Prologue

— C'est un dix sur dix sur l'échelle de la «  culotte en feu  », ce mec ! lance Claire en tapant son cocktail sur la table en verre.

Le bruit cristallin de celui-ci me fait sursauter. Mon amie s'excuse en tapotant ma main comme on s'adresse à une vieille dame.

Je suis aveugle, pas sourde.

— On engage les paris ? Qui sera la première à choper son numéro ? crie Sidonie, déjà bien alcoolisée.

Le froissement du papier m'interpelle : elle vient sûrement de poser un billet au centre de notre tablée, et Claire la suit dans son délire. Puis elle s'adresse à moi, me demande si je participe.

Est‑ce que j'ai envie de balancer mon argent par les fenêtres ? Bien sûr que non. En prime, il y aurait un risque accru que je me ridiculise en parlant au poteau plutôt qu'au mec qu'elles trouvent canon.

Même. Pas. En. Rêve.

Je ballotte ma tête de gauche à droite, rejetant cette mauvaise idée en prétextant préférer me pendre avec une guirlande de Noël que de me taper une honte intersidérale.

— Riley, ne te sous-estime pas. C'est bien connu que les hommes aiment les blondes à la peau porcelaine.

Sidonie est sulfureuse, extravertie, impulsive et très séduisante. Elle adore draguer et plaire. Elle saute sur tout ce qui ressemble de près ou de loin à un pompier, un militaire ou un policier. Autant dire qu'elle aime les tablettes de chocolat, mais pas seulement ceux des coffrets que l'on offre impersonnellement pendant les fêtes de fin d'année. Sid n'accorde de l'importance qu'aux torses musclés et imberbes. «  Next  » les yétis poilus : eux n'ont pas le droit d'être tartinés de chantilly vanillée puis léchés avidement par la rouquine. Son leitmotiv est «  Sex, mojito and chocolate  ». Ce canon de beauté à la crinière fauve et bouclée est la nana la plus confiante que je connaisse. Et ça fait six ans qu'elle fait partie de mon cercle d'amis.

Après avoir offert une douce caresse à ma tignasse, elle interpelle pour la sixième fois le serveur afin qu'il vienne remplir nos verres (sans alcool pour ma part).

La main gelée de Claire effleure mon avant‑bras, libérant un frisson. Je grimace, surprise par la fraîcheur de sa peau. Elle se penche, me chuchote la description de l'homme si parfait qui évolue sous leurs yeux ébahis. Un léger pincement au cœur survient. Privée de la vue, je me sens à la fois mélancolique et ravie que mon amie me partage ses yeux quelques minutes.

— Je dirais qu'il a la trentaine, cheveux courts couleur chocolat au lait, peignés en arrière. Une barbe brune recouvre le bas de son visage, du genre qui doit piquer entre les cuisses pendant le dessalage de coquillage, affirme-t‑elle à moitié hilare, avant de reprendre. Sa bouche est fine, son arc de Cupidon trace un cœur parfait en son centre. Son atout charme ? Le grain de beauté sur sa joue droite, juste en dessous de son œil.

Je visualise chaque détail en élaborant le portrait‑robot de celui qui a l'air de faire tomber les filles. Je l'imagine ténébreux avec un regard prêt à embraser les demoiselles ivres qui se trémoussent autour de lui. Tel un oiseau pourvu de sublimes plumes en pleine parade amoureuse, elles doivent défiler le plus sensuellement possible pour attirer l'attention du beau mâle.

— Oh ! Claire, tu oublies de décrire comment est fringué Mr Apollon ! renchérit Sidonie de sa voix suave.

Je crois que la fièvre lui monte à la tête. Sa culotte doit être trempée rien qu'en imaginant frôler de plus près ce dieu grec qui, j'espère, est doté d'attributs virils plus développés que ceux des sculptures. Mon amie approche encore une fois sa bouche de mon oreille pour continuer à m'offrir une parfaite esquisse de cet homme.

— Le bellâtre porte un slim noir qui moule ses longues jambes, un col roulé gris habille son torse ainsi que ses épaules imposantes, larges et musclées. L'ensemble est rehaussé d'une veste de smoking dans les mêmes tons.

Oh mon Dieu ! Claire est bourrée.

Je le sais à sa façon de parler en mode documentaire animalier. D'ailleurs, si elle ne s'était pas décalée pendant son monologue, je suis certaine que son filet de bave serait entré en collision avec le dos de ma main.

Le pire dans tout ça, c'est que moi, je n'ai pas couché avec un homme depuis mon accident. Voilà quatre ans que seul un petit canard vibrant s'occupe de mon clitoris. Je secoue la tête pour sortir de mes pensées et joue, comme d'habitude, la carte de l'humour et du détachement.

— Il est habillé comme un croque-mort quoi, ironisé-je.

Je tâtonne devant moi, trouve mon virgin mojito et goûte au délice parfumé à la menthe. J'attrape une rondelle de citron que je frictionne sur mes lèvres avant de le croquer. Les picotements éveillent en moi de précieux souvenirs. Maman adorait tamponner l'agrume sur sa bouche après son peeling dominical au sucre. Elle me disait que ça rendait la bouche pulpeuse, plus claire et rosée naturellement.

— Ben si c'est le cas, je veux bien faire la morte pour me retrouver sous ses doigts experts ! enchaîne Sidonie.

— C'est dégoûtant ! raillé-je.

Dans cette ambiance animée où mille sons se mêlent, une sensation de bien-être s'installe peu à peu. Les discussions et la musique se confondent. Dans la salle, un piano joue du jazz, discrètement au départ, et prend maintenant plus de place dans l'atmosphère. Tout en légèreté, le doigté du musicien est fluide. Au fil des notes de plus en plus rapides, j'imagine ses doigts sauter sur l'ivoire et le bois.

La basse ajoute une profondeur à l'ensemble. Ses cordes graves trouvent écho dans la salle, s'appropriant à la perfection la rythmique des battements de mon cœur. Malheureusement, cette plénitude capable de me faire oublier un instant mon handicap ne dure que le temps de quelques partitions. Les verres s'entrechoquent, les émanations des différents alcools et de transpiration s'entremêlent jusqu'à former un bouquet nauséabond. Un ultime fracas ravive des émotions qui n'attendaient qu'un signal pour déborder. Je sors de mon extase et retrouve la réalité : ma vie.

Pour me raccrocher au présent, je tends l'oreille, rattrape la conversation des filles, toujours en train de classer les hommes en fonction de leur physique. Elles ne réalisent pas que ce moment dézingue la dynamique de la soirée et me démoralise plus qu'autre chose. C'était notre jeu préféré, avant... Avant mon accident. Je resserre la mâchoire, contiens la tristesse qui m'assaille soudain, ravale mes larmes et prends la parole :

— Je vais rentrer les filles, bredouillé-je, mal à l'aise.

Je m'en veux un peu de ne plus être capable de profiter d'une soirée avec mes amies, mais la situation me fait mal.

Claire saisit ma main, récupère mon sac, le fait glisser jusqu'à mon épaule. J'accepte son aide puis la gratifie d'un merci presque muet. La porte s'ouvre en libérant le joli son du carillon de l'entrée ; la fraîcheur se lie à la chaleur de la salle d'où nous sortons. Sidonie passe son bras sous le mien avant de se coller à moi pour un tendre câlin. De petits points froids chatouillent ma peau fragile, j'ai la chair de poule. Je devine que de la neige tombe délicatement du ciel. Un flocon se dépose sur le bout de mon nez. Chaque sensation est décuplée depuis mon accident, et même si j'avais du mal à m'y habituer au début, aujourd'hui, ce sont elles qui me permettent de visualiser l'environnement dans lequel j'évolue.

Une odeur de vin chaud se dégage de l'avenue, que j'imagine éclairée par les décorations des fêtes en approche.

Nous marchons ensemble en direction de mon appartement. C'est là que nous allons finir la soirée, dans mon salon à dévorer des sucres d'orge trempés dans du chocolat chaud tout en riant. Voilà comment j'aime terminer mes soirées : juste elles et moi.

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