14 | Engagements
" Il ne peut y avoir de plus grand don que celui de donner son temps
et son énergie pour aider les autres sans rien attendre en retour. "
Nelson Mandela
Le travail à la clinique de SoWeTo me plaît toujours autant, et pour une rare fois dans ma vie, je vais admettre que Papa a eu raison de m'imposer ces études de médecine.
J'aime beaucoup la pédiatrie et voir toutes ces petites têtes pleines d'avenir, me booste chaque jour un peu plus. Je suis surtout contente de venir en aide à cette partie de la population, dont le monde n'a que faire.
D'ailleurs, pour concrétiser mon engagement et mon intérêt pour les gens de couleurs, j'ai souhaité intégrer le SACP* comme l'a fait Toumi, qui en est un membre très actif.
Malheureusement, ils n'ont pas accepté que j'adhère à leur groupe, à cause de ma filiation. Encore une fois, l'ombre de mon père plane sur moi.
Si j'avais été Gabriella Du Quesne épouse Mojapelo, on m'aurait certainement laissé adhérer au parti.
Je sais pertinemment que je rêve les yeux ouverts quand il s'agit d'épouser mon prince, parce qu' ici en Afrique du Sud, relations sexuelles et mariages inter-ethniques sont strictement interdits et punissables par la Loi. Et comme me le rappelle souvent Toumi, lui risque plus gros que moi dans cette affaire.
Voyant que le parti communiste Sud-Africain me rejetait, je me suis en mise en quête d'un autre mouvement qui plaide la cause des gens de couleurs. Et c'est en allant chez Bety-Joe, ma coiffeuse, que j'ai trouvé la solution. Une de ses clientes Harper Evanth fait partie des « Black Sash » (les écharpes noires).
Les Black Sash sont une organisation de femmes blanches qui protestent contre les inégalités constitutionnelles et sociales, en faveur des populations de couleurs (noirs, indiens, métisses...). Je ne sais pas comment j'ai fait pour ignorer leur existence jusqu'alors, mais ce mouvement est exactement ce qu'il me faut.
Lorsque Harper Evanth m'a parlé de son association, j'ai tout de suite accroché. J'en ai touché un mot à Toumi qui reste très dubitatif, quant à la nécessité de mon engagement.
En tout cas, elle et moi, nous voyons très souvent. C'est une chouette femme cette Miss Evanth. En plus d'avoir la classe, elle est déterminée. Sa vision comme son action, forcent le respect.
J'aime le fait qu'elle fasse de la lutte contre l'apartheid une priorité absolue dans sa vie. J'ai enfin trouvé une amie qui raisonne de la même façon que moi.
J'ai bien cru que ça n'arriverait jamais !
Harper est exactement le genre de personne dont j'ai besoin dans ma vie. Elle et moi sommes pourtant différentes en tout point; C'est une femme de lettres et moi de sciences. Elle vient d'un milieu populaire et moi plus qu'aisé. Physiquement, Harper est toute petite et brune, quand je suis blonde et élancée. Mes cheveux sont longs et ondulés, quand les siens sont mi-longs et bouclés. Et mon regard vert clair, contraste avec ses yeux couleur chocolat.
Je lui ai parlé de mon dilemme et de mon amour pour Toumi. Je ne comptais pas le faire immédiatement, mais lorsqu'elle m'a confié être en couple avec un homme d'origine indienne, j'ai tout de suite su qu'elle me comprendrait. Chez nous, les noires et les hindous sont traités de la même manière;
Ce sont des gens de couleurs et leurs vies ne comptent pas !
Harper me déconseille d'épouser Johnny par dépit. Elle m'encourage plutôt à partir vivre à l'étranger avec Toumi. C'est ce qu'elle a fait avec son homme. Lui vit au Botswana voisin et elle fait des allers-retours chaque mois entre Joburg et Gaborone.
Ce que ma nouvelle amie ne comprend pas, c'est que je ne suis incapable de prendre une telle décision. Parce que pour m'enfuir, il faudrait réussir à convaincre mon amoureux. Et puis que dirait-on à Gugu ?
D'ailleurs en parlant de Toumi... Je dois aller le rejoindre. Depuis que nous nous sommes retrouvés, nous ne passons pas un seul jour sans nous voir. Sa présence est un besoin vital et puissant à la fois.
Hier encore, j'ai passé mon temps libre avec lui et ça a été le meilleur moment de la journée. De toute façon, tout ce que je fais avec mon bien-aimé, est meilleur que toute le reste dans ma vie.
Malgré tout, Toumi ne cesse de me mettre en garde contre ce qui pourrait arriver si quelqu'un découvrait notre idylle.
Idylle, que lui seul juge éphémère.
J'aimerai appliquer ce qu'Harper me recommande mais Toumi refuse. Mon homme a les pieds sur terre. Il est profondément honnête. Il anticipe déjà notre séparation, alors que moi, je fantasme sur ma vie à ses côtés.
Lorsque je passe devant la grande poste de Johannesburg, mon cœur bat la chamade. Toumi a sa pause dans cinq minutes, je me hâte de me rendre sur notre lieu de rendez-vous secret.
Malheureusement, lorsqu'il arrive, mon prince Xhosa a le visage fermé. Je m'interroge, mais à aucun moment je ne m'attends à recevoir ce qu'il est sur le point de me dire :
— Bonjour Whitess, dit-il fraîchement.
— Bonjour mon cœur ! Dis-donc, tu en fais une tête, que se passe-t-il ?
Il garde à une certaine distance avec moi, sa mâchoire et ses poings serrés, mettent en exergue sa crispation. Hésitante, je parcours les quelques mètres qui nous séparent :
— Toumi, dis-moi ce qu'il se passe à la fin ?
— Nous devons cesser de nous voir, parce que dans moins d'un mois, tu appartiendras à un autre...
— Je ne veux pas. Rien ni personne n'a le droit de me séparer de toi.
— Essayons d'être lucides deux minutes grogne-t-il. Rien ne se passera comme tu l'imagines. Enfin Gaby, tu es à quelques jours de tes noces. Réfléchis un peu !
— Toumi... S'il te plaît, je chuchote désespérée.
— Tu t'es engagée à épouser Johnny Van Der Noot. Tu dois m'oublier, ok ? Je ne veux aucun problème Gabriella, me menace-t-il.
— Je suis un problème maintenant ?
— Promets-moi que tu vas m'oublier Whitess.
— Après tout ce que nous venons de vivre tu m'abandonnes ? Comme ça... Hayi, andinakulibala, ndingene ngaphakathi é Tumiko ! Non, je ne peux pas t'oublier, je t'ai dans la peau Tumiko !
Toumi se penche vers moi. Il m'enlace avec douceur et m'adresse un baiser fougueux dont je me souviendrais longtemps.
Je l'aime tellement. Je voudrais qu'il ne s'arrête jamais.
— Au revoir ma Whitess.
— Non Toumi ! Je dis les yeux bouffis de larmes.
— Sois heureuse ma princesse, lâche-t-il avec des trémolos dans la voix.
— Toumiko, ne pars pas, je t'en supplie ! Je t'aime...
Je suis complètement démunie. Toumi ne m'a pas donné voix au chapitre. Il a décidé seul que c'était terminé, et il me laisse seule face à mon désespoir. Ces derniers mois à ses côtés ont été une cure de Jouvence et maintenant je me meurs.
Bien sûr que sa décision est digne. Bien sûr qu'il a raison d'avoir peur. J'ai peur aussi parfois, seulement moi, j'assume mes sentiments. J'aurai voulu qu'il en fasse autant... J'espère seulement qu'il changera d'avis.
*
Les jours passent et se rapprochent inexorablement du jour J, sans que je ne puisse y faire grand-chose. À cause de mon manque de courage, je perds le sommeil et j'ai des cernes d'une circonférence inquiétante. Heureusement, mon travail me permet d'oublier un peu mes soucis.
Je crois qu'on m'a jeté un sort pour que je l'aime autant, ce n'est pas possible !
Toumi fait tout pour m'éviter, il se débrouille même pour visiter Gugu lorsqu'il est certain de mon absence. Parfois, j'ai la chance de l'apercevoir, mais je ne tente jamais rien car il a été clair : Il ne veut plus aucun contact avec moi.
Cela n'empêche que, dès que je distingue sa longue silhouette noire, tous mes sens se mettent en éveil et je ne contrôle plus rien. Si c'est ça l'amour, alors c'est dangereux. Parce que ce que j'éprouve pour lui, est au-delà de tout ce que les mots peuvent expliquer. Manque de chance, je suis fiancée à un autre, et dans quelques jours, je serai mariée.
J'ai du mal à croire que, moi Gabriella Du Quesne, je puisse accepter ce genre de chose. Je ne sais pas comment me sortir de ce pétrin, d'autant plus que ma famille et celle de Johnny se côtoient de plus en plus, et se complètent à merveille.
Ce soir, Papa a organisé une soirée, en petit comité, en l'honneur de Johnny et moi. C'est très gentil de sa part, mais en réalité, j'aurais été plus à mon aise chez moi. Je n'ai envie de rien et encore moins de faire la fête. Mais étant l'une des « stars » de cette petite sauterie, ma présence est inévitable.
D'ailleurs, Johnny a bien saisi l'intérêt de cet évènement, il peut tenter un rapprochement sans que je ne l'envoie balader. Pour l'instant, je parviens à le tenir à distance, mais pour combien de temps encore ?
Pour dire vrai, je n'ai plus la force de lutter contre notre future union. Toumi m'a achevé et je me résigne peu à peu à accepter mon destin.
Les discussions vont bon train et tournent autour de la politique. Mon père trouve que le gouvernement est trop docile avec les gens de couleurs qui commencent à se rebeller en masse.
Miss Berindger, qui est une des diaconesses de l'église, mais aussi une veille amie de ma famille paternelle, se plaint avec vigueur de la révolte raciale qui sévit dans le pays.
Ce que je la déteste cette vieille pie !
Tout est laid dans sa bouche, et j'ai envie de me boucher les oreilles comme une enfant de cinq ans, pour ne plus l'entendre jacasser. Pourtant, je n'en fais rien. Je n'ai pas le courage de contrarier ce petit monde de faux (culs) chrétiens.
Johnny me regarde et me fait signe de sourire. Je lui réponds en étirant mes lèvres sans grande conviction. Pensant me venir à l'aide, il me propose d'aller prendre l'air dans les jardins de la plantation.
Je le suis, en me disant que sa compagnie sera toujours plus agréable, que celle de ces vieux racistes aigris que mon père a invités.
Il se fait tard et l'air humide se rafraîchit. Mon fiancé m'attire à lui et me fixe d'un œil brillant :
— Comment fais-tu Gabriella ?
— Quoi ça ?
— Pour être si belle et si désirable.
— Si tu le dis...
— Sacré caractère ! me dit-il en repoussant une mèche rebelle derrière mon oreille.
— Pfff ! je réponds en haussant les épaules.
Johnny passe ses bras autour de mes hanches. Nos corps n'ont jamais été aussi proches et mon cœur s'arrête un instant.
— Le mariage arrive bientôt ma puce. Je voudrais savoir vers où nous irons, ensemble.
— Ouais...
— Sérieusement Gabriella, j'aimerai qu'on parle de nous.
— C'est à dire ?
— Qui sont tes témoins ?
— Clarisse et Amélie mes cousines germaines du côté de ma mère.
— D'accord... Une fille d'honneur ?
— Marla, mon amie d'enfance.
— Très bien... Comment allons-nous vivre ? Je voudrais ton avis.
— On fera comme tu voudras.
— Pas tout à fait ma jolie; Apparemment tu souhaites rester chez toi et ça ne me dérange pas en soi, mais...
— Mais quoi alors ?
— Qui va s'occuper de la maison ? Si j'ai bien compris tu travailles à plein temps et tu n'as qu'un chauffeur et une domestique, c'est ça ?
— Si tu parles de Ma Gugu, ce n'est pas ma domestique. Il faudra t'en trouver une si tu en as besoin.
— Ok... Mais qui est cette Gugu finalement ?
— C'est Gugu c'est tout, je dis agacée.
— Puis-je la rencontrer ?
— Que cherches-tu Johnny ?
— Mais rien ! C'est juste que si cette femme prend autant de place dans ta vie, il me semble nécessaire de la connaître.
— Je ne sais pas on verra... Retournons à l'intérieur, j'ai froid.
— Gabriella... souffle-t-il avant de d'approcher sa tête de moi.
Mes membres se souquent lorsqu'il pose ses lèvres sur les miennes. C'est notre premier contact intime et je suis tétanisée. Je vis très mal cet instant et Johnny le comprend :
— Tu finiras par m'apprécier ma puce. Je promets que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour te rendre heureuse. Laisse-moi juste une chance... Une toute petite chance, Gabriella.
Je hausse les épaules et me lève aussitôt pour rejoindre nos familles et amis dans le salon. Johnny est à ma suite.
— Ah voilà les amoureux ! s'écrit mon beau-père avec enthousiasme. Nous vous attendions pour le dessert.
Je suis très perturbée par ce qu'il vient d'arriver. Johnny a l'air sincère, je regrette de ne pas l'apprécier à sa juste valeur. Il ne mérite pas que je sois aussi sauvage avec lui. C'est étrange, mais c'est Toumi que j'ai l'impression de trahir en ce moment, alors que c'est l'inverse en réalité.
Papa vient près de moi et me tire de mes pensées :
— Tu nous jouerais bien un petit morceau de piano ma fille, non ?
— Oh oui, ça nous changera de la politique, déclare Tante Edna.
— Non. Vraiment, je...
— Je ne savais pas que tu savais en jouer, s'étonne mon fiancé.
— Oui mais là je...
— Allez je t'en prie Gabriella, montre à Johnny ce que tu sais faire ! insiste ma tante avec malice.
Ce qu'elle peut m'agacer, quand elle fait ça !
Pour ne pas les entendre me supplier plus longtemps, je m'exécute. Je m'installe au piano, puis ferme les yeux.
L'émotion monte en moi car ça me rappelle Maman. C'était son instrument. Elle en jouait presque tous les jours... C'est elle qui m'a tout appris au piano.
Un portrait d'elle trône, en face de moi. Je lève la tête et l'observe un instant, avant d'expirer calmement.
À peine ai-je posé mes doigts sur le clavier, que déjà les premières notes résonnent. À l'écoute de la mélodie, le sourcil droit de Papa se soulève. Ce n'est pas bon signe, mais je continue.
Ah ! Ah ! Vous vouliez que je joue, et bien je vais jouer et chanter même !
Alors que je pianote de tout mon coeur, la musique envahit la pièce. Ma tante circonspecte, comprend ce que je suis en train de faire. Je lis dans son regard la gêne que j'occasionne. Ces joues rougissent. Elle doit regretter de m'avoir poussé à jouer.
Bien fait pour toi, Edna Du Quesne Van Bruchem !
Les quelques invités présents dans la salle m'écoutent sans rien dire. Et après quelques secondes d'introduction, je me mets à chanter de tous mes poumons « Imagine » de John Lennon. Un hymne hérétique, anti-raciste et surtout anti-nationaliste.
Mon père devient livide, lorsqu'il m'entend enchaîner ces couplets qui le répugnent :
[... Imagine there's no countries,
Imagine qu'il n'y ait pas de pays,
It isn't hard to do,
Ce n'est pas dur à faire,
Nothing to kill or die for,
Rien à tuer ou pour lequel mourir,
No religion too,
Pas de religion non plus,
Imagine all the people,
Imagine tous les gens,
Living life in peace
Vivant leur vie en paix
You may say I'm a dreamer,
Tu peux dire que je suis un rêveur,
But I'm not the only one,
Mais je ne suis pas le seul,
I hope some day you'll join us,
J'espère qu'un jour tu nous rejoindras,
And the world will live as one.
Et que le monde vivra uni.
Imagine no possessions,
Imagine aucune possession,
I wonder if you can,
Je me demande si tu le peux,
No need for greed or hunger,
Aucun besoin d'avidité ou de faim,
A brotherhood of man,
Une fraternité humaine,
Imagine all the people,
Imagine tous les gens,
Sharing all the world...
Se partageant le monde ...]
— Merci Gaby ça ira bien merci ! Se désole Papa.
— Mais quelle jolie brin de voix applaudit mon beau-père, qui n'a que faire des conventions.
Sa femme au contraire, est au bord de l'apoplexie. Je crois qu'il lui faut de l'oxygène en barre tant elle est bouleversée par mon art. En bonne Afrikaaner, Josie Van der Noot, rejette tout autre idée que l'Apartheid pour son pays. Et voilà que sa future belle-fille chante le contraire, avec un plaisir non dissimulé.
Intérieurement, je jubile. Pauvre Josephina !
Parmi les convives, personne n'ose rien dire mais les connaissant un peu, j'imagine bien que les avis sont partagés. La grande majorité doit penser que je suis indigne de mon père et que mon futur mari a du souci à se faire.
Peu m'importe ! Il ne fallait pas me provoquer.
— Vous devriez jouer de l'orgue à l'église Gabriella. Mettez votre don pour la musique au service du Seigneur ! m'apostrophe Miss Berindger.
Cette vieille bigote ferait mieux de se taire pour une fois. Qu'elle s'occupe plutôt de sa chorale de retraitées mal accordées !
Miss Berindger est la plus commère de toutes les commères du pays. Je suis certaine qu'elle va informer le comté tout entier de mon inadmissible pêché !
Quant à Johnny il rit à pleines dents. Il m'envoie un clin d'œil en signe d'approbation. Décidément, ce garçon est surprenant. Malheureusement pour lui, quoi qu'il fasse et quoi qu'il dise, mon cœur ne lui appartient pas.
Il ne lui appartiendra jamais !
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*SACP : South African Communist Party (Partie Communiste Sud-Africain)
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