7 | Discorde
« Un homme qui prive un autre homme de sa liberté est prisonnier de la haine, des préjugés et de l'étroitesse d'esprit. »
Nelson Mandela
Depuis mon retour au pays, j'ai ce sentiment que ma vie n'est qu'une vaste comédie. Papa en est le metteur en scène et moi, comme une actrice idiote et docile, je le laisse me manipuler à sa guise.
J'ai bien souvent tenté de me rebeller seulement, je finis toujours par suivre sa volonté. Comme lorsque je l'accompagne dimanche après dimanche, dans son église remplie d'Afrikaners séparatistes. Aujourd'hui encore, je suis assise à ses côtés sur les bancs du saint édifice :
« Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent dans le pays que l'Éternel, ton Dieu, te donne. »
Le révérend Woodward répète ce verset biblique en boucle et bien qu'il l'illustre de mille façons, cela devient sérieusement barbant. D'autant plus que j'ai l'impression qu'il ne s'adresse qu'à moi.
Comment veut-il que j'honore mon père lorsqu'il veut m'obliger à épouser un homme que je n'aime pas ? Comment veut-il que je l'honore, quand celui-ci ne respecte aucun de mes choix ? Pour la première fois de ma vie, je doute de ma foi, de mon éducation et de tout ce qui fait que je suis moi. Grâce à Dieu, le culte se termine enfin, annulant par la même occasion mon auto-questionnement.
Une armée de protestants zélés se précipitent pour féliciter hypocritement le Révérend pour son prêche. Alors que j'attends patiemment Papa qui discute avec d'autres paroissiens, Johnny vient me tenir compagnie.
— Ça t'arrive de sourire jolie Gabriella ? annonce-t-il ironiquement.
— Si tu savais comme je déteste être là !
— Moi aussi mais avec nos parents a-t-on vraiment le choix ?
— Mwouai...
— Qu'as-tu pensé du sermon ? Demande-t-il pour engager la conversation.
— Des balivernes en boites de conserves prêt-à-déguster par de faux intéressés.
— Dis-donc tu as le fusil au bec aujourd'hui ?
— Je suis désolée... Je suis d'une humeur de chien.
— Je vois ça ! Que dirais-tu d'aller marcher cet après-midi, ça te changerai un peu les idées ?
— Non merci.
— Une prochaine fois peut-être ?
— Oui Johnny, une prochaine fois.
Je sais l'intérêt que Johnny me porte et je vois sa déception. Seulement, je n'ai aucune envie de discuter avec lui et encore moins de me promener en sa compagnie.
— Allons-y ma fille ! m'appelle Papa qui a terminé de se socialiser.
*
Alors que nous roulons en silence, ce dernier m'interroge sur mon attitude étrange de ces derniers jours. Si je lui dis que c'est parce que je suis chamboulée d'avoir revu Toumi, il le prendra très mal et je devrais en plus avouer ma présence au dispensaire de SoWeTo avant-hier.
J'esquive donc ses questions comme je peux, mais il insiste. Je finis donc par lui répondre que l'absence de Maman me pèse tout comme celle de Gugu que j'aimerai réembaucher.
Ce dernier s'agace de mon intérêt pour l'ancienne domestique et ne manque pas de me le faire savoir. Sur un ton sévère, il me recommande expressément de l'oublier.
Pauvre Papa ! Si seulement il savait ce qui m'anime...
Il poursuit ses conseils nauséabonds comme pour me persuader du bien fondé de l'Apartheid. Il essaie tout simplement de me léguer son dégoût pour les gens de couleurs. Son discours raciste sature mon esprit et je pique une colère.
Arrivée au domaine, Honorine nous accueille souriante à la porte d'entrée. L'odeur gourmande du repas qu'elle a cuisiné embaume tout le bâtiment. Je dépose mon sac sur un des petits meubles du grand salon, Papa me poursuit et notre dispute continue :
— Que s'est-il passé avec Gugu pour que tu refuses de la revoir dans cette maison ? j'ose enfin demander.
— Fais-tu exprès de ne rien comprendre ? Il n'y a rien à dire à ce sujet. Elle ne reviendra pas ici , un point c'est tout
Des explications ! Je voudrais au moins une explication et tout ce que j'ai en retour, est une variation de réponses aussi négatives qu'incomplètes.
Je lance un coup d'oeil appuyé à Honorine, qui à l'air d'en savoir bien plus qu'il n'y paraît. Cette dernière bat en retraite, son large sourire a disparu et curieusement, elle ne parvient plus à soutenir mon regard.
Papa pense certainement que suis une écervelée mais il se trompe, je veux savoir pourquoi Gugu est partie. Je sais que Maman de son vivant n'aurait jamais permis que cela arrive, alors je n'abandonnerai pas.
— Tu n'as pas honte Gaby ? C'est une simple domestique et comme tu le sais...
— Oui je sais Papa, sa vie ne compte pas plus qu'un caillou ! Le problème c'est que j'aime les cailloux et comme maman, j'ai une préférence pour les cailloux noirs.
— Tu n'as aucun respect pour qui je suis. N'as-tu donc pas entendu le sermon du Révérend woodward ?
— Oh ! Mais parlons-en de ce sermon...
— Tu es exactement comme ma pauvre Julie, prête à soutenir des causes inutiles. Tu sais très bien que nous avons besoin de toutes les forces vives de notre pays en ce moment et toi, tu t'éparpilles avec l'ennemi.
— Des forces vives pourquoi faire ? Pour démonter les cabanons des Townships et effrayer leurs habitants ? Pour les massacrer eux et leurs enfants en plein jour alors qu'ils manifestent pacifiquement ? Dis-moi qui est l'ennemi dans tout cela cher Papa ?
— Tais-toi ! Tais-toi hurle-t-il. Si tu n'étais pas ma fille, je t'enverrai...
— À Robben Island comme Mandela ou Kathrada ? Pfff !
Papa s'avance et me colle une gifle magistrale, le coup est si violent qu'il me fait reculer de quelques pas. Jamais en vingt-cinq ans il n'a levé la main sur moi, et j'accueille l'impétuosité de son geste avec stupeur.
— Tu l'as bien mérité. N'oublies pas qui t'a engendré.
Les larmes me montent aux yeux, mais ma colère crée un barrage qui refuse de les laisser couler; j'en tremble de la tête aux pieds. S'il n'était pas mon père j'aurais déjà répliqué.
— Nous ne pouvons pas continuer ainsi Gabriella. Depuis que tu es revenue, tu n'es plus la même. Je n'en peux plus ! répète-t-il sans une once de regret dans la voix.
En réalité, c'est moi qui le trouve changé, et c'est moi qui n'en peux plus de vivre avec un raciste pareil.
— J'ai toujours reproché à ta mère de trop te couver. Voilà le résultat aujourd'hui...
Je prends mon courage à deux mains et je quitte la pièce sans attendre qu'il ait terminé de parler. J'attrape mon sac laissé plus tôt sur le meuble où se trouve le téléphone, et je m'en vais !
— Gabriella, nous n'avons pas terminé ! s'insurge mon paternel. Gabriella !
En sortant de la maison, je rencontre Sipho, le chauffeur de Papa. Il range le véhicule que nous venons d'utiliser. Je le supplie de me conduire loin d'ici, ce dernier accepte immédiatement. Je m'installe sur la banquette arrière et jette un regard dans le pare-brise. J'aperçois la longue silhouette de Papa qui s'approche en gesticulant furieusement.
— Accélère Sipho ! Accélère s'il-te-plaît !
— Mais Miss Gaby, Monsieur Du Quesne...
— Accélère je te dis, ne t'occupe pas de lui !
Le chauffeur s'exécute en écrasant vigoureusement son pied sur l'accélérateur.
— Puis-je savoir où nous allons Miss Gaby ?
— À SoWeTo !
*
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