6 | Couleurs

« La haine obscurcit les esprits. Elle barre le chemin de la stratégie. Les dirigeants ne peuvent pas se permettre de haïr. »
Nelson Mandela


Toumi refuse la discussion. Il indique n'être là que pour recevoir des soins. Je l'interroge sur son état; il dit avoir reçu un coup violent dans le dos et que depuis, son épaule gauche est bloquée.

Il m'autorise à l'ausculter et à son contact, un courant électrique parcours mon corps. Son tee-shirt blanc détaille ses muscles saillants.

Assurément, ce n'est plus l'adolescent maigrichon d'autrefois !

— Il faut te déshabiller.
— Je ne peux pas bouger mon bras, dit-il en grimaçant.
— Alors je vais découper ton vêtement, ok ?
— Bien, dit-il sèchement.

J'attrape la paire de ciseaux et je coupe le tissu d'un geste mal assuré.

Dieu que sa peau est belle !

Noire comme le santal et luisante comme le miel. Ses yeux noirs en amande me mitraillent comme s'il voulait m'éliminer. Je tente un sourire, mais il détourne son regard. Ses lèvres charnues se crispent lorsque je teste son articulation.
— Ton épaule est démise, je vais arranger ça mais tu vas souffrir.
— Bien.
— Prends d'abord ces analgésiques, ils vont estomper la douleur.
— Bien.
— Je te préviens, ce que je vais faire est brutal.
— Je n'ai pas peur d'avoir mal, dit-il en avalant les comprimés.
— Je te le dis quand même, c'est le protocole.

Sa voix est si grave, je ne m'attendais pas à ce qu'il ait changé autant. Je voudrais lui poser mille questions, mais j'ai peur qu'il m'envoie balader.
— Comment va Gugu, j'ose demander en complétant son carnet de soin.
— Depuis quand t'intéresses-tu à nous autres ?
— Pardon ?
— Une négresse de plus ou de moins dans ta maison ne change rien. Pourquoi veux-tu de ses nouvelles ?
— Parce que Gugu compte pour moi.
— Remets mon épaule en place s'il-te-plaît, j'ai à faire.
— Toumi...
— Elle t'a nourri, bercé... Jamais tu ne l'as contacté depuis la mort de Miss Julie.
— Je ne savais pas comment faire.
— Remets mon épaule en place s'il-te-plaît.
— Je t'assure que j'ai essayé. J'ai demandé à Honorine si elle pouvait m'aider, elle a refusé.
— Cette harpie de Norine sait très bien pourquoi elle refuse, dit-il en soupirant.
— Vas-tu me dire comment elle va ?
— Et toi, vas-tu me remettre cette maudite épaule en place ?

Son éclat de voix me fait sursauter et je m'exécute sur le champ. Je le manipule si violemment que sa douleur, s'échappe à travers un cri.
— Je t'avais prévenu. Ça ira mieux maintenant !
— Mince alors ! grogne-t-il.
— Tu dois garder ton bras immobile, je vais te poser une attelle.... Il faudra revenir au dispensaire pour la rééducation, trois fois par semaine, jusqu'à la guérison.
— Ok.
— Pense à mettre de la glace pour réduire le gonflement, ça te soulagera.
— On voit bien que tu ne vis pas dans un Township. De la glace ?

Toumi lâche un rire sonore et narquois.

Je déteste ça !

— Tu n'es qu'une petite blanche pourrie-gâtée Du Quesne, lance-t-il. Tu n'as aucune conscience de nos conditions de vie.

J'ignore ce qu'il dit et lui tend son ordonnance.
— As-tu de quoi te procurer le traitement ?
— Oh, tu veux prendre soin du pauvre nègre que tu as oublié ? C'est vraiment ridicule !
— Tu sais quoi Toumi, va te faire voir !

J'ouvre la porte de la salle de soin, Toumi la referme immédiatement. Il me surplombe avec colère, depuis son mètre quatre-vingt dix.

— Ecoute-moi bien Du Quesne, ne t'avise plus jamais d'élever la voix sur moi, Ok ?
« JE » ne suis pas ton noir de service. Alors arrête-moi ça ou je te brise !
— Et moi « JE » ne suis pas ton ennemi, Ok ? Je fais juste mon travail et je n'ai rien fait de mal.
— Ce que tu as mal fait ? Ce sont ces huit années où j'ai attendu un mot de part, sans jamais rien recevoir. Tu t'es bien fichu de moi Du Quesne, et tu voudrais être accueillie avec les honneurs d'une reine ?
— Je suis fautive, c'est vrai. Mais je jure que je pense à toi chaque jour que Dieu fait.
— Ton Dieu Blanc n'est pas le mien. Y'a qu'à voir comment ton gouvernement de faux pieux traite mon peuple !
— Je n'ai rien à voir avec ces racistes.
— Pourtant tu es bien la fille de ton père !
— Je ne vais même pas relever Toumi...
— Un conseil, laisse Ma Gugu en paix, dit-il avec rage. Vous l'avez viré comme une malpropre après toutes ces années...
— Comment ça ?
— Écoute Du Quesnes, ça suffit ! J'en ai assez entendu pour aujourd'hui.

Il m'arrache l'ordonnance des mains et s'en va sans même un regard.

Quel caractère de chien !

Je poursuis mes consultations tant bien que mal. Je n'imaginais pas de telles des retrouvailles. Je suis profondément blessée par son attitude grossière et menaçante. Comment pouvais-je savoir que Papa ne transmettait rien à Gugu ?

Jusqu'ici, je n'ai jamais pensé à Toumi en terme de couleur, mais le contexte actuel et cet incident me font dire que je le devrais peut-être, ne serait-ce que pour le protéger.

*

J'ai tant travaillé hier que mes pieds sont en compote. Le Dr Khöl m'a accordé deux jours de repos que je mérite amplement.

Ce que je vois passer au journal télévisé est atroce. C'est certain, les émeutes du 16 juin 1976 vont entrer dans l'histoire. La photo de ce garçon noir tué par le chef de la police fait déjà le tour du monde.

Pauvre gamin ! Mourir à 12 ans d'une balle dans le corps... C'est insoutenable ! Je suis en colère contre cet imbécile de John Vorster, on se demande qui a choisi cet idiot pour commander notre beau pays.

J'en veux à tous ces Afrikaners qui à cause de leur politique raciste et sans fondement pourrissent le climat. Leur apartheid rend la vie impossible à des milliers de gens. Pire ! À aucun moment, ces grands nigauds ne se disent que ces peuples colorés étaient ici avant eux !

Hier, la police a même demandé qu'on communique l'identité de tous les noirs que nous avons soigné suite à des tires de balles, ou des « blessures » de combats.

Heureusement, Le Dr Khöl, ses confrères et moi, étions d'accord pour dire qu'il en était hors de question. Nous avons donc falsifié la plupart des bulletins de soin. Officiellement, ils auront tous des abcès !

J'en rigole maintenant, mais hier j'en ai pleuré.

Enfin... Je ne sais pas ce que cherchent nos dirigeants, mais je crois qu'ils ont le nez plein de poudre pour être si peu lucides ! J'éteins le téléviseur et m'allonge un instant. Ces informations me froissent le coeur, si Maman était encore là, elle serait dans le même état que moi.

*

Toujours en pyjama, je descends dans la cuisine. Je me sers quelques Corn Flakes et j'ajoute une bonne dose de lait frais. J'avale le contenu de mon bol en même temps que je lis un article qui m'écoeure au plus haut point.

Encore l'apartheid !

Comme il fait bon, je m'installe dans le jardin. Papa est affairé à donner des ordres à ses ouvriers. Il m'aperçoit et me fait signe de le rejoindre.

Même pas en rêve !

Je lui en veux beaucoup pour Gugu. Je décide d'être peste et je l'ignore cordialement. Mon bol terminé, je retourne m'abriter dans l'intimité de ma chambre. Je repense à Toumi et à tout ce qu'on s'est dit.

Je suis dé-pri-mée !


*

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