Un soleil pour deux


Son cœur criait à plein souffle, mais mes sens, engourdis par le vacarme du monde, n'ont pas su recueillir son mal.

*****

_  Gamin, approche. T'as mal serré les roues.

La voix de Giovanni était rauque, râpée par des années de cigarettes et de nuits courtes. Il s'est accoudé à l'aile de la vieille Alfa Romeo Giulietta pour m'observer travailler. Le néon clignotant crache sa lumière sur sa silhouette massive, mais déjà vouté.  Il a ce don de détecter la moindre erreur, la plus petite négligence. Moi, j'aspirais à son savoir, à son regard expert qui comprenait  tout sans le moindre effort. Mais ce soir-là, je ne cherchais pas à l'impressionner, la fatigue me tirait par les manches. Je rêvais d'un lit, d'un plat chaud, de silence.

_ Je m'en occuperai demain, marmonnai-je, essuyant mes mains noircies sur mon pantalon. Il se fait tard, et on n'a rien à manger. Je vais cuire quelques pommes de terre à la vapeur, que nous allons accompagné avec la sauce bolognaise qui reste des pâtes d'hier. Nos papilles résignées, avalent sans passion ce que je prépare en moins de vingt minutes chaque soir. 

J'avais déjà fait quelques pas vers la porte quand sa voix m'arrêta net.

_ Reviens ici. Demain, je pourrais ne pas être là.

Sa phrase me percute comme un poing. Giovanni, d'habitude muet comme une pierre, lâche ces mots qui sonnent comme un présage. Sa cigarette au bord des lèvres commence à m'inquiéter, ces derniers temps il fume plus qu'il ne parle. Pourtant, je me retournai en soupirant, reprenant les outils avec une résignation que je n'essayais même plus de cacher.

La première fois que j'avais vu Giovanni, je lui avais donné bien plus de cinquante ans. Ses cheveux, ses gestes lents, sa façon de fumer en fixant l'horizon comme s'il portait tout un passé sur ses épaules m'ont trompé.  Moi, à onze ans, les maths c'était pas mon truc. Dans ma tête, il avait facilement le double de son âge. Un vieillard avec trop d'histoires sur le dos. Mais après deux ans passés à ses côtés, je doutais de mon estimation. Cinquante, peut-être moins. Il n'était pas vieux. Il s'était juste laissé aller, glissant doucement dans un désordre qui lui convenait.

Il fallait le pousser pour qu'il se lave ou qu'il se brosse les dents. Tailler sa barbe était mon combat, chaque millimètre coupé nécessitait des semaines de négociations. Ce soir, cependant, il m'avait promis de se laisser faire.

_ On peut rester ici jusqu'à vingt-deux heures si tu veux, à jouer avec tes boulons, mais tu vas me laisser te couper la barbe. Et les cheveux, ajoutai-je, en serrant volontairement un écrou trop fort.

_ Tu m'emmerdes, le merdeux, grogna-t-il.

C'était sa manière de céder.

Giovanni était un mystère. Depuis deux ans, il était mon seul repère, et pourtant je ne savais presque rien de lui. Ni famille, ni amis, rien qui dépasse les murs du garage. Même son nom restait flou. Il ne signait ses papiers que d'un  "Giovanni" sec, que ça plaise ou non. Parfois, il se donnait des noms de famille inventés : Carrani, Burati, Giolani. Il ne prenait jamais la peine de me donner ses raisons. 

Il ne laissait jamais ses affaires traîner, comme si le moindre détail pouvait trahir quelque chose de lui. Cette distance qu'il maintenait était frustrante et douloureuse. Mais ce qui me troublait le plus, c'était ce sentiment de déjà-vu. Chaque fois que je l'observais trop longtemps, ses yeux d'un vert vif, presque cyan, sa silhouette, la manière rare mais bouleversante dont il esquissait un sourire,  fait naitre en moi des frissons incontrôlables. Une excitation enfouie, inexplicable,  prenait mon cœur de court.

Je repris mon travail sous son regard vigilant, le bruit métallique des outils remplissant le silence entre nous. Dehors, la nuit tombait, effaçant les contours du monde. À l'intérieur, la lumière jaune et fatiguée du néon peignait tout d'un gris monotone. 

_ T'es lent, lança Giovanni après un long moment.

_ C'est toi qui m'as appris, rétorquai-je sans lever les yeux.

Il se mit à rire. Ça, c'est pas courant. Du coup, je me laisse aller à sourire aussi.

Une fois les roues resserrées, il éteignit le néon et alluma une cigarette. Nous étions seuls, comme toujours. Le garage, avec son odeur d'huile et de métal, était devenu une maison, un refuge, et parfois une prison.

* * * 

Quand nous rentrâmes dans la petite pièce à l'arrière, il s'affale sur une chaise pendant que je m'occupe du repas. Je le fixe, espérant qu'il capte le message : "Va te laver les mains". Mais non, ce con me nargue en croquant une pomme. Mauvaise idée. Il finit par recracher la moitié, pris d'une quinte de toux qui le secoue comme un vieux moteur encrassé.

_ Je ne vais pas nettoyer derrière toi. Ma réplique claque, différente de mon habituel "tu dois arrêter de fumer". Il encaisse. 

_ Pourquoi t'es encore là, toi ? finit-il par demander pour changer de sujet.

Sa question me fauche les jambes. Il a le mérite de me surprendre à chaque fois qu'il entrouvre les lèvres pour me parler

_ Où veux-tu que j'aille ? répondis-je après une pause, les mains toujours occupées à émincer un reste d'une pomme de terre.

Giovanni tira une bouffée de sa cigarette, puis se tourne vers moi.

_ T'es jeune. Tu pourrais partir. Trouver mieux.

Je déposai le couteau, levant les yeux vers lui, agacé par son ton.

_ Et toi ? Pourquoi t'es seul ici ?

Il plissa les yeux, rieur.

_ Ne me réponds pas par une question, dit-il, sa voix rauque appuyai sur chaque mot involontairement. Les rapports de force ne sont pas les mêmes.

Je fronçai les sourcils, surpris par l'assurance de sa remarque.

_ Quels rapports ? Quelle force ? lançai-je, levant un sourcil tout en lui offrant un aperçu de mes bras. Pas que ce soit impressionnant, mais j'avais travaillé dur pour ces maigres muscles, et même si je n'avais pas la carrure d'un athlète, au moins je n'avais pas l'air de dépérir, contrairement à lui.

Giovanni éclata de rire, un son étrange qui résonna longuement dans la petite pièce.

_ Regarde-toi, gamin, murmura-t-il en secouant la tête. T'es encore trop vert pour comprendre.

Le souvenir de mon père me frappe à  cet instant précis. Mort depuis presque six ans. À l'âge de Giovanni, il était un colosse, capable de soulever des montagnes.... Giovanni m'observe, sentant le changement en moi. Il écrase sa clope dans un cendrier cabossé, son visage se ferme plus que le mien.

_ Parfois, rester seul, c'est plus facile, lâche-t-il dans un souffle.

Il se redresse, reprenant son air bourru.

_ Allez, finis ça. J'ai pas toute la nuit, lance-t-il en se levant pour une nouvelle cigarette.

Ce soir-là, je m'attaquai à sa tignasse et sa barbe de vieux loup. Il grognait comme un chien, gigotait sans arrêt, mais se laissait quand même faire. Un vrai miracle. J'ai même réussi l'exploit de le traîner jusqu'à la salle de bain pour un bain. Moi, ça me fait du bien de le voir propre et soigné. Lui, on dirait que ça le dégoûte, être présentable lui filait la gerbe. Il fixait son reflet dans le miroir comme si c'était un étranger qui répondait à ses grimaces.

*  * * * 

Je me levais en retard, les cauchemars du souvenir de mon père ayant perturbé mon sommeil. Giovanni, têtu comme une mule, est encore plus impérieux avec son emploi du temps. Pas moyen de l'esquiver ou de le supplier. J'ai failli enfiler ma chemise à l'envers en me ruant au garage, mon ventre grondant de faim. Mais il peut bien attendre une heure de plus.

Cela faisait deux ans depuis que j'ai posé les pieds à Ferrare. Deux ans que Giovanni m'avait offert un toit, un travail et, parfois, un repas chaud. Deux ans que j'essayais de m'accrocher à une routine qui ressemblait vaguement à une vie. Pourtant, au fond de moi, quelque chose sonnait creux. L'adolescent de dix sept ans que j'étais devenu ne ressemblait pas à ceux que je croisais parfois en ville, sur la place. Je n'avais pas leurs éclats de rire bruyants, ni leurs gestes pleins de fougue. Rien de leurs élans de vie ne m'atteignait. Les filles, les sorties, les soirées, les jeux, ne m'ont jamais fait vibrer d'une quelconque manière. Ma vie était un cercle étroit : le garage, mon lit, et deux repas par jour, souvent les mêmes.

Giovanni et moi n'interagissions pas beaucoup. Pour tout dire, nous ne parlions presque pas. Il me donnait des ordres par gestes, montrait du doigt des choses, et je faisais presque pareil. Il m'arrivait de passer des jours sans prononcer le moindre mot. Parfois, je me demandais sérieusement si je pourrais devenir muet par manque d'envie de parler. Alors, pour écarter ce doute, je titillais Giovanni.

Arrivé près de la voiture, j'agissais comme si de rien n'était, feignant une sérénité que je ne ressentais pas. Mon retard d'une heure va me couter des heures supplémentaires, mais Giovanni fit simplement un pas en arrière pour me laisser de la place sans faire de commentaire. il resta tout de même suffisamment près pour surveiller mon travail. L'envie de parler prit le dessus sur moi et je l'interrogeai :

_ Pourquoi es-tu si solitaire ?

Mon regard reste fixé sur la vieille carcasse que j'essayais d'assembler depuis une semaine. Je savais que ma curiosité soudaine n'était pas la bienvenue et que Giovanni n'aimait pas trop bavarder surtout le matin.

_ Pourquoi demandes-tu ça, fils ? Je suis simplement solitaire car je n'ai pas de proche. Toi aussi, tu es solitaire comme moi et ensemble, nous ne le sommes plus, répondit-il, tandis que je reconnaissais le bruit de sa poche lorsqu'il sortait une cigarette de son étui.

Non convaincu par sa réponse bredouillée, semblable à une citation écrite par un ivrogne, ni par son ton doux et l'emploi du mot "fils", je reprends la parole :

 _ Arrête tes conneries, Giovanni. Je suis pas ton fils et tu le sais très bien. T'essaies de noyer le poisson avec tes belles paroles, mais ça marche pas.

J'ai failli casser une nouvelle fois le cache phare que j'installais.

_ T'étais pas toujours comme ça. Y a forcément eu un avant. Quelque chose qui t'a poussé à devenir ce... ce type solitaire qui passe ses journées dans un garage poussiéreux.

Giovanni me fixe, son visage un masque impassible. Mais je vois bien que mes mots l'ont atteint. Sa main tremble légèrement quand il porte sa cigarette à ses lèvres.

_ Écoute, gamin, grogne-t-il finalement. Le passé, c'est le passé. Ça sert à rien de remuer la merde.

Mais je ne lâche pas l'affaire. Pas cette fois.

_ Ouais, ben peut-être que ça te ferait du bien de remuer un peu cette merde, justement. On ne naît pas solitaire. Avant, j'avais un père, il s'appelait Lorenzo et il aimait le sport automobile, mais il est mort du jour au lendemain. 

Giovanni, décidé à ne pas me répondre, il  conserva son mutisme qu'il chérissait tant. Mais la toux le trahit, cette toux qui le rongeait depuis que je le connaissais et qui ne faisait que s'aggraver.

_ Moi aussi, j'avais une famille, mais comme ton père, du jour au lendemain, il ne restait plus rien d'elle. Ne te préoccupe pas du passé d'un homme dont la vie ne tient qu'à un fil. Dis-moi, toi, gamin, est-ce que tu aimes aussi le sport automobile ?

La vis que je fixais retomba. Je pestai contre moi-même. Elle roula par terre et, dans la faible lumière et avec mes yeux fatigués, je ne parvenais pas à la retrouver. J'avais presque oublié la question de Giovanni et même qu'il était toujours derrière moi, tant j'étais en train de me retourner le cerveau pour trouver une recette pour le soir. Ma bouche ne supportait plus le ragoût de légumes et cette vis était toujours introuvable. Elle avait sûrement atterri sous la voiture. Giovanni n'aime pas tant de maladresse de ma part, je dois me ressaisir.

_ Réponds-moi, gamin, et lâche ça. On reprendra après.

Quelle réponse puis-je lui donner ? Oui, non, peut-être, je ne sais pas. Je n'ai pas besoin de chercher bien loin en moi, c'est non. Je n'ai pas de temps pour les futilités, et le sport automobile en est une. Si mon père n'avait pas été si obsédé par cela, peut-être que notre vie aurait été meilleure, peut-être qu'il serait encore là aujourd'hui. Alors, avec toute l'assurance d'un adolescent de dix sept ans, je lâche simplement :

_ Non.

Giovanni ne cherche pas à en savoir plus, ma réponse semble lui convenir. Lui aussi est un homme qui préfère vivre loin de ce vacarme. Si seulement mon père avait été comme lui, ou tout simplement lui...

Giovanni était comme mon père, voire plus solitaire. Il n'avait aucune famille, ni proche ni lointaine. C'est donc naturellement que je me suis installé chez lui, dans une baraque annexé au garage,  qui contenait une chambre, des toilettes, et un petit salon devenu ma chambre.

En échange, je m'occupe de la cuisine, les tâches ménagères, et apporte mon aide au garage.

Giovanni ne me parlait pas, ne me questionnait pas, mais il m'apprenait son art silencieusement à travers ses yeux. Je lisais de la désapprobation, de la satisfaction, de la colère à la lassitude. Il n'avait pas besoin de mots, mais moi, si. Cependant, je me suis contenté de ce qu'il me donnait : des ordres de temps en temps, des consignes floues et insonores la plupart du temps. Je me suis adapté, et au bout de deux ans, la mécanique, les voitures, du moins les plus simples qui parvenaient au garage, n'avaient plus de secrets pour moi.

Assembler les pièces, les dévisser, reconnaître les bruits, trouver la fuite, la petite visse de trop ou celle qui manquait, tout cela est devenu mon quotidien. Giovanni et moi, nous nous sommes fait un petit nom dans le quartier, le nombre de clients a considérablement augmenté. Ce n'était pas pour nous déplaire, car nous n'avions pas d'autres occupations, d'autres vies, pas de vacances, de week-ends ou de jours fériés. Je ne connaissais que le travail de six heures du matin jusqu'à vingt heures, et cela me semblait parfaitement normal.

Giovanni et moi dépensions peu. Au bout de la première année dans son garage, à mes quatorze ans ans, le chiffre d'affaires a afflué, nous gagnions pas mal d'argent, et nous ne dépensions presque rien. Hormis le faible montant des courses pour nous nourrir, aucun argent n'était sorti de notre poche.

Ainsi va ma vie jusqu'à mes vingt ans, c'est-à-dire cinq ans depuis que j'ai atterri chez Giovanni et son garage.

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