PARTIE 3 - Chapitre 1
Hëna :
Les larmes n'avaient cessé de couler. Une nuit, puis deux, Hëna passait son temps coincée dans sa chambre, à refuser la présence de ses amis. Elle se demandait ce qu'elle avait fait pour mériter la perte de la seule chose qui était bien dans sa vie, la seule chose qui lui donnait envie d'être une bonne personne. Elle essayait parfois de s'imaginer retourner en classe, s'asseoir auprès de Pandore, et lui sourire d'un air quelque peu prétentieux, mais cela n'arriverait plus, plus rien n'arriverait, et cela lui déchirait le cœur.
Au début, c'était de la tristesse, beaucoup, beaucoup de tristesse. Beaucoup de larmes. Le premier lundi après sa mort, Hëna se traina jusqu'à son premier cours, où tout était étrange, et elle éclatait en sanglots le plus silencieusement possible au fond de la classe. Mélodie essayait de la consoler, lui disait des paroles rassurantes, Kellan tentait de la distraire, de lui proposer des activités qui lui changeraient les idées, et Orion l'observait avec pitié. Tellement de pitié. Tellement de regards. Tellement de personnes qui ne comprenaient pas qu'Hëna puisse souffrir. Et cela la détruisait, de se sentir aussi faible au milieu des autres...
Alors, au départ, c'était de la tristesse. Puis celle-ci s'est vite transformée en colère. D'abord, il y a eu les vacances d'hiver, les fêtes en famille, et la solitude profonde qu'elle ressentait en elle. Elle était devenue une véritable bombe à retardement ; elle avait tout mis de côté un instant pour garder la face devant sa famille, mais elle n'était plus loin de craquer et tout envoyer valser. En retrouvant les murs gelés de l'université Villarian, tout lui était revenu comme jeté à sa figure : la colère, la peine, le manque. La haine, la douleur, le vide.
Hëna était donc d'abord très en colère contre elle-même. Bien sûr, tout était de sa faute, et elle méritait de souffrir, plus que tout. C'était elle qui méritait la mort. Sans elle, Pandore aurait été bien plus heureuse, et n'aurait jamais risqué de perdre sa vie si précieuse. Elle serait allée loin, aurait réussi, serait probablement devenue connue comme la plus grande magicienne du monde... Pandore avait mérité une vie bien plus douce, bien plus éloignée de tous ces maux qu'Hëna avait pu lui causer, et pourtant elle n'avait pas pu l'avoir. Hëna méritait de souffrir, et méritait toute la haine qu'elle s'inffligeait.
Mais après les regards, les murmures derrière son dos, la pitié. Hëna en voulait à tout le monde, elle haïssait tout le monde. Elle était tellement en colère, et pathétique. Pathétique de pleurer sans cesse, de ne pas pouvoir contenir sa peine, même au beau milieu de la foule. Elle avait tant de rage, de haine... Et c'était frustrant, tellement frustrant, d'avoir tant de sentiments et de ne pouvoir en exprimer aucun... Elle avait la sensation qu'un volcan naissait en elle chaque jour, prêt à faire irruption, mais que quelque chose bloquait la lave et la forçait donc à se brûler intérieurement.
Et puis la réalisation. La colère se multipliait en elle, bouillonnait dans ses veines, et elle comprit qu'elle n'avait jamais été aussi enragée. Cela lui donnait des vertiges. Elle vivait dans un constant vertige. Si Pandore était morte, c'était pour une raison. Quelqu'un l'avait tuée. Quelqu'un l'avait choisie, et avait décidé de lui voler sa vie. Quand tous les liens furent faits dans son esprit, Hëna crut qu'elle mettrait le feu à sa chambre, et le bâtiment entier, tant elle perdit contrôle. Elle était prête à tout. Elle était prête à déclencher une guerre si ça lui permettait de rendre justice à Pandore, et apaiser sa haine. Ne serait-ce qu'un peu.
Elle pensa aux enfers, à Eurydice tragiquement tuée, et la solitude violente d'Orphée, prêt à tout pour la récupérer. Elle songea à Orphée, qui traversa les enfers pour la récupérer. Hëna était prête à faire cette catabase, à rejouer le mythe, à retrouver Pandore dans le monde des morts et l'accompagner jusqu'au jour levant et la vie nouvelle, sans se retourner. Elle était prête à affronter n'importe quelle épreuve pour lui insuffler un souffle de vie.
Après un cours, dont Hëna n'avait rien écouté, Kellan lui demanda de venir avec lui. Elle était d'abord réticente, mais son ami lui prit la main et la força à le suivre. Elle se laissa alors porter, comme si cela lui permettait d'abandonner sa vie quelques secondes, et que de toute façon plus rien ne l'importait. Kellan la mena alors dans la salle de théâtre, et Hëna manqua de fondre en larmes en détaillant ce lieu qui lui rappelait tant Pandore. Les sièges étaient d'un rouge foncé, tournés vers la scène comme s'ils passaient leur temps à la contempler, l'admirer. Les rideaux bordeaux étaient fermés, mais Hëna savait que derrière ceux-ci se cachait le piano à queue, auprès duquel, Hëna avait pu profiter d'un bon nombre d'instants volés avec sa rivale. Les yeux d'Hëna se fermèrent instantanément, elle ne pouvait pas y songer plus d'une seconde sans sentir une vague immense la submerger... Tant de moments auxquels elle n'avait pas assez profité, tant de moments qui auraient été merveilleux si elle avait su s'avouer ses sentiments...
— C'est bon, tu as bien admiré ? demanda Kellan en plongeant son regard dans les yeux bercés de larmes d'Hëna, qu'elle avait fini par rouvrir.
Celle-ci acquiesça vivement, se perdant dans le flou de ses émotions. Pourquoi l'avait-il amenée ici ? Pourquoi remuer le couteau à ce point dans la plaie ? Kellan se plaça face à elle, assez proche, de manière à ancrer ses yeux aux siens, il plaça ses mains sur les joues de son amie, et d'une voix déterminée, débita :
— Hëna. Je sais que c'est dur, on le sait tous. On sait que tu regrettes beaucoup de choses, et que t'aimerais revenir dans le passé. Mais tu ne peux pas te laisser aller ainsi, d'accord ? Tu es forte. Tu as toujours été la femme la plus forte que je connaissais, tu as toujours été incroyable, intelligente, déterminée et magnifique, tu le sais ça ? Tu peux t'en sortir et aller loin, t'as encore tant de choses à accomplir.
Hëna tenta d'acquiescer, des larmes brûlantes menaçant de couler, les bras ballants et les mains tremblantes. Même déglutiner lui paraissait irréalisable, elle tenta de se redresser légèrement et reprendre bonne allure.
— Tu ne vas pas te laisser abattre, parce que tu mérites de vivre. Dis-le.
— Je ne vais pas me laisser abattre...
— Parce que ?
— Parce que je... Je mérite de vivre, bafouilla-t-elle sans conviction.
— Pandore aurait aimé te voir heureuse.
— Non.
Hëna n'avait pu s'empêcher de sentir son cœur tressaillir à l'évocation de son nom. Et elle frissonna d'autant plus suite aux mensonges de son ami. Il avait l'air si sûr de lui et pourtant il n'en savait rien. Pandore avait toujours voulu la voir tomber, et ce désir était réciproque. Elles avaient passé plus de temps à se haïr qu'à s'aimer.
— On n'a pas pu s'aimer suffisamment pour vouloir le bonheur l'une de l'autre, parvint-elle à articuler.
— Peut-être qu'elle le voulait en cachette. Peut-être qu'elle aimait te voir sourire, tout comme toi tu adores cela.
Le contact de sa main contre ses joues était si doux, Hëna regretta que ce ne soit pas Pandore. Elle regretta que ce ne soit pas les caresses si douces qui lui promettaient que tout n'était qu'un cauchemar et que tout irait mieux, qu'il suffisait de se réveiller. Les paroles de Kellan semblaient lointaines, comme dans un rêve, un monde parallèle, et Hëna était incapable de se concentrer sur lui. Elle n'était plus là.
— Ecoute-moi. Tu n'es pas seule, on est là, on est tes amis, et tu vas t'en sortir, parce que tu es forte.
— Je vais me venger.
— Non, non, Hëna, tu dois prendre soin de toi.
— Qu'est-ce que j'en ai à faire, hein ? Qu'est-ce que j'ai à perdre ?
— Hëna, tu penses peut-être n'avoir rien à perdre sur le moment, mais ce qu'il faut que tu prennes conscience, c'est que tu as encore tout à gagner.
— Comme quoi, qu'est-ce que je pourrais vouloir gagner ? cracha-t-elle, amère.
— Tu peux encore réussir tes études et avoir une belle vie... C'est ce que t'avais toujours voulu.
Personne ne pouvait comprendre. Et la frustration et la tension envahissaient les poings fermés de la jeune fille jusqu'à blanchir ses phalanges. Hëna était sur le point de s'énerver, de hausser le ton, mais elle essaya de se contenir pour ne pas trop inquiéter son ami. Elle perdait peut-être la raison, mais il lui restait suffisamment d'estime de soi pour ne pas totalement lâcher le contrôle. Mis à part ses crises de larmes en classe.
— Ce n'est plus ce que je veux, Kellan. Je n'ai plus envie de rien, tu ne comprends pas ça. A par venger Pandore, je ne souhaite plus rien.
— Pas même être heureuse ?
Elle secoua la tête en silence, et Kellan baissa les yeux, puis reprit :
— Nous on est tes amis, et on veut te voir heureuse.
— Dis-moi, est-ce que t'arrives à voir une seule personne heureuse ici ? demanda-t-elle avec de grands gestes, faisant voleter ses cheveux rouges. Je veux dire, dans cette école ? Est-ce qu'une seule personne te semble saine d'esprit ?
— Tu as raison... C'est normal d'être touché par de si tragiques évènements, mais ce n'est pas pour cela qu'il faut tout abandonner. Un jour ça ira mieux.
— Je sais, Kellan, et je n'abandonne pas tout. Il me reste Pandore.
Hëna observa Kellan plisser le front, en soupirant, dubitatif. Il devait se dire qu'elle devenait folle et qu'elle risquerait de faire des choses qu'elle finirait pas regretter plus tard... Mais Hëna n'en avait plus rien à faire, elle n'avait qu'une envie, c'était foncer. Peut-être pour rencontrer un mur, ou le danger lui-même, mais cela ne comptait plus. Elle coiffa ses cheveux et essuya rapidement ses joues d'un coup de manches.
— Mais je suis d'accord, Kellan, murmura-t-elle en rapprochant son visage de son ami pour lui offrir un rictus, le menton levé. Il est temps pour moi de me reprendre en main.
Il esquissa un sourire, mais au fond de lui il ne savait plus si c'était une bonne chose ou non.
Hëna était déterminée. Et sa colère embrasait cette détermination. Plus le temps passait, plus son désir de vengeance grandissait. Elle était prête à tout. Même à détruire le monde, et elle avec, s'il le fallait.
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