Summertime
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(Voir notes à la fin)
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Me voilà enfin de retour au Bill's Pocket.
Difficile de trouver une explication réaliste à ma présence ici. Il y en a plusieurs.
Mais... Elle est là ...
Tout le monde l'appelle Mlle Scarlett, non seulement à cause de la couleur ardente de ses lèvres, mais aussi à cause de la couleur foncée de sa peau, comme un vin sirupeux qui l'aurait transfigurée. Sa voix est quelque chose de fantastique : en sa présence, impossible de rester nerveux ou impassible. Ses tonalités et son velours apaisent la bête sauvage en vous tout en la nourrissant, ils donnent la sensation d'une nuit d'été pluvieuse et humide, du genre qui colle à votre peau longtemps après que l'on soit rentré à l'intérieur pour se rafraîchir. Le seul fait de regarder cette femme ou de l'entendre chanter rend toute ses congénères jalouses, alors que les hommes, les yeux perdus dans sa lumière de lune et le coeur en pâmoison, sur la corde raide, en oublient même de respirer. Mais, lorsque son tour de chant se termine, tous sont à bout de souffle et se demandent bien ce qui vient de se passer durant les minutes égarées sous les lourds cils ombrageux. Elle est une séductrice : c'est comme si ce mot a été inventé juste pour elle.
Je n'avais jamais rencontré personne comme elle et j'ai su, la première fois où ma fonction de détective m'a mené ici, dès le premier pas à l'intérieur du Pocket, que j'étais foutu, condamné.
« ... Et la vie est facile. »
À travers la brume de fumée et les lustres élégants du cabaret, sa voix m'a frappé au ventre et n'a, depuis, pas lâché prise. Est-ce le trouble que cela fait vraiment lorsque l'on tombe amoureux après un long et pénible divorce ? Après la traversée du désert et de l'abandon ? Est-ce même possible ? Avec elle, je le pense bien.
Ce soir, elle porte une robe dorée, qui brille comme si elle venait de sortir d'un bain du whisky le plus coûteux de Bill, le proprio. Une simple chaîne dorée s'enfonce dans son décolleté. Un jour, peut-être que je réussirai à la convaincre de me laisser en voir le pendentif. Je sais que c'est un coeur diamanté, elle le prend entre ses doigts fins parfois. Cherche-t-elle à qui le donner ?
Steve me frappe avec son épaule de bûcheron pour me faire bouger et me recentrer sur la raison de notre présence ici.
Ce ne sera pas ce soir, parce que j'ai un travail à faire.
— Regarde-le, Paul, il est au bar.
Je lui lance un regarde de reproche pour avoir interrompu le charme de la Dame au micro.
— Nous ne sommes pas venus lorgner les dames, Barnes, me réplique mon chef en pointant ma belle jazz woman. Allons-y !
— C'est un ordre, Cap ?
Il lève les yeux au ciel tout en écrasant sa cigarette du bout de sa chaussure, je lui souris et lui assène une claque amicale dans le dos.
C'est juste un autre jeudi soir au Red Light Montréalais.
Il prend les devants, louvoyant entre les couples qui ondulent sur la piste. Il se dirige d'un pas décidé vers le bar, où l'on doit retrouver notre informateur.
Je lui emboîte le pas, plus lentement. Je n'ai de yeux que pour elle, la dame aux cheveux noirs qui me sourit malicieusement, comme si elle savait ce que je ressent ou encore qu'elle se moque de mon air tout retourné. Ce sourire, elle ne le donne pas à tout le monde, j'en suis convaincu. J'y ai même entendu en écho, un gémissement, un mot soufflé hors d'haleine.
Dans mon esprit, mes mains s'emmêlent dans ces boucles d'acajou qui reposent sur son épaule, qui m'invite à s'y déposer, mes lèvres tremblantes, sur sa peau satinée.
En me rapprochant du bar, je tente de calmer le monstre qui s'éveille dans ma poitrine. Deux autres personnes s'ajoutent près de notre contact. Elles apportent une bouffée d'air froid et humide qui me fait frissonner. Mes sens sont aux aguets. Je me sens en cage.
"Les poissons sautent et le coton est mûr..."
— Voici votre boisson, Capitaine Banner, dit la serveuse au bar avec un sourire étincelant et des yeux de biche vers mon supérieur.
Il a ses habitudes ici.
Le suave parfum de la barmaid m'enveloppe alors qu'elle m'ignore royalement avec un haussement d'épaules. Steve pouffe de rire alors que je retiens ma main pour la rappeler.
— Attends poupée ! fait mon Capitaine avec sa plus belle voix. La même chose pour mon collègue je t'en prie, ma belle Corail.
— Bien sûr Cap'taine, roucoule-t-elle.
Puis, elle dépose un verre au liquide doré devant moi et, quittant avec son plateau remplit de consommation, elle se penche sur mon oreille :
— Toi, mon gars, ce n'est pas vraiment ce drink que tu désirerais, hein !
Puis, elle se déplace vers la salle avec son cabaret plein au travers d'un voile de fumée. Par dessus son épaule, elle me lance un sourire rouge sang qui devient moqueur, alors que les doigts de sa main libre glissent sur mon épaule et que ses hanches se balancent au rythme de la mélodie qui continue. C'est hypnotisant.
«Ton Papa est riche, et ta maman belle allure »
J'imagine une autre silhouette, comme une promesse d'avenir, un rêve, un voeu.
Le whisky brûle en un chemin familier dans ma gorge et je dois plisser les yeux dans le rejet de la fumée de cigare pour voir les deux hommes accoudés au bar. Ils se sont placés en barricade de Lucky Stan, notre contact habituel, le cachant à notre approche. Celui du fond est grand et est plutôt un spectateur fasciné tout comme moi par Mlle Scarlett. J'en ai un pincement au coeur et mon poing se serre. L'autre garde du corps de notre contact, armé de son cigare, s'adresse à Steve avec une grosse voix rauque :
— Vous venez encore enquiquiner un de mes gars, les Bleus, hein ?
— Où tu vas chercher une idée pareille, on vient juste déguster un peu de ton si réputé whisky, Bill ! Réplique Steve en levant son verre alors que je reprends une autre gorgée, qui me réchauffe encore plus les sens.
— J'aime pas les poulets en cravates moi !
— Je sais, réplique Steve en posant posément son insigne à l'envers sur le bois vernis du bar. Et c'est pour cela que Barnes et moi, tu nous aimes bien. Car, on est là et qu'on profite du Pockets comme d'honnêtes citoyens de cette belle ville.
— Okay, Banner & Barnes, un drôle de couple, hein ?
Il me reluque de haut en bas. On a des mines appareillées, le Cap' et moi : cheveux courts, coiffés à la brillantine, chemise blanche et veston de lin pâle, pantalon noir à pinces et bretelles. Mes top Martins sont moins chics que celles de mon supérieur, mais nous sommes bien à la page de notre époque. On est deux détectives des Stupéfiants et Mœurs, une nouvelle fois mise de l'avant par le service de police de la ville, afin d'enquêter sur les maisons closes et cabarets du quartier du Red Light. Comme si nous pouvions être les Anges gardiens des bonnes mœurs de toute la populace. Ils ont essayés au début du siècle et ils rebelottent cela depuis plus de vingt ans.
Mais, toutes villes à ses vices, ses douleurs et ses penchants. À Montréal, c'est ici que cela se passe. Le port apporte chaque jour son lot de nouveaux élus, d'espoirs et de désespoirs. Venant des States ou des Vieux Pays, on les accueille, on les reçoit, et tout ce beau petit monde vit ensemble beau temps, mauvais temps.
Et là, c'est l'été 1952, il fait chaud et beau.
« Alors chut petit bébé, ne pleure pas...»
Et nous dans tout ça ?
On essaie de se faire une place au soleil.
— Mon père disait toujours que le meilleur cabaret est celui qui donne la meilleure image. Qu'est-ce que t'en dit Bill ?
— Que ton père parlait trop.
— Il disait aussi que le boss d'un cabaret savait quand il devait se faire des amis.
— Il était flic ton paternel, Banner ?
— Malheureusement aussi ! À Chicago, avant d'émigrer par ici. Il disait aussi que pour s'ouvrir au bonheur, il fallait parfois se salir les mains.
— Là, ton père me semble bien plus sage Cap', avoue Bill le Boss avec un grand sourire.
Il se tourne vers le Grand derrière lui :
— Joe ! Va voir si ma cabine est prête à nous recevoir et demande à Corail de nous y rejoindre.
Mes yeux s'agrandissent. On va être à la table de Bill. Steve à réussi à nous y faire accepter. Cela fait plus d'un mois qu'on travaille avec notre contact pour avoir un lien privilégié. Pour avoir une entente mutuelle : Bill nous ouvre ses portes et nous on ferme les yeux sur le Bill's Pocket et ses transactions illicites.
Ça y est ! D'ailleurs où est ce contact, celui-là ?
Je me penche derrière le Boss et j'aperçois le visage au nez plein de tavelures de Lucky Stan, qui brasse ses cartes doucement en sirotant son verre, un clope au coin de la bouche. Il ne me regarde même pas. Tant mieux. On passe à un autre grade. Il aura eu sa récompense du Boss.
— On peut inviter Mlle Scarlett pour lui offrir un verre ? demande Steve, d'un ton nonchalant vers Bill.
Mes oreilles crépitent et mon souffle s'emballe. Je m'allume une cigarette tout en vérifiant l'ordre de mes cheveux brillants.
— Elle ne cause que l'anglais, l'américaine.
— Justement, j'ai besoin de rafraîchir mes expressions un peu, réplique le Cap'.
— Je peux très bien lui tenir compagnie, croassé-je en manquant m'étouffer avec ma pouffé de tabac.
— Si vous y tenez les gars ! fait Bill en remarquant ma rougeur. Barnes et Banner ? Hein ? Okay.
Bill envoie un de ces gars près du stage où Mlle Scarlett termine sa prestation. Corail s'approche et nous invite à la suivre. Je m'envole sur un nuage en suivant son déhanché. Je m'assoie avec Bill et Steve dans la cabine aux sièges de cuir rouge, entourant une grande table ronde en bois vernie, agrémenté de chandelles en pot de verre rougeoyant au centre. On a une vue imprenable sur la scène. Mes yeux se perdent sur la silhouette dorée.
« Alors tu déploieras tes ailes et tu iras au ciel»
Une bouteille de whisky se dépose sur la table avec six verres. Corail prend place près de Steve et nous sert.
« Jusqu'à ce matin, rien ne peut te blesser. Avec Papa et Maman près de toi. »
La musique s'éteint en une dernière note de trompette et de Sax. Des applaudissements. Elle salue et descend de la scène avec l'aide du gars de Bill. Sa robe miroite, mais pas autant que la beauté de son visage, en dehors de tous ces éclairages de scène. Elle s'approche avec une de ses choristes. Je me lève, ainsi que Steve pour les accueillir.
— Oh ! Gentlemen, what a gallant gesture! Thank you so much. So, who is Barnes and who is Banner ?
Les deux femmes se joignent à nous. Je prend une gorgée du breuvage et je réalise que j'ai déjà terminé mon verre. Steve me sourit et me ressert une rasade :
— Have a nice evening Barnes.
Nous trinquons ensemble, puis je me retourne vers les deux perles noires qui m'observe en levant son verre :
— Cheer Mister Paul Barnes, me susurre sa voix envoûtante.
Je ne suis plus sûr de la suite.
Mais, le Red Lights et le Bill's Pocket ne m'ont jamais parus aussi chaleureux que cet été-là.
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De l'encre dans les oreilles - Défi de @Reidrev de la semaine de fin novembre. Ma chanson désignée était summertime, version musicale par Charlie Parker (https://youtu.be/j1bWqViY5F4). Je me suis permise d'aller chercher celle de la très grande Ella Fitzgerald pour l'intégrer dans mon histoire jazzée. Mme Fitzgerald aurait très bien pu se produire dans un des nombreux cabarets de Montréal qu'on y trouvait dans le Quartier Red Light.
Le Red Light est le quartier chaud de Montréal dès le début du siècle et jusque dans les années soixante-dix. Les autorités policières et religieuses de l'époque ont bien tenté de circonscrire « le mal » qui rongeait la ville depuis le Port de Montréal jusqu'à ses rives nord et est. Aujourd'hui, c'est en gros le Quartier des Spectacles et le Centre-Ville de Montréal, toujours aussi animés et avec une faune de nuit toujours plus éclectique et venant de tous les coins du monde. En bref c'est le cœur de Montréal qui s'anime le jour et la nuit, au rythme des festivals, des boîtes à chansons, des cabarets, cafés, des salles de spectacles et boîtes de nuit.
Porgy and Bess - Summertime George Gershwin
(Enregistré en 1956 par Ella Fitzgerald et Louis Armstrong en 1956)
Summertime,
And the livin' is easy
Fish are jumpin'
And the cotton is high
Your daddy's rich
And your mamma's good lookin'
So hush little baby
Don't you cry
One of these mornings
You're going to rise up singing
Then you'll spread your wings
And you'll take to the sky
But till that morning
There's a'nothing can harm you
With daddy and mamma standing by.
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