Chapitre 3 - Pretty Woman

Riley

Six heures, dix-huit minutes et quarante-sept secondes, d'après Siri, et me voilà déjà sous le jet chaud de ma douche italienne. Mon front se presse contre la faïence, permettant ainsi à l'eau de parcourir mon corps. En partant de la racine de mes cheveux, chaque goutte trace son propre chemin. Elles suivent leur destinée. Si seulement j'étais comme elles, je pourrais vivre ma vie sans souci, avec toutes les réponses à mes questions.

L'éternuement qui jaillit de ma gorge me coupe dans mes réflexions trop philosophiques pour un mercredi matin. Je passe mon bras de l'autre côté de la vitre, tapote ma main sur la serviette afin d'essuyer l'humidité, presse le bouton de mon enceinte portable. Une fois la mélodie lancée, je commence à me déhancher comme le ferait Britney Spears sur scène. Heureusement, personne n'est témoin de mon manque flagrant de sensualité. Je pense plutôt ressembler à un éléphant qui tente de se dépêtrer de sables mouvants.

Pretty Woman reste l'un de mes titres préférés. Je chante totalement faux, à tue-tête, prête à déclencher le prochain cyclone qui portera mon nom en mon honneur. Je récupère mon gel douche, pompe deux fois pour libérer le gel senteur noix de coco – même gamme que ma crème pour le corps – et le fais mousser pour me masser. Ma main se balade sur ma poitrine généreuse, ma taille fine, mes hanches larges et pulpeuses, mes fesses rebondies, mes cuisses et mes pieds.

Je laisse couler le filet d'eau brûlante sur mon anatomie, profitant de chaque seconde de bien-être qu'elle peut m'offrir. Quand je décide enfin de sortir de cet espace que je sens embué, j'interroge une fois de plus mon téléphone pour qu'il m'indique l'heure. Les pingouins et les ours polaires doivent me détester et ils ont raison. Je viens de passer exactement quinze minutes sous une cascade bouillante avec la même chanson diffusée en boucle.

Je m'enroule tel un wrap dans ma serviette douce et saisis mes fringues posées sur une chaise à proximité. Ma lingerie en dentelle glisse sous la pulpe de mes doigts afin de dénicher le bon côté pour l'enfiler. Quand je trouve enfin le nœud, je sais que je peux passer mes pieds à l'intérieur pour remonter mon tanga le long de mes cuisses. Une fois parée, je bondis hors de ma salle de bains, revêts une robe pull dont je ne me souviens plus la couleur et entoure mes mèches dans un autre linge.

Lorsque je suis sur le point de m'installer à table pour entamer ma journée de travail, je suis interrompue par la sonnette de la porte d'entrée. Je me déplace doucement en comptant mes pas pour me repérer dans l'espace, pose mes solaires sur mon nez puis ouvre la porte.

— Vous vous rendez compte qu'il n'est pas encore 7 heures ? Et que par conséquent votre musique et votre voix de chat enroué ne sont pas les bienvenues de l'autre côté du mur !? râle une voix suave.

Une belle tonalité, une de celles qui peuvent faire naître des tonnes de papillons dans le bide. Dommage que ce soit l'hôpital qui se foute de la charité. D'ailleurs, je vais lui toucher deux mots de la sale nuit que j'ai passée à cause de lui !

J'inspire bruyamment par les narines et ouvre la bouche, prête à incendier mon nouveau voisin. Mais il ne me laisse pas le temps de répliquer ni de balancer toute ma rage.

— Bon, arrêtez de mater mon corps comme ça, ça devient gênant. Vous m'avez réveillé et j'ai juste eu le temps d'enfiler un pantalon.

Je rêve ou il se prend pour le beau gosse du palier ? Monsieur est d'un égocentrisme révoltant ! Quelqu'un devrait le remettre à sa place. Tout de suite. Et, puisque je suis une gentille voisine, je me propose de le faire – et avec classe, s'il vous plaît !

— Écoutez, Apollon, ironisé-je, je ferai désormais plus attention à ne pas me brûler la rétine à force de vous mater, c'est promis. Quant à vous, sachez que je dormais à poings fermés à minuit quarante-trois quand votre petite amie gémissait bruyamment. Je doute que vous ayez entendu mes jérémiades vu le boucan que vous faisiez, mais j'ai tapé sur le mur plusieurs fois, en vain.

Un rire discret le traverse. Il est apparemment très fier de ses ébats d'hier soir.

— Vous avez perdu vos lunettes de vue ? s'enquiert‑il en changeant de sujet.

— Comment... ça ? balbutié-je, interdite.

— Vous portez des solaires à l'intérieur.

Son inflexion encore plus sérieuse que la précédente me déstabilise. Je suis aveugle, mais c'est lui qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Je décide donc de ne pas lui révéler ma cécité, par peur qu'il ne s'en serve à son avantage ou se mette soudainement à faire montre d'une pitié déplacée. Je déteste ça.

Je m'efforce de lui répondre d'un ton convaincant, comme si je pouvais voir chaque détail de la scène : fastoche ! C'est fascinant de découvrir à quel point les gens peuvent être crédules, surtout quand ils ne cherchent pas à vous connaître et se contentent de taper à votre porte pour vous incendier.

— Vous avez terminé avec vos plaintes, donc ? Cool, alors je ferme le bureau des pleurs en ne vous souhaitant pas une agréable journée !

Énervée, je repousse violemment la porte contre son visage, sourde à ses vociférations.

Je retourne à mon clavier spécialisé et pianote, passant la pulpe de mon index sur chaque touche. Je planche sur l'orthographe et la conjugaison pour éviter les fautes au maximum. Heureusement, quand j'hésite, je n'ai plus qu'à dicter à mon ordinateur ce que je souhaite écrire et celui-ci inscrit avec exactitude mes demandes – du moins, lorsque j'articule correctement.

Marie immerge son corps dans un bain presque glacé. La fraîcheur l'aide à réfléchir, à poser ses idées, mais également à se détendre. Elle apprécie les picotements qui envahissent ses membres, les frissons qui se déploient sur l'ensemble de son corps. Elle se vide l'esprit. Elle plonge ensuite l'entièreté de son visage sous l'eau, prend quelques secondes pour écouter les battements de son cœur puis souffle par le nez pour expulser l'air en des milliers de petites bulles qu'elle ne verra jamais. Une fois son visage à nouveau en contact avec l'air, elle pose son crâne contre le rebord gelé, se triture les méninges, cherche les éléments qui lui auraient échappé. Pourquoi sa voisine se serait fait assassiner ? Elle était si joyeuse et agréable. Tout le monde l'appréciait.

— Pas comme mon nouveau voisin... Mais au moins quelqu'un aurait de bonnes raisons de lui tirer une balle dans la tête.

Je reprends l'écriture de mon roman, dans lequel la protagoniste aveugle se trouve soudainement impliquée dans une affaire de meurtre. Pour moi, il est évident que les personnes en situation de handicap sont largement sous-représentées dans la littérature. Voilà pourquoi je me suis autoproclamée porte-parole du genre. À ce jour, j'ai écrit trois romans, chacun mettant en avant la vie de personnages atteints de cécité. Je suis à même de comprendre les problématiques que soulève cet état, mais également comment nous nous comportons, comment nous percevons le monde avec nos autres sens. Ainsi, je me concentre sur les sensations du corps et de l'esprit plus que sur les détails visuels d'une scène. Certaines personnes, qui lisent mes romans en braille, sont aveugles de naissance et ne peuvent donc, en aucun cas, se reconnaître dans un roman qui déballe tout un speech sur la couleur d'un slip.

Pensive, je trempe mes lèvres dans mon verre de jus d'orange et pousse un soupir serein.

— EH ! LA VOISINE !

En colère, mon voisin de palier braille derrière la cloison.

Et c'est reparti ! J'ai eu, quoi, à peine dix minutes de tranquillité ?

Je le déteste déjà.

Un claquement de porte, des pas lourds d'ours mal léché et un grognement proche de l'homme des cavernes débarquent encore une fois sur mon paillasson. Il martèle la sonnette avec rage, comme si j'allais courir dans toute la maison.

— Oh ça va, j'arrive ! Je ne suis pas sourde ! lancé-je. Juste aveugle...

J'ai murmuré ce dernier mot. Je vais devoir le croiser le moins possible et garder mon petit secret à l'abri de ce rustre mal luné.

— Vous avez vidé le cumulus d'eau chaude !

Ah oui... Ma douche matinale était peut‑être un peu trop longue – et trop chaude –, mais tellement agréable que je n'ai pas pu résister. À sa place, j'aurais aussi été au bord de la crise de nerfs. Mais voilà, je refuse de lui donner raison et de m'excuser. Ma fierté n'est pas étrangère à cette histoire.

Je récupère mes lunettes de soleil, les pose sur mon nez puis ouvre la porte et croise mes bras.

— Vous pouvez prendre votre douche ce soir, n'en faites pas tout un drame. Les caprices sont réservés aux enfants de moins de six ans.

Je l'entends souffler. Un bref soupir lourd de tensions. Mon oreille détecte un bruit distinct, tout près de mon visage. Je suis presque certaine qu'il vient d'appuyer son avant‑bras sur le chambranle, créant soudainement une proximité étouffante. Son haleine mentholée se dépose sur mon front puis glisse vers ma joue. Je déglutis avec difficulté, ouvre la bouche pour mieux respirer, mais je me sens oppressée. L'air se raréfie, mes mains deviennent moites. Il est si proche que je peux presque sentir son souffle sur ma peau. Je retiens le mien, me sentant à la fois attirée et repoussée par cette proximité troublante. L'espace se rétrécit, les secondes semblent durer une éternité, je me demande quel sera son prochain mouvement, sa prochaine parole.

— Si vous voulez une guerre de voisinage, sachez que je suis armé et que je ne manque d'aucune ressource pour vous enquiquiner, me prévient l'emmerdeur d'une voix rauque et menaçante, au creux de mon oreille.

Je ne comprends pas pourquoi, mais le timbre de sa voix m'émoustille soudain ; c'en devient même flippant pour ma dignité. On dirait qu'il n'est pas du genre à accepter les défaites ni que quelqu'un se dresse entre ses plans et lui. Dommage, je n'aime pas les gens qui se plaignent pour un rien. Or, c'est exactement ce qu'il fait.

Je bombe le torse et recule d'un pas, puis deux, pour me défaire de son aura.

— Enquiquiner ? Mais quel âge avez-vous ? me moqué-je ouvertement.

— Je prends ça pour un acte de guerre, miss. Reste à voir qui quittera son appart en premier !

Mon désormais adversaire termine sa phrase puis s'enfuit dans le couloir extérieur.

— Oui, c'est ça ! Mais vous allez perdre à ce petit jeu, espèce de... argh !

Je me suis lamentablement emportée. Ma tranquillité vient d'être bousculée, mais ce n'est pas parce que je suis aveugle que je suis faible. Je vais me battre pour qu'il dégage d'ici !

La guerre est déclarée !

Pretty woman, walkin' down the street,

Pretty woman, the kind I like to meet,

Pretty woman, I don't believe you, you're not the truth,

No one could look as good as you, mercy.

Pretty Woman – Roy Orbison

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top