9 | Alibi
« Être libre, ce n'est pas seulement se débarrasser de ses chaînes ; c'est vivre d'une façon qui respecte et renforce la liberté des autres. »
Nelson Mandela
Vu les circonstances dans lesquelles j'ai quitté le domicile, je refuse d'y retourner. En m'écoutant dire cela, Sipho est soulagé. Je suis certaine que dans sa tête se joue déjà le film de notre retour; Papa va s'enflammer, le blâmer et peut-être même le renvoyer ! Je réalise que j'ai été égoïste en l'embarquant de force dans un conflit qui n'est pas le sien.
— Sipho, Je viens d'avoir une idée. Allons voir ma Tante Edna et ensuite nous pourrons rentrer.
— Sans vous manquer de respect Miss Gaby, vos idées n'ont pas été bonnes aujourd'hui.
— Oh mais celle-ci l'est !
— Bon sang, vous n'arrêtez jamais vous alors !
Trente minutes plus tard, nous nous garons devant chez ma tante. Sipho m'ouvre la portière et décide de se griller une nouvelle cigarette.
— Hey Miss ! Lui parlez pas de not' descente à Soweto...
— Évidemment, enfin !
J'appuie frénétiquement sur la sonnette et attends que quelqu'un vienne m'ouvrir.
— Une minute ! crie Mandozi que j'entends trotter à travers le portail en bois.
Elle me salue et me conduit jusqu'à la véranda fleurie. Comme je l'ai prévu, ma tante est oisivement installée dans sa méridienne en velours vert.
— Mandozi qui a sonné ?
— C'est votre nièce, Madame.
Tante Edna se redresse. Bien qu'elle soit minuscule et boulotte, je la trouve jolie. Ses cheveux roux sont enroulés dans un élégant chignon haut, qui lui confère cet air rigide et pincé. Ses grands yeux verts encadrés par des lunettes rondes me dévisagent :
— Gabriella ! Ta visite me surprend autant qu'elle me ravie. Viens donc t'assoir près de moi.
Tante Edna est la soeur aînée de Papa. Cette dernière est veuve; elle a perdu son mari trois mois après leur mariage. Depuis elle refuse d'accueillir un autre homme dans sa vie. J'envie parfois sa liberté, même si tout cela lui vaut d'être le centre de tous les palabres des Afrikaners du comté. Heureusement, Edna Du Quesne a assez de caractère pour ne pas y prêter attention.
— Je suis désolée de ne pas te rendre visite plus souvent mais...
— Mais tu as des préoccupations plus importantes qu'une visite à ta tante, n'est-ce pas ? dit-elle en m'interrompant.
— Ne dis pas ça voyons !
— J'ai été jeune avant toi et je sais parfaitement à quoi rêvent les jeunes femmes, si tu vois ce que je veux dire...
— Olala ! Je souffle en roulant les yeux au ciel.
— Dis-moi plutôt ce qui t'amène par ici, belle enfant ?
Je lui explique que je suis partie du domaine avec pertes et fracas suite à une dispute avec Papa. Je lui raconte comment ce dernier tente d'avoir la main-mise sur ma vie et surtout, comment il va à l'encontre de tout ce que Maman m'a appris.
Je lui parle aussi du mariage obligé avec Johnny que Papa souhaite, et j'omets volontairement de parler de l'épisode Soweto. J'évoque à la place la « sagesse » de mon chauffeur, qui a eu la bonne idée de me conduire jusqu'ici. Bien sûr, c'est un mensonge mais je construis notre alibi.
Dieu tout puissant me le pardonnera !
Connaissant le caractère explosif de son frère, elle ne semble pas surprise. En revanche, elle se garde bien de dire quoi que ce soit contre son cadet. Ennuyée lorsque j'évoque l'épisode de la gifle, Tante Edna écarquille ses yeux clairs et globuleux. Elle constate par elle-même que Papa n'y est pas allé de main-morte.
— Mandozi, apporte-nous de quoi nous désaltérer s'il-te plaît !
La belle métisse revient quelques minutes plus tard, munir d'une carafe de limonade bien fraîche et d'une assiette en porcelaine blanche remplie de cookies encore tièdes.
En la regardant nous servir, je me surprends à imaginer qu'un jour, j'aurai un enfant de Toumi avec ce même teint caramel, parfaitement mélangé. Je sais pourtant que c'est interdit mais j'en rêve en secret.
— Merci Mandozi. Tu peux y aller, ordonne Tante Edna.
La domestique s'exécute et nous laisse à nouveau seules. Mon ventre gargouille et me rappelle que je n'ai rien avalé depuis le petit déjeuner. Je dévore avec gourmandise les petits gâteaux qu'on me propose :
— Qu'attends-tu de moi Gabriella ?
— Je voudrais loger ici quelques temps. J'ai besoin d'y voir plus clair.
— Tu ne peux pas quitter ton père de cette façon. Il me semble qu'une discussion serait un préalable.
— Impossible !
— Comment ça, impossible ?
Tante Edna se lève de son siège et promène sa courte silhouette vers la baie vitrée. Ses pas sont lourds, comme ce qu'elle s'apprête à me dire :
— Primo, tu devrais t'adresser autrement à ton père. Je sais qu'il est difficile, mais tes réponses sont inadaptées. N'oublie pas qu'il est ton seul parent aujourd'hui.
— Mais tante Edna...
— Laisse-moi terminer ma grande. – Secundo, je ne sais pas quel est ton problème avec Johnny, mais c'est un garçon charmant. Je suis bien placée pour le savoir puisque je suis sa marraine. En plus d'être beau garçon, c'est un excellent parti. Révise ta position, je t'en supplie ! – Tertio, je ne condamne pas ton intérêt pour les personnes colorées, mais je reste persuadée que si Dieu nous a placé à la tête de ce pays, c'est parce que nous sommes supérieurs. Ce qui ne doit pas nous empêcher d'être correct avec ces gens, évidemment.
— Tante Edna, je souffle choquée !
— Il faut que tu comprennes que ton père cherche à te préserver. Il veut juste te transmettre ce qu'il a de meilleur.
— Ce qu'il a de meilleur ne m'intéresse pas; Jamais je ne serai une suprémaciste !
— Seigneur Dieu, Gabriella !
— Papa a toujours préféré travailler en laissant à Maman le soin de s'occuper de moi. Alors qu'il continue à m'ignorer, c'est mieux.
— Ne sois pas si têtue Gabriella !
— Honnêtement, je ne comprends pas ton point de vue. Pourquoi un blanc serait-il forcément supérieur à un noir ? Sur quelle base affirmes-tu cela ?
— Nous nous trouvons à un niveau plus élevé que les indigènes, il n'y a pas à discuter. C'est la nature !
— Pourtant, mes patients, noirs ou blancs, ont tous le coeur à gauche et le sang chargé d'hémoglobine. Ça aussi c'est la nature !
— Tu as langue bien pendue Miss Du Quesne, et si tu ne fais pas attention, tu vas t'attirer de gros ennuis. Le Régime de Pretoria punit sévèrement ceux et celles qui soutiennent ouvertement la cause noire.
— Peu importe ! Qu'ils m'enferment s'ils le veulent, ça ne changera pas mes idées. Alors dis-moi, tu acceptes que je loge ici ou pas ?
— Je ne crois pas !
— Me refuserais-tu ton hospitalité ?
En réalité, j'ai prévu cette réaction car je sais combien ma Tante Edna chérit son indépendance. M'avoir dans ses pattes ne l'arrangent pas et puis moi, je préfère rentrer chez moi.
C'est la seule stratégie que j'ai trouvé pour justifier le temps passé hors de la plantation. Au moins, on ne pourra rien reprocher à ce pauvre Sipho.
— Je vais plutôt téléphoner à ton père et lui dire que tu restes ici jusqu'à ce soir, cela va l'apaiser, s'empresse-t-elle de dire.
— Je te remercie !
Comme je le souhaitais, elle appelle son frère qui accepte le deal sans discuter. Tante Edna me glisse un clin d'oeil emplit de tendresse puis raccroche.
— Satisfaite ?
— Soulagée surtout ! Merci Tante Edna.
— Tu me revaudras ça Gabriella ! Tu me revaudras ça !
*
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