34 | Un cœur alourdi
Point de vue Avery
❝ Parfois, celui qui se cache sous mon épiderme devient écrasant et dans ces moments-là, je sais qu'il est prêt à s'envoler. ❞
Progressivement, mes paupières s'entrouvrent avant d'étudier minutieusement ce qui m'entoure. Le soleil tente de s'infiltrer gracieusement à travers les stores, recouvrant les murs d'étranges luisances. Allongée sur mon lit tant réconfortant, je laisse la fatigue assaillir tout autant mon corps que mon esprit. À l'abri des regards, les pensées se succèdent et forment de curieuses réflexions en mon intérieur.
Ce n'est que lorsque la porte d'entrée de l'appartement claque, laissant s'échapper une Tessa énervée et criarde que je me décide enfin à quitter ma chambre. Les membres engourdis, j'ose m'approcher de la fenêtre afin de faire rentrer la lumière. Les stores aussitôt levés, les rayons du soleil inondent la pièce. Éblouie par cette clarté, je ne peux m'empêcher d'observer la vue qui s'impose devant moi. Sous mes yeux, c'est ce même paysage qui m'accueille chaque matinée. Je n'ai pas besoin de plus m'y attarder pour reconnaître les immeubles et commerces.
Au moment où je m'apprête à ouvrir ma penderie, un détail retient mon attention. Là, sur le mur, trône une affiche du ballet "L'oiseau De Feu" où j'ai eu la chance d'y assister avec la troupe, il y a quelques mois de cela. Serena tenait à nous y emmener même si la plupart de nous l'avait déjà étudié, chose recommandée en tant que futur danseur. Ce soir-là, je n'ai pu revenir sans cette photographie. À la fin de la représentation, plusieurs personnes interpellaient les spectateurs dans le but de vendre plusieurs de ces affiches. Et à l'instant où j'ai vu la danseuse représentant l'oiseau, son costume fait de rouge et d'éléments élégants, son allure grandiose et féminine, j'en suis devenue émerveillée. Tout le long du chemin retour je n'ai cessé de sourire, déterminée à l'idée qu'un jour, cette fille pourrait être moi.
Mais il faut croire qu'à l'heure actuelle, la réalité ne semble plus partager le même avis. Les jours défilent et j'ai beau m'entraîner pour mieux progresser, c'est comme si je nageais à contre courant. Je danse mais j'ai depuis longtemps arrêté d'avancer.
Le regard absorbé par la photographie qui me fait face, j'en oublierai presque la longue et anxieuse journée qui m'attend. Ce soir, comme chaque année, les élèves de l'école, tous niveaux confondus, se produiront au théâtre de Seattle. Depuis quelques années, la ville a mis en place cet événement de manière à promouvoir l'école, des dizaines de lycéens en recherche d'établissement pour étudier le sublime art qu'est la danse seront dans la salle. Mais avant tout, Serena et les autres professeurs sont conscients que cette école est loin d'être la meilleure de l'état. Au contraire, elle est sûrement la moins bien classée. Cette représentation est aussi un avantage pour nous, les élèves. En effet, nous sommes dans une période décisive pour notre carrière alors nous nous devons d'étudier dans la meilleure école qui soit. C'est pour cela que chaque année, l'école paye, malgré son faible budget, des professeurs de l'école voisine, la plus réputée de l'état du Washington. Avec un peu de chance, ceux-ci peuvent attribuer une bourse aux danseurs qu'ils trouvent méritants. Inutile de préciser que depuis le début, seulement deux élèves en ont eu l'opportunité.
Cela peut paraître étonnant mais je ne suis plus certaine de le souhaiter. En début d'année, lorsque j'étais encore naïve et débutante, j'aurai accepté sans réfléchir. Seulement maintenant, j'ai assez médité sur la situation. Intégrer une école prestigieuse, bondée d'étudiants tous plus fortunés et talentueux les uns que les autres, nuirait à ma confiance. Pour une fille comme moi, cela consumerait chaque seconde passée à repousser ce malaise ressentit depuis de nombreuses années. Il ne suffirait qu'à un étudiant de me toucher, ne serait-ce que du bout de l'index pour me renverser.
Les yeux fermés, égarée par ma propre conscience, je repousse ces ondes négatives qui tente de me dominer. Sur ma table de chevet, les soudains vibrements qu'émet mon téléphone me font sursauter. Je m'empresse de décrocher lorsque le numéro de Tessa s'affiche à l'écran :
— Pas la peine d'appeler pour me réveiller, je suis déjà debout.
À l'autre bout du fil, je perçois les bourdonnements du moteur de sa voiture.
— J'appelais pas pour ça, crétine.
— C'est agréable de subir ta gaieté matinale.
Tessa souffle mais ne peux s'empêcher de ricaner nerveusement.
— C'était juste pour te dire que je te rejoins dans ta loge, ce soir.
Rien qu'à l'idée du spectacle de ce soir, mon cœur se serre.
— D'accord, je t'attendrai.
— Y'a intérêt, commencez pas le spectacle sans moi !
Plusieurs secondes s'écoulent durant lesquelles aucune de nous deux ne s'expriment, en vain.
— Et réserve-moi une bonne place, assez loin de l'orchestre pour agrandir mes chances de dormir.
— Je vais te....
Tessa ne me laisse pas le temps de répondre. Hâtivement, elle me souhaite une bonne journée et raccroche.
Maintenant seule, je m'active à trouver mes affaires de danse que je rassemble dans un sac. Au moment même où je fouille dans mon armoire ma main frôle un objet froid et fragile qui glace mon sang systématiquement. Maladroitement, je sors ma bouteille d'alcool et l'observe minutieusement. Voilà des semaines que je ne l'ai plus touchée et cette seule pensée suffit à m'effrayer.
Déboussolée, je quitte la pièce laissant la bouteille s'échapper de mes mains. Celle-ci rejoint, dans un bruit sourd, la corbeille qui me sert de poubelle.
☆★☆
Derrière moi, l'école de danse disparaît. Voilà des heures que nous n'avons cessé de répéter. Serena tient à ce que tout soit réalisé à la perfection et malgré son regard de braise, nous sommes tous conscients qu'elle ne cherche que le meilleur pour nous. Avec un peu de chance, ce soir l'un d'entre nous pourrait quitter la troupe l'an prochain.
Mais maintenant, après une journée épuisante à coup de piqués et d'arabesques, je profite du peu de temps libre qu'il me reste pour me promener sous les arbres. En cette période de l'année, ils perdent peu à peu leur manteau de feuilles et celles-ci s'écrasent gracieusement sur le sol. Le silence qui trône autour de moi me permet de discerner les quelques piaillements des oiseaux restants.
Dans ces moments-là, je laisse mon esprit divaguer. Il se faufile entre les souvenirs et me rappelle les moments joyeux que j'avais pu ressentir autrefois, ceux que je m'étais efforcé de faire disparaître. Ma sœur remonte à la surface, je revois son visage, ses expressions singulières, son rire mais par dessus tout, j'entends sa tristesse. À cet instant, les sombres pensées prennent le dessus et dominent les plus adoucissantes. Les scènes effrayantes se rejouent devant moi, c'est comme si j'y replongeais à nouveau. Je perçois les mêmes odeurs, les tremblements et j'éprouve à nouveau ces battements de cœur incessants. Il y aura toujours ces mots et certains cris qui me feront penser à elle, Lindsay. Les souvenirs qui m'affligent peuvent d'une certaine manière, me réchauffer le cœur. Malencontreusement, le plus souvent c'est ceux qui me déchirent désastreusement de l'intérieur.
Cette fois-ci, une bruit de pas m'arrache de ces bras obscurs . Maladroitement, Cole tente de me suivre dans le plus grand des calmes. Lorsqu'il s'aperçoit que je l'observe, il se crispe instantanément et un sourire gênée se glisse au coin de ses lèvres. Lentement, il s'avance vers moi.
— Salut.
Je le dévisage, septique.
— Qu'est-ce que tu fais là ?
Ma voix est faible et le regard que Cole pose sur moi est étrange, il reflète des remords.
— Je voulais te parler. Ce soir on danse ensemble , tu n'as pas oublié ?
Je secoue la tête. Comment le pourrais-je ? C'est de loin la partie du spectacle qui va me demander le plus d'effort. Les actes en groupes ne me dérangent plus, je n'ai qu'à danser pour oublier les danseurs qui s'agitent autour de moi. Mais en ce qui concerne la dernière partie de la représentation, c'est une toute autre histoire. Je dois réaliser mon solo, celui que j'ai répété maintes fois. Je mentirais si j'affirmais ne pas être craintive. Néanmoins avant cela, je me suis vue dans l'obligation de faire un duo avec Cole, chose que je regrette amèrement d'avoir accepté.
— Je sais que tu ne m'apprécie pas beaucoup.
Hésitante, j'ouvre la bouche.
— C'est plus la peine de me mentir, Avery.
Je baisse la tête, intimidée. Alors que je reprends mon chemin, il soupire avant de me rejoindre.
— Mais ce soir, tu vas devoir mettre de côté tes réticences. Tu en es consciente ?
— Si tu es venu pour me faire une leçon de morale, Cole, tu peux t'en aller.
— Interprète-le comme tu veux seulement, notre duo, nous nous devons de le réussir à la perfection. Tu n'as qu'à faire comme aux répétitions et ne pas paniquer.
Son regard luisant d'un éclat vif fait bouillonner le liquide carmin qui coule dans mes veines. Irritée par ces propos, je ne perds pas une seule seconde. Je me retourne afin de continuer ma route, évitant de croiser les yeux de ce jeune homme exaspérant. Il ne me rattrape pas et préfère jurer de cette situation. J'ai toujours considéré Cole comme une personne particulière. Étonnamment, il lui arrive de se montrer bienveillant et parfois même d'adopter une attitude nerveuse lorsque son assurance le quitte quelques instants. Et puis la seconde d'après, le monstre se réveille et les déchire de ses griffes acérées, celles qui réussissent parfois à me rassurer.
Au fur et à mesure que j'avance, les ombres des arbres dansent tout autour de moi. Elles s'agitent au rythme des murmures du vent frais et m'enveloppent d'une surprenante aisance. Je laisse Cole derrière moi, accompagné par sa propre maladresse. Le temps d'un dernier coup d'œil, je peux l'apercevoir se retourner et quitter le parc, la tête baissée. Armé de son aplomb, il m'a blessé en agrandissant mes craintes vis à vis de cette soirée que je redoute tant.
C'est avec le cœur lourd d'anxiété et d'appréhension que je m'autorise, après plus d'une heure soumise à de longues et profondes réflexions à l'abris des passants, à rejoindre l'école de danse. Vidée de tous ces étudiants, son allure s'obscurcit tandis que je récupère mon vélo. Hâtivement, je le détache et m'empresse de monter dessus. Les minutes qui défilent, durant lesquelles je pédale de toutes mes forces, semblent s'éterniser. La nuit tombe petit à petit sur Seattle, emportant avec elle la chaleur conciliante d'une journée ensoleillée.
☆★☆
Le visage qui se reflète dans le miroir, celui qui m'appartient, s'avère abandonné. Sinistre et éteint, l'étincelle s'est envolée, piégée entre les regrets. J'aimerai pourvoir lui ordonner de revenir de façon à ce qu'elle puisse raviver cette flamme propre à chacun. Seulement, elle demeure absente depuis bien trop longtemps pour pouvoir retrouver son chemin. J'ai arrêté tardivement de semer mes pleurs en espérant la voir revenir.
Maladroitement, j'épingle mes cheveux coiffés en un chignon strict. Quelques mèches s'en échappent et je me presse de les laquer. Serena a été claire, rien ne doit dépasser, tout doit être ordonné. C'est pour cette raison que je me torture à raccorder ma coiffure et mon maquillage depuis que j'ai pris possession de cette loge. En attendant l'arrivée de Tessa, je m'efforce de garder mon calme et repousser l'effroi qui tente de s'immiscer en moi. Le temps passe et tout type d'émotions me submergent.
Dans le reflet du miroir, la personne que j'aperçois derrière moi lorsque la porte s'ouvre à la volée me coupe le souffle. Beryl s'avance prudemment vers moi à pas lents. J'ai beau la détester, je ne peux pas nier le fait qu'elle est magnifique. Vêtue d'un costume bleu divinement élégant, sa fine silhouette est mise en valeur tandis que ses cheveux noirs coupés courts font ressortir la forme émaciée de son visage. Lentement, ses yeux saillants étudient la loge. Quand son regard se pose sur moi, un rictus apparaît sur ses lèvres maquillées d'un rouge intense.
— Prête pour ton solo ?
Ses intentions ne sont en aucun cas bienveillantes, elle traduisent simplement sa frustration.
— Je sais que tu aurais voulu l'avoir, Beryl.
— Je le méritais bien plus que toi.
La meilleure chose à faire et de ne pas lui répondre, laisser sa colère redescendre. C'est pour cela que je détache mes yeux des siens à travers le miroir. Observant cette nonchalance de ma part, Beryl se renfrogne. Avec une démarche pesante, elle se faufile dans la pièce tout en me surveillant du coin de l'œil.
— Alors comme ça, Cayden et toi, c'est du sérieux ?
— Quoi ?
Un sourire hypocrite se glisse dans le coin de ses lèvres.
— Vous deux, ça crève les yeux.
Affolée, j'ose lui faire face. Son sombre regard me fait frémir.
— Arrête ça.
Elle hausse le sourcils, faisant mine de ne pas comprendre où je veux en venir.
— Tu essaie de me distraire. Je me suis promis de ne pas foirer la représentation., tu n'as aucune chance.
Mes mains tremblent et j'avale difficilement ma salive. Parler aussi sèchement à Beryl est plus difficile qu'on ne l'imagine.
— Je ne vois pas où tu veux en venir.
Je lève les yeux vers elle. Cette fois-ci, c'est un sourire mesquin qui trône sur son visage. Ses yeux qui se plissent témoignent de l'audace, ils sont menaçants. Mon pouls s'emballe et alors que je suis sur le point de lui demander gentiment de partir, Tessa trouve le moment idéal pour débouler. Ma colocataire s'appuie contre l'encadrement de la porte ouverte, reprenant son souffle. Lorsqu'elle aperçoit Beryl, son expression se fige.
— Mais qu'est-ce qu'elle fait là, elle ?
Beryl fusille Tessa des yeux et j'intime à ma colocataire de laisser tomber, en vain.
— Aurais-tu l'amabilité de foutre le camp ? s'exclame celle-ci.
Je ne peux retenir mon sourire. Majestueusement, Beryl s'avance vers Tessa. Celle-ci ne bronche pas une seule seconde et lui fais face, la tête haute.
— Mais regarde-toi, t'es complètent tarée , murmure agressivement Beryl à Tessa, son regard scrutateur se pose ensuite sur moi. Vous faîtes une belle paire toute les deux.
Sur ce, Beryl quitte la loge en prenant soin de claquer férocement la porte. À mon plus grand étonnement, Tessa s'esclaffe et me contraint à l'imiter. Essoufflée, elle pose sa main sur mon épaule et tente de reprendre son sérieux. Elle m'examine lentement en admettant que mon chignon est mon maquillage sont réussis. Néanmoins, lorsqu'elle remarque ma tenue, elle s'affole :
— Bordel, mais qu'est-ce que tu fous ?
Elle s'empresse de décrocher mon costume de la penderie et me le tend.
— Enfile-moi ça, je veux que tu sois la danseuse la plus sexy ce soir.
Je me déshabille prudemment et alors que je m'apprête à jeter mon jogging à l'autre bout de la pièce, Tessa me stoppe dans mon élan.
— Devine qui t'attend gentiment dans la salle, déclare-t-elle d'une voix mielleuse, un sourire complice ancré sur ses lèvres.
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