Chapitre 1 - Somewere Over The Rainbow

Riley

Je tourne la clé dans la serrure de mon appartement puis me dirige vers l'ascenseur à l'aide de ma canne télescopique et presse la touche d'appel (toujours aussi froide). Mes doigts partent à la recherche du bouton du rez-de-chaussée.

J'ai eu la chance incroyable de trouver ce logement à la suite de mon accident. Après être sortie du coma, j'ai dû réapprendre à vivre. Perdre la vue m'a obligée à me confronter au monde d'une manière différente et fait réaliser à quel point mes sens avaient toujours été sous-sollicités. J'ai aussi dû passer au-dessus de mon traumatisme pour devenir rapidement autonome : je ne voulais l'aide de personne, refusant d'être un poids pour mes proches. Il m'a fallu travailler les déplacements sans la vue, m'initier à la lecture en braille, me débrouiller pour mes courses ou encore faire fonctionner mon oreille pour repérer et reconnaître les bruits du quotidien.

Après mon accident, j'ai cherché refuge chez Sidonie et noyé ma tristesse dans un océan de chocolats, de bonbons et de vitamines. Jusqu'au jour où j'ai trouvé la force de me mettre un coup de pied aux fesses pour avancer. C'était pile au moment où Claire est tombée sur l'annonce de M. Elis, mon propriétaire. Il était grand temps pour moi de prendre mon envol.

Ces deux dernières années, j'ai pu profiter du calme de cette résidence bien placée. Mais ce n'est plus le cas. Depuis ce matin, les couloirs sont le théâtre de va-et‑vient bruyants et incessants, de rires joyeux et de meubles qui grincent en glissant sur le sol. Les travaux du voisin sont terminés : il emménage.

Canne à la main, je quitte la cabine et me dirige vers le hall, où se trouvent les boîtes aux lettres. Mon doigt effleure la pastille à la recherche du numéro 10, inscrit en braille. J'enfonce la clé dans la petite encoche pour récupérer le tas de papiers, déposés par le facteur à l'aube. Puis j'opère un demi-tour précis pour rejoindre l'ascenseur. Les portes coulissent pendant que le vent extérieur fait valser mes longs cheveux blonds.

Soudain, je distingue des bruits de pas dans mon dos ainsi qu'une odeur familière qui m'interpelle. Je ne respire plus, mon esprit s'égare.

Des notes de fève de tonka et de vanille épicée m'envoûtent et éveillent une torsion dans mon estomac. Cette fragrance me ramène aux souvenirs d'enfance, quand j'aimais tant me rendre dans la parfumerie où travaillait notre voisine. Elle me gardait de temps en temps, et à chaque visite je filais en secret dans le rayon homme pour vaporiser un peu de ce parfum sur un bâtonnet de papier.

Perdue dans cette valse de réminiscences, je me retourne et me heurte à ce qui me semble être un torse dur. Déboussolée, je vacille, soudain privée de ma canne.

— Faites attention ! s'exclame l'inconnu avec rigidité. C'est ça de trop boire !

— Pardon ?

— Vous ne voyez pas que je suis au téléphone ?

Non, je suis aveugle, Ducon !

Voilà ce que j'ai envie de crier, mais mes cordes vocales refusent de coopérer. Je suis encore bien trop perdue pour lui beugler que je suis aveugle. Et puis, j'entends que M. Mal-Luné a déjà déserté le hall pour monter à toute vitesse l'escalier, le téléphone probablement vissé à son oreille.

— Où est cette fichue canne ? râlé-je.

Je pensais que seul l'écho allait me répondre, mais je suis interrompue dans ma recherche par une odeur de jasmin et des petits bonds de coton qui martèlent le sol qui m'alertent de la présence de Simone et d'Azalée, son caniche un peu craintif.

— Oh ! Bonjour, Riley. C'est ça que vous cherchez ? claironne la vieille dame.

La main chaude et ridée de Simone se pose sur la mienne. Elle m'invite à montrer ma paume pour y glisser le bout de ma canne. Je la gratifie d'un sourire et la remercie. L'octogénaire vit au rez-de-chaussée. Elle déballe son habituel sermon à propos du manque de civilité des gens puis se propose de me lire mon courrier autour d'un café. En quête d'un peu de compagnie, elle n'hésite jamais à frapper à ma porte pour faire le plein de caféine ; et de petits gâteaux à la cannelle.

Quelques heures plus tard

J'affronte le froid polaire pour me rendre au café voisin : j'ai besoin de chocolat. L'épaisse écharpe qui recouvre mon nez permet de ne pas assécher ma peau déjà fragile, mon bonnet cache mes oreilles congelées et mes gants protègent mes doigts. Sincèrement, j'ai l'impression de vivre en Laponie. D'ailleurs, Évelyne a indiqué ce matin que la température extérieure ne dépassait pas les moins deux degrés, et moi, je fais confiance à Dame Météo !

Je traverse la route grâce au « bip  » du bonhomme vert, puis me poste devant la porte du café, pressée de me mettre à l'abri. La porte s'ouvre sur un Armand jovial – d'après le timbre de sa voix. L'homme place sa main sur mon épaule et m'aide à me diriger vers une table. Enfin, ma table. Celle sur laquelle je viens me poser presque tous les jours avant de commencer ma journée. C'est ici que j'arrive à récolter un peu d'inspiration pour mon roman. Je fais partie des rares auteurs qui éditent leurs histoires en braille.

Avant d'être aveugle, je voulais devenir vétérinaire. J'avais entamé mes études dans ce domaine, même si j'aimais déjà écrire, et surtout lire. Il m'arrive encore de feuilleter un roman pour me souvenir de la sensation du papier sous mes doigts, de l'odeur de l'encre ; de comment c'était de détailler les couvertures des bouquins, artistiques pour certaines.

Un picotement survient, là, dans ma cage thoracique, alors je bois une gorgée de chocolat chaud, seul remède efficace contre la déprime. J'aime la légère mousse de lait qui tapisse mon palais et la chantilly pour satisfaire ma gourmandise. Mais je sais que ce plaisir masque seulement ma douleur : il ne soignera jamais mes traumas. L'accident de voiture ne m'a pas seulement privée de ma vision, il m'a aussi retiré mes parents.

Je vivais encore sous leur toit, le temps de finir mes études ou de me poser en colocation avec Mathieu, mon petit ami de l'époque. Alors que je me voyais déjà mariée et mère de six boules de poils – et peut‑être d'un ou deux enfants –, lui est rapidement passé à autre chose pendant mon absence. Par «  mon absence », entendre « le temps que j'ai passé à l'hôpital dans un profond coma ».

Je lui en ai longtemps voulu, mais aujourd'hui je ne le blâme plus. Mon avenir était incertain, j'étais branchée H24 à toutes sortes de machines à cause d'un foutu chevreuil planté en plein milieu de la route cette nuit‑là.

Bambi m'aura causé tant de tristesse...

Depuis ce jour, notre vie a basculé.

Un seul coup de volant a suffi pour nous éjecter du pont, telles des marionnettes désarticulées. Nous avons plongé dans les eaux sombres et glacées de la Seine. Cet accident est gravé en moi, une scène d'horreur que je ne peux effacer de ma mémoire. Je visualise encore les doigts de mon père enfoncés dans le volant dans un dernier geste de désespoir. J'entends le crissement des pneus sur la route humide mêlé à la musique. Somewhere over the Rainbow passait à ce moment‑là, comme si le destin lui-même nous avait envoyé un signe funeste. L'impact terrifiant de notre voiture contre la barrière en métal reste à jamais gravé dans ma mémoire.

Mon crâne a été projeté d'avant en arrière, dans une danse macabre qui a laissé de profondes blessures, en plus d'un traumatisme. L'obscurité du coma m'a ensuite tenue dans ses filets pendant plus d'un an, captive de ses nuits interminables. À mon réveil, la réalité s'est révélée impitoyable. J'étais seule, orpheline. Mes parents étaient devenus des fantômes, ne me restait qu'un trou béant dans le cœur.

J'ai contemplé l'idée de mourir. Les ténèbres offraient une échappatoire, une issue définitive à cette souffrance insurmontable car, en plus d'avoir perdu ma famille, je n'avais plus mes yeux.

Après un dernier frisson, je reprends mon roman en sirotant mon chocolat aromatisé à l'orange. La clochette tinte pour nous avertir, mon ami et serveur Armand et moi, de l'arrivée d'un nouveau client. L'air extérieur pénètre dans le café, je hoquette discrètement lorsque la fève de tonka vient de nouveau chatouiller mon nez.

— Un café serré, s'il te plaît.

Cette voix grave, suave, résonne dans ma poitrine. Je reste immobile et plonge mon visage dans mes écrits pour mieux me cacher.

Ne regarde pas par ici...

Armand active la machine tonitruante qui torréfie les grains de café. Ce vacarme pourrait réveiller un ours en hibernation au fin fond de l'Alaska.

— Tu es nouveau dans le coin ? s'enquiert le serveur, avide de nouvelles rencontres.

— Je suis en plein emménagement dans l'immeuble d'en face.

J'imagine l'inconnu – mon nouveau voisin, donc –, pointer du doigt notre résidence.

— Oh ! comme Riley ! Je dois absolument vous présenter.

Je fais illico glisser mes affaires dans mon grand cabas en rotin, termine cul sec ma tasse encore fumante, m'arme de ma canne puis m'enfuis le plus discrètement possible, prenant gare à ne bousculer personne, avant que l'on ne me force à faire copain-copine avec M. Ducon. Heureusement, j'étais installée à proximité de la sortie pour faciliter mes déplacements.

Sur le chemin du retour, je peste intérieurement contre mon nouveau voisin. Ce n'est tout de même pas de chance. Je vis à côté d'un homme exécrable. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens que nous allons souvent nous croiser.

Malheureusement.

Someday I'll wish upon a star

And wake up where the clouds are far behind me,

Where troubles melt like lemon drops,

Away above the chimney tops.

That's where you'll find me

Somewhere over the rainbow.

Somewhere over the Rainbow – IZ

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top