de leur premier enfant a été une grande peine. Dans sa vieillesse, ma maman se remémore encore le bruit du marteau qui clouait la petite caisse que mon père a, de nuit, presque en cachette, apportée au cimetière. L'enterrement ne pouvait avoir lieu à l'église, car l'enfant était peut-être déjà mort quand la sage-femme l'a baptisé ! Un an plus tard, quand je suis venue au monde – non pas à la maison, mais à l'hôpital, par précaution –, mes parents ont pleuré d'émotion de m'entendre crier. Mon frère, lui, n'avait pas poussé un cri... J'étais « bleue » de la tête aux pieds et j'ai bien failli mourir aussi. Il a fallu trois semaines en couveuse avant de pouvoir rentrer à la maison.
Je suis née avant l'épidémie de fièvre aphteuse qui a fait disparaître presque toutes les vaches de mon village. J'ai encore connu un village aux rues de terre battue, presque sans voitures. Tout autour du village, des prairies qui vont être transformées en vignes après la disparition des vaches.
Au moment de ma naissance, j'avais cinq grands-mères : ma grand-mère maternelle, ma grand-mère paternelle et trois arrière-grands-mères. Mon père avait construit la maison familiale au moment de son mariage et mes grands-parents paternels habitaient avec nous. Ma maman tricotait à la machine pour arrondir les fins de mois. Elle a souvent entendu sa belle-mère lui dire : « Ce n'est pas en tricotant que tu vas gagner de l'argent. Élève plutôt des vaches ou des cochons. » Ma grand-mère aimait s'occuper des vaches. Ma maman avait parfois un haut-le-cœur quand ma grand-mère me prenait dans ses bras en revenant de l'étable : je sentais la vache !
Mon père avait appris avec mon grand-père le métier de charron. Comme les chars avaient disparu, il s'était reconverti dans la menuiserie. À côté de son travail de menuisier, il cultivait des vignes et soignait ses abeilles avec passion. Mes parents ont aussi essayé la culture des tomates... et même des melons, entre les ceps de vigne. Papa était myope. On m'a raconté qu'à l'âge de deux ans j'étais en train de vider un pot de miel à la cuillère quand les adultes ont voulu m'empêcher de continuer. Je me suis assise par terre et j'ai hurlé à mon père : « Si tu me touches, je te casse les lunettes ! » J'avais déjà repéré le point faible ! À cause de cette myopie prononcée, il n'avait pas pu obtenir le permis de conduire et c'est ma maman qui a suivi des cours de conduite pour les besoins de la menuiserie. Pauvre maman : elle détestait conduire et a perdu quelques kilos à cause du stress pour passer le permis comme aussi de la tension pour la conduite ! À côté du travail, mon père était membre de la chorale paroissiale, une chorale d'hommes, bien sûr ! Il aimait le chant grégorien. Il a longtemps fait partie du comité de la petite caisse d'épargne locale et s'intéressait également à la politique. Quand les femmes ont obtenu le droit de vote en 1971, il n'était pas trop convaincu et a regardé avec un petit sourire en coin ma maman et sa belle-sœur aller voter pour la première fois.
J'avais de la chance à l'école. J'apprenais sans peine et j'aimais la lecture : je rêvais de lire tous les livres qui existent ! Les maîtres et maîtresses d'école se faisaient appeler par leurs prénoms : il y avait Mademoiselle Agnès, Madame Simone, Mademoiselle Anne... Monsieur Roger avait de grandes oreilles. Il nous avait expliqué que les grandes oreilles étaient un signe d'intelligence. J'avais de petites oreilles et j'ai souvent essayé de les cacher sous mes cheveux ! Madame Jacqueline portait une perruque. À la récréation, en jouant au ballon, nous avons parfois essayé, en vain, de faire tomber cette perruque. Je suis allée à l'école en classe mixte jusqu'en cinquième primaire. Entre onze et vingt ans, je n'ai fréquenté que des classes de filles : dommage !
Avec les deux sœurs qui me suivaient, nous nous sommes souvent chamaillées, mais nous savions aussi faire front commun face aux adultes dans une belle complicité. Petites, si l'une de nous était punie et envoyée au lit sans manger, les autres lui apportaient discrètement un morceau de pain dans le lit. Ma maman n'était pas dupe quand elle retrouvait les miettes de pain le lendemain ! Avec ma plus jeune sœur, la différence d'âge est plus marquée : elle est née quand j'avais sept ans, et j'ai souvent joué à la maman.
Dans ma famille, on parlait peu et on n'exprimait pas beaucoup les sentiments. Il y avait des moments de tension quand ma maman était fatiguée ou quand elle peinait à faire payer les factures pour le travail de la menuiserie. Nous, les enfants, nous aidions à la vigne et aux petits travaux du quotidien. À tour de rôle – et pas toujours de bon cœur – nous faisions la vaisselle, cirions les chaussures ou allions chercher le lait à la laiterie. Nous avons grandi sans télévision. Mes parents ont acheté la télévision quand ma plus jeune sœur est devenue adolescente et sortait un peu trop à leur goût : ils espéraient ainsi la faire rester davantage à la maison.
Pour ma maman, la grande révolution n'était pas la télévision. C'était la machine à laver. Le travail des femmes en était allégé ! Ma maman n'avait pas beaucoup de loisirs. L'hiver, elle aimait réaliser des tapisseries au point de gobelin ou chercher la solution de mots croisés. Quant à moi, je collectionnais les timbres-poste : c'était une façon de voyager dans le monde entier.
Je ne me rappelle plus à quel âge j'ai reçu mon premier argent de poche. C'était une pièce de cinquante centimes, avec un petit carnet et un crayon pour noter mes dépenses. Je suis partie à la boulangerie et je me suis acheté un macaron aux noisettes qui coûtait vingt centimes. Je recevais donc cinquante centimes par semaine. Petit à petit, cette somme a été augmentée.
Pour Noël, papa rapportait un sapin que nous décorions avec des boules, des bougies et des « cheveux d'ange » : c'était magique ! Nous faisions la crèche avec maman. À cette époque, il y avait du « papier rocher » qui imitait les parois d'une grotte. Chaque année, les mêmes figurines ressortaient des cartons, sauf l'année où nous avons utilisé de la pâte à modeler pour donner vie aux personnages. Je me rappelle mon émerveillement en voyant naître sous les doigts de maman des moutons et leurs petits !
Côté cuisine, la pomme de terre était l'élément de base. Pour que papa accepte de manger du riz, il fallait y ajouter des pommes de terre ! Maman n'aimait pas tellement faire la cuisine tandis que papa essayait volontiers de nouvelles recettes. Un jour que nous étions parties en montagne, il nous avait promis une soupe aux légumes et des spaghettis à la tomate au retour. La sauce étant un peu trop liquide, il a pris de la maïzena qu'il a délayée avec... de l'alcool de poire William ! La soupe aux légumes était excellente et les spaghettis-williamine nous ont réjouies. Petit bémol : les canalisations ont été bouchées par les épluchures de légumes ! Une autre recette de pâtes avait du succès. On faisait revenir les nouillettes dans le beurre jusqu'à ce qu'elles soient bien dorées. On les recouvrait de bouillon (et parfois aussi de vin blanc). Quand le liquide était évaporé et les pâtes cuites, on ajoutait une bonne couche de fromage râpé. C'était excellent avec une salade. Les soirs d'hiver, il nous arrivait de manger de la polenta au chocolat. La polenta était servie dans une assiette à soupe, arrosée de chocolat chaud et on la mangeait avec un morceau de fromage d'alpage bien corsé. J'ignore si cette recette était une recette villageoise ou familiale.
Un jour, ma maman m'a fait remarquer que j'étais entrée dans « l'âge bête ». Je lui ai répondu du tac-au-tac : « Eh bien, tu n'as plus qu'à attendre que ça passe. » Fin de l'enfance ?
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