Ce que raconte le feu
Je jouais dehors avec quelques enfants du quartier. Une poussière ocre dansait autour de nous, soulevée par nos courses déchainée. Le temps n'existait pas, juste ce moment suspendu où l'on courait, criait, tombait et se relevait. L'école, elle, était loin derrière nous, un bâtiment grisâtre, gardé par un vieil homme dont l'âge ne laissait guère de doute. La plupart du temps, il somnolait, appuyé contre un mur dont la peinture s'écaillait au-dessus de sa tête.
Peu importe les coups que je recevrais plus tard. Ceux de mon père, brutaux et secs, ou ceux, plus sournois, de mon maître d'école, qui savait appuyer juste là où ça faisait mal. À vrai dire, je n'éprouvais aucun plaisir particulier à sécher les cours. Je ne partageais pas l'excitation des autres, qui voyaient dans chaque jour d'école raté une petite victoire.
Je suivais simplement le troupeau, comme un mouton. Parce que ne pas suivre, c'était pire. Refuser, c'était se condamner à leurs moqueries, à leurs coups, à leurs insultes sifflées dans mon dos. Alors, je choisissais le moindre mal. Je préférais les poings de mon père, lourds et douloureux, mais dénués d'humiliation.
Il y avait des jours où, en dépit du danger, mes pas me portaient vers le bar. Là où mon père passait ses week-ends de course. Le trajet était toujours une prise de risque, mais c'était plus fort que moi. Si j'arrivais à temps, si la course battait son plein, il ne remarquait même pas mon absence à l'école. Je devenais son ombre, posé sur ses genoux. Il me serrait fort, ses bras râpeux contre ma peau, et me murmurait à l'oreille les stratégies, les dangers, les prouesses des pilotes, comme si le vacarme des cris, des parieurs ivres, et des commentateurs télé n'existait pas.
Mais si j'arrivais trop tard, si la course était terminée et que son écurie avait perdu... Alors je savais ce qui m'attendait. Une nuit sans repas. Des hurlements. Peut-être pire. Ces soirs-là, je me promettais toujours de ne plus jamais y retourner, mais je revenais. Je revenais toujours.
Mon père... Il était à la fois un mur insoutenable et une présence indispensable. Il n'y avait pas d'entre-deux. Je l'aimais, malgré tout. Je l'aimais même si son amour pour moi ressemblait souvent à une corde rêche qui m'étranglait plus qu'elle ne me portait.
Ma mère, elle, était un synonyme de l'absence. Un vide qu'aucun souvenir ne venait combler. Officiellement, elle était morte en me mettant au monde. Au début du mois, quand la paie tombait, mon père s'autorisait à parler d'elle. La bière coulait dans ses veines, et les mots aussi. Il racontait sa douceur, sa bravoure, son absence qui lui pesait plus que tout, et combien ma présence n'était qu'un fardeau qu'il n'a jamais souhaité.
Mais les voisins me chuchotaient une autre vérité. Celle d'une femme partie un matin, lassée de la pauvreté et des humeurs de mon père, des cris étouffés dans les bouteilles vides. Une femme qui, dans mes traits, voyait trop de lui.
Je préférais cette version.
Je préférais croire qu'elle avait fui, qu'elle m'avait abandonné pour une vie meilleure, plutôt que d'imaginer que je l'avais tuée simplement en poussant mon premier cri dans ce monde.
******
Le soleil déclinait enfin, et le monde changeait de couleur. Du gris monotone, on passait à des nuances d'orange, comme si, pour quelques minutes, la vie s'éveillait. À mes yeux d'enfant, c'était là que le monde respirait vraiment, qu'il avait un cœur qui battait. Les rires des autres enfants s'étaient tus peu à peu. Leurs parents arrivaient enfin pour les chercher, les tirant parfois par le bras, parfois par l'oreille, accompagnant le geste d'une réprimande ou d'une insulte lancée sèchement. Mais eux, je le savais, auraient un repas chaud ce soir. Ils seraient pardonnés d'avoir traîné dehors ou séché l'école. Ils finiraient la journée indemnes, sous leurs couvertures.
Moi, je restais là, seul, à tracer des cercles dans la poussière du bout de ma chaussure trouée. Ce moment, entre chien et loup, était le mien. Je jouais seul, jusqu'à ce que le pouls du monde ralentisse et que la nuit tombe. Mon père ne me cherchait jamais. Il savait que je rentrerais, tôt ou tard. Toujours.
Je savais qu'il était tard et que mon retard allait se payer cher. Pourtant, je ne bougeais pas. Mon ventre grognait de faim, mais mes jambes refusaient de me porter jusqu'à chez moi. Je pensais à mon père, à ce qu'il pourrait bien faire à cette heure-là. Peut-être encore accoudé au bar, un verre de mauvais vin à la main, entouré de ses amis bruyants et désordonnés. Ou bien déjà rentré, assis sur notre vieille chaise bancale, à attendre que je pousse la porte en grimaçant.
Finalement, je me décidais. Pas pour rentrer, mais pour marcher. N'importe où, tant que ce n'était pas la maison. Mes pieds me portaient sans que je réfléchisse, et bientôt, je reconnus le chemin qui menait au vieux circuit improvisé, derrière les entrepôts abandonnés.
C'était là que mon père m'avait emmené pour la première fois, il y a des années. J'étais petit, si petit que mes pieds ne touchaient même pas le sol quand il me portait pour me montrer les voitures qui passaient à toute vitesse. C'était là qu'il m'avait appris les noms des pilotes, les marques des voitures, les règles du jeu. C'était là que j'avais découvert cette adrénaline, ce frisson qui vous prend quand vous voyez une voiture fendre l'air comme un éclair.
Le circuit était désert maintenant, mais je pouvais encore entendre les échos des courses. Je m'asseyais sur un vieux pneu abandonné, les bras autour de mes genoux. Le froid me tenait compagnie.
Je fermais les yeux et je me rappelais les courses. Je rêvais d'être comme ces pilotes. Libre, rapide, intouchable. Juste pour gagner le respect de mon père, pour qu'il me regarde avec ces yeux pétillants de joie qu'il ne réserve qu'aux week-ends de course.
* * * * * *
Le feu, la poussière, encore le feu, et puis rien que le feu. Sur l'écran vieilli du bar, je ne voyais que cette lumière orange, brutale, qui dévorait tout. Autour de moi, les hommes se levaient en chaos, les mains au-dessus de leurs têtes. Les plus ivres, les plus furieux, balançaient des insultes en frappant contre tout ce qui se trouvait à portée. L'un d'eux s'est même cassé le bras en cognant contre une barre de fer dans une rage incontrôlée.
Moi, je ne regardais que l'écran. Mais je sentais le souffle de mon père, glacé, suspendu dans le vide. . Ses mains me tenaient la taille, plus fermes que jamais, et pourtant tremblantes. C'était la première fois que je sentais la peur chez lui. Il comprenait mieux que moi ce qui se passait. Moi, je ne savais rien, mais je n'osais pas demander.
Sur le circuit d'Indinia, la course battait son plein. Giovanni Osaux, le favori, dominait depuis le départ. Mon père en parlait tout le temps, de ce pilote, de ce circuit. C'était son préféré. Il était 18h15. La fin était déjà proche, il ne restait que dix minutes. Et puis tout a basculé.
La fumée, épaisse, envahissait l'écran. Les gens s'agitaient, couraient, hurlaient. Les secours se précipitaient autour du brasier, essayant d'éteindre les flammes et de sortir l'homme coincé dans la monoplace. Les caméras alternaient leurs angles, cherchant des visages à montrer. Elles s'arrêtèrent enfin sur une femme et un garçon, à peine adolescent. La femme portait une main à sa bouche, ses yeux noyés de larmes. Dans l'autre, elle serrait une croix pendue à son cou, cherchant à en extraire un miracle. Le garçon, lui, me semblait absent, figé dans une même position. Je voyais dans ses yeux ce que je ressentais : de l'incompréhension.
Mon père disait que Giovanni Osaux n'était pas un homme comme les autres, qu'il avait quelque chose dans le sang, un feu ou une folie, ou peut-être les deux à la fois. Il n'en parlait jamais calmement. Son visage se tendait, sa mâchoire se crispait, et il décrivait ce qu'il voyait : un pilote qui ne freinait jamais où les autres hésitaient, un homme qui traçait sa route comme on fend un mur, d'un seul coup, sans jamais regarder derrière. Je fixais l'écran, hypnotisé, convaincu qu'il allait fondre sous la chaleur des flammes qui léchaient le cadre. Mon père répétait souvent que Giovanni Osaux avait le courage, la haine et la métrise nécessaire pour dominer. A mes yeux aujourd'hui, je sentais qu'il avait perdu au moins une de ces qualités. Son circuit préféré s'est retourné contre lui.
Et puis mon père se leva, d'un coup, brutalement. Il m'attrapa sans un mot et m'emporta hors du bar. Son pas était rapide, rageur, et je sentais mes côtes se comprimer contre son torse. Je voulais lui demander ce qu'il se passait, mais il y avait quelque chose dans son silence qui m'interdisait de parler. Il marchait droit devant, m'obligeant à fixer la même trajectoire que lui. Je reconnus le chemin de la maison et, pour une seconde, cela me rassura. Mais je ne savais rien de ce qui allait suivre. Je n'osais toujours pas lever les yeux vers lui. Je ne voulais pas voir son visage, son regard injecté de sang, la mâchoire crispée. Je ne savais pas s'il en voulait au pilote, à la vie, ou à moi. Peut-être à tout en même temps.
Les images se superposaient dans ma tête et s'emballent. Le feu. La femme et son garçon. Le pilote piégé dans son engin.
J'aurais voulu rester au bar, accroché à l'écran, jusqu'à ce que la fin de l'histoire me soit livrée, destructrice ou salvatrice. Mais il n'était pas question de contredire mon père. Si je parvenais à voir l'aube, ce serait déjà un miracle.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top