10 | Étincelles

« La bonté de l'homme est une flamme qu'on peut cacher mais qu'on ne peut jamais éteindre »
Nelson Mandela


Quand Tante Edna a dit que je lui « revaudrai ça », je n'imaginais pas un instant que je lui devrais autant, et si tôt. Cette petite escapade chez elle me coûte au-delà des cents Rands promis à Sipho. C'était il y a à peine deux semaines et elle me réclame déjà son dû.

Comme son cadet, ma chère Tante souhaite que je me rapproche de son filleul et pour cela, elle organise un repas demain soir. Je me demande pourquoi  tout le monde dans cette famille refuse de comprendre que je ne veux pas de Johnny Van Der Noot pour mari.

C'est pourtant simple bon sang !

Et puis je ne sais pas ce qu'il me trouve celui-là ! Je me fais presque pitié avec ce long corps diaphane et amaigri. Les relations tendues avec Papa et ma surcharge de travail y sont pour beaucoup; ce n'est vraiment pas joli à voir. Mais il faut croire que Johnny, lui, s'en fiche !

Brrr !

Enfin... Je préfère encore me concentrer sur le travail, plutôt que de penser à mon avenir marital avec ce blondinet que l'on veut m'imposer.

Et j'ai de quoi faire à l'hôpital, car pas une journée ne se passe sans que l'on accueille de nouveaux blessés graves. Tout cela arrive parce que dans les quartiers pauvres et sous équipés de Johannesburg, les habitants se révoltent courageusement contre les nantis blancs.

Si la ville est en feu aujourd'hui, c'est à parce que les policiers exploitent avec un zèle désordonné, le pouvoir qui leur est conféré. À mon niveau, je ne sais pas comment aider ces pauvres gens autrement qu'en les soignant.

Hier encore, une jeune femme noire a faillit perdre la vie, elle se plaignait d'avoir mal au ventre mais à l'accueil, ils n'ont pas jugé son état prioritaire. Elle a donc été renvoyée chez elle, sans jamais avoir vu de médecin. Et, c'est sur le seuil de l'hôpital qu'elle s'est écroulée.

À ce moment-là, je revenais de ma pause avec ma petite stagiaire, nous l'avons immédiatement prise en charge. La pauvre saignait abondamment et ses constantes étaient toutes en alerte.

Noire !

Voilà ce qui lui a valu d'être mise de côté. Le plus triste dans tout ça, est que nous n'avons pas pu sauver l'enfant. L'échographie n'a révélé aucune activité cardiaque... Aucune activité tout court.

Le cri de désespoir qu'elle a poussé lorsque je lui ai annoncé la mauvaise nouvelle a fissuré chacun des murs de l'hôpital, en même temps qu'il a déchiré mon coeur. J'ai demandé au Dr Khöl qu'il la transfère dans son dispensaire. Il a accepté et là-bas, elle a bénéficié d'un avortement thérapeutique à moindre frais.

Tout cela est insoutenable !

Il aurait juste fallu que quelqu'un l'ausculte. Je ne comprendrais jamais, qu'on puisse faire des choix qui se limitent à la couleur de la peau lorsqu'il s'agit de sauver des vies. Un être humain reste un être humain, qu'il vienne de SoWeTo, de Johannesburg ou d'ailleurs !

Hypocrate doit inlassablement se retourner dans sa tombe, à cause de tous ces gens !

Après cet épisode, je demande au Dr Khöl de me transférer définitivement au dispensaire. Ce dernier refuse. De tout évidence il ne souhaite pas se fâcher avec mon tout puissant Papa. J'insiste des jours durant mais le vieux médecin résiste comme si l'ombre de mon paternel planait physiquement sur ma vie !

Dieu que c'est agaçant !

En réalité, je veux simplement me rapprocher de Gugu que je n'ai toujours pas revue. La pauvre ne parvient pas à obtenir le Pass nécessaire à toute personne noire qui souhaite se rendre en ville. Elle a donc demandé à son petit-fils de passer à mon cabinet pour me l'expliquer. Mes joues écarlates trahissent mon émoi. Je suis si heureuse de le voir !

Je profite de l'occasion pour vérifier l'état de son épaule. Toumi me précise qu'il ne s'est pas arrêté de travailler, comme je le lui avais recommandé; il avoue ne pas pouvoir se passer de son maigre salaire d'employé postal.

Nos regards se frôlent, mais jamais ne se soutiennent jamais. Il est si beau ! J'ai l'impression d'avoir toute une fanfare dans mon poitrail, tant il me fait de l'effet.

— Je suis désolé pour l'autre fois. J'ai été dur avec toi, poursuit-il. Tu ne méritais pas ça.
— Ce n'est rien, je ne t'en veux pas. Je vais voir ce que je peux faire pour le Pass de Gugu. Tout ceci est trop injuste !
— S'il n'y avait que ça, marmonne-t-il.
— Que veux-tu dire par là ?
— Des policiers sont venus chercher des adolescents dans notre quartier. Il les ont extirpé de chez eux en pleine nuit, et les ont menacé avec des armes et des fouets.
— Que dis-tu là Toumi ? Ils n'ont pas pu embarquer des enfants ?
— Oh mais ils ne se sont pas gênés ! On n'en connaît même pas la raison !
— Toutes ces émeutes créent des problèmes dont nous n'avons pas besoin.
— Justement, c'est ce que tu ne comprends pas. Mon peuple a besoin de ces émeutes pour crier au monde ce que nous vivons. Nous en avons assez d'être parqués comme du bétail aux confins de la ville, sans aucune eau courante, ni électricité. Assez, d'être traités comme des sous-citoyens. Assez de ne pas pouvoir vivre et travailler dans de bonnes conditions. Et si en plus vous vous mettez à toucher à notre éducation, alors là nous disons mille fois non, et nous nous attaquerons à vos villes, à vos maisons...

Je termine mon auscultation, puis je me poste devant lui :
— Tu tiens un discours sans nuance. Tous les blancs ne sont pas des monstres sans conscience. Pourquoi nous mets-tu, tous dans le même sac ?
— Parce que c'est la réalité !
— Quand comprendras-tu que je suis de ton coté, Toumi ?
— Je connais les liens de ta famille avec le pouvoir, et je n'ai aucune confiance en toi.
— Je ne sais pas quoi te dire...
— Que tu aies de l'affection pour Gugu est une chose, pour autant, ça ne prouve pas que tu sois fiable.
— Je trouverai un moyen de te prouver que je suis fiable, comme tu dis !

Je le défis du regard, et m'attarde longuement sur son visage marqué par des cernes qui en disent long sur son état de fatigue. Je pose une main sur sa joue, et ose lui dire combien il m'a manqué. À ma grande surprise, Toumi me laisse faire.

Je m'approche et dépose sur sa bouche un baiser furtif; un demi-sourire s'esquisse sur lèvres charnues, avant de disparaitre aussi vite qu'il est arrivé.

— Il ne faut pas faire ça Gaby, tu risques gros et moi je joue ma vie !
— J'en ai envie...

Je l'embrasse à nouveau, il me rend mon baiser avec passion cette fois-ci.

Mon Dieu quel bonheur !

Je rêve de son moment depuis si longtemps mais Toumi y met très vite fin :

— Nous vivons dans des mondes parallèles Gaby, je ne pourrai rien t'apporter, dit-il inquiet.

Mes mains encadrent son beau visage; j'aime le contraste de nos épidermes. Mes doigts qui brûlent de passion, parcourent sa peau. Elle est si lumineuse et si jolie.

— Moi, je suis certaine que tu peux m'apporter beaucoup. As-tu oublié Toumi ? As-tu oublié ce à quoi nous rêvions autrefois ?
— Autrefois, nous n'étions que des gamins en quête d'un idéal qui n'existe pas. Nous ignorions tout de la réalité.

Je tente à nouveau d'approcher ma bouche de la sienne.

— Non Gaby ! fait-il en me repoussant énergiquement.
— Alors laisse-moi t'embrasser une dernière fois, je dis en attrapant ses mains solides.

Je fais croiser nos doigts et me rapproche de lui encore une fois.

— Non Gaby ! Ça suffit... Je...
— Quoi ?
— Je tiens à ma vie !

Il ferme les yeux et se crispe. Je sais à cet instant qu'il se concentre pour faire taire ses sentiments. Il a peur de ce qui pourrait advenir s'il se laissait aller, et il a bien raison.

Seulement, j'ai vu l'étincelle dans son regard, j'ai vu qu'il a apprécié de poser ses lèvres sur les miennes, et tout cela nourrit mes espoirs et ma ténacité.

— Promets-moi au moins que nous nous reverrons Toumi.
— Je ne veux rien promettre.
— Toumi...
— Écoute Gabriella, je ne suis pas celui qui te convient. Trouve-toi un gars sérieux. Toi et moi ça ne marchera jamais. Combien je te dois pour cette consultation ?
— Rien, mon Dieu !
— Alors merci Docteur Du Quesne, balance-t-il avant de s'en aller sans jamais plus se retourner.


***

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