Le cœur violencé


Les mythes et les légendes, toujours sujettes à des récits éclatés, prennent des formes différentes selon celui qui les raconte. Elles se déforment, se magnifient ou s'étiolent au gré des narrateurs.

Je savais pourtant, malgré les histoires pleines de paillettes que mon père me vendait dans ses bons jours, que je ne serais jamais pilote, ni encore moins une légende. Je n'avais ni l'étoffe, ni le talent, ni même le droit d'en rêver. Mais parfois, quand la misère me nouait le ventre, je m'autorisais une échappée. Un rêve insensé,  juste un peu de lumière pour me tenir debout.

Je me voyais, les yeux fermés, vêtu d'une combinaison dorée. Mes mains levaient une coupe dans l'air chargé d'applaudissements. Mon père, propre, sobre, souriant d'un bonheur éclatant, ses dents toutes refaites, debout à mes côtés. Dans ces moments suspendus sous mes paupières, il n'était pas l'homme brisé que je connaissais, mais un père fier, entier, presque jeune. Parfois, une silhouette se dessinait près de lui : une femme, belle et douce, essuyant une larme d'émotion. Ma mère. Dans ce monde de rêve, elle serait revenue, mon père serait heureux, et moi, j'aurais était champion.

Mais la réalité n'a pas de place pour des songes comme ceux-là. Les rêves, c'est pour les autres. Moi, je traînais toujours dans une poussière que personne ne balayait.

Il y a un an, jour pour jour, que Giovanni Osaux a frôlé la mort sur le circuit d'Indianapolis. Le pilote favori des gradins, celui que mon père érigeait en demi-dieu, avait survécu. Miraculeusement. il ne gardait que quelques blessures légères, des brûlures presque anecdotiques, mais rien qui n'ait entamé son sourire éclatant à sa sortie de l'hôpital. 

Pourtant, ce qui suivit fut bien pire que l'accident qui avait marqué tout les esprits.

En trois mois, Giovanni Osaux a tout laissé tomber. La Formule 1, les circuits, son écurie. Il n'a jamais remis les pieds dans un paddock. Pas même pour serrer des mains ou pour jeter un dernier regard à la piste qu'il connaissait par cœur. Sa famille et ses proches ont tout tenté pour comprendre. Les médecins ont parlé de traumatisme, de dépression et de cicatrices invisibles. Rien n'a suffi pour convaincre le public. Giovanni affichait le sourire d'un homme intact, passait ses journées à câliner son fils Erios, prodige du karting, et à aimer sa femme plus tendrement que jamais. Puis, un matin, il a disparu.

Pas un mot, pas une lettre. Il s'est effacé comme un mirage, laissant derrière lui une famille en suspendu dans l'incompréhension. Certains disaient qu'il était parti pour se ressourcer et que ce n'était qu'une affaire de mois avant qu'il ne revienne. D'autres, qu'il avait simplement fui, par lâcheté. Mais moi, j'en étais sûr d'une chose, le plus affecté par cette disparition n'était ni sa femme ni son fils.

C'était mon père.

Mon père, qui vivait à travers Giovanni Osaux, qui avait fait de lui un modèle, une obsession. Quand Giovanni a sombré dans l'indifférence, mon père l'a suivi. Lui aussi s'est éteint, mais à petit feu, laissant la colère et les excès se dissoudre dans une lassitude qui me terrifiait. Je venais même à regretter ses hurlements, ses crises. Elles avaient au moins le mérite de prouver qu'il était encore vivant.

À mes onze ans, mon père en comptait cinquante. Lorenzo Velocci n'était pas encore vieux, pas pour un homme qui avait encore un enfant à élever, un enfant à façonner, à initier  dans un monde de compétition et de victoire. Il m'avait promis qu'il ferait de moi un pilote. Il m'avait promis que je porterais un jour le même casque que son idole Osaux, la même combinaison, que j'atteindrais les mêmes podiums que lui. 

Mais tout ça ne se réalisera jamais. Parce qu'il a choisi de me quitter.

La mort n'a pas pris la forme qu'on lui prête souvent, un spectre inquiétant et menaçant. Non, elle est venue chez nous sous une forme discrète et malicieuse. Elle s'est glissée derrière accident insignifiant. Mon père, Lorenzo Velocci, n'était pas un homme fragile. Il était maladroit, voûté par les années et les désillusions, mais vigoureux. La maladie ne l'avait jamais touché, les médecins ne le connaissaient pas. Son seul vice était la boisson.

 _ Quand on est pauvre et malheureux, on ne peut pas y échapper, me disait-il parfois, le regard fuyant. C'était son excuse, aussi, quand il me frappait.

Ce soir-là, tout aurait dû être comme d'habitude. J'avais préparé le dîner, des pâtes, mes préférés et également à lui. Elles étaient fumantes et la sauce encore chaude à l'heure à laquelle il devait rentrer. J'étais assis à la table, à la même place, à la même heure. Mon rituel était précis,  attendre qu'il ouvre la porte, qu'il pose ses affaires, qu'il s'assoie en face de moi avant de saisir ma cuillère. Mais ce soir-là, il n'a pas tourné la poignée. L'heure est passée, puis une autre, et encore une autre. Les secondes s'allongeaient, s'étiraient jusqu'à ce que la vue de l'horloge me déroute. Le plat refroidissait. Je restais immobile, incapable de manger. Il ne fallait pas qu'il rentre et découvre que j'avais osé dîner sans lui.

L'obscurité a gagné la pièce. Les ombres que je n'avais jamais remarqué auparavant dansaient sur les murs. Je n'avais jamais réalisé à quel point notre maison pouvait être effrayante sans lui. Les meubles semblaient vivants, les bruits de la nuit se faisaient monstres. J'étais seul. Terrifié. Mon père devait revenir. Il était ma seule protection contre cette nuit glaciale et cette maison  hostile.

L'attente s'est prolongée jusqu'à l'aube. J'étais encore assis sur ma chaise, engourdi, pétrifié. J'avais fini par me faire dessus, trop effrayé pour bouger, trop terrifié pour affronter la nuit seul. Tout ce que je voulais, c'était qu'il rentre. Qu'il me gronde, qu'il crie, même qu'il me frappe. Tout sauf cette absence injustifiée. Mais ce ne fut pas lui qui frappa à la porte. Ce furent les voisins.

Ils m'ont raconté ce qu'il s'était passé, sans m'épargner. Mon père était mort enseveli sous les décombres d'une maison en démolition. Une ruine scellée, à moitié détruite. Il y était entré avec un sac de bières, peut-être pour s'accorder une pause dans cette vie qui l'écrasait. Il aurait pu rentrer et boire autant qu'il le voulait à la maison. Personne ne l'aurait empêché. Mais il n'est jamais revenu.

Je n'ai pas pleuré. Pas tout de suite. Peut-être que j'étais trop jeune pour comprendre. Ou peut-être que la douleur n'était pas encore réelle, trop abstraite pour me briser. Ce que je savais, ce que j'ai retenu, c'est que Lorenzo Velocci, mon père, est mort le 15 septembre 2011. À onze ans, j'étais seul. Plus de père, plus de famille. 

Pendant ce temps, le monde tournait à son vieux rythme. J'ai passé la nuit sans dîner, ignorant que je venais de perdre mon seul parent, le premier jour de la saison 2011, le jour de mon onzième anniversaire. Une journée qui a vu l'écurie Jaunri Lotus remporter sa première course grâce au jeune pilote en vogue, Raphaël Starling. Sa première année en Formule 1, sa première course et il s'est hissé en tête, un exploit qui a alimenté les discussions.Mon père en aurait longuement parlé, en répétant que je suivrais ses traces et deviendrais un champion incontesté, mais il est parti si tôt.

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