41. Père
– Tu ne peux pas me faire ça ! Nous faire ça !
– Ça suffit, Hyemi, tu es ridicule ! Fais-toi à l'idée. Je ne reviendrai pas !
Jungkook avait douze ans quand son père quitta la demeure familiale en laissant derrière lui sa femme, misérablement avachie sur le sol de l'entrée. Il était encore trop jeune pour comprendre comment ses parents en étaient arrivés là. Tout ce qu'il savait était qu'ils n'avaient cessé de s'engueuler pendant des mois après leur arrivée à Séoul.
Il crut d'abord à un mauvais rêve lorsque la porte claqua devant lui. Et pendant de longues secondes, pensant que son père avait oublié qu'il était là, il attendit qu'il revienne, les bras le long de son corps.
Mais la porte resta fermement close.
Son père ne reviendrait pas. Il ne l'avait pas oublié, il n'avait simplement pas désiré le prendre avec lui.
Lorsqu'il le comprit, les larmes envahirent ses yeux et il rejoignit sa mère, tremblant.
– Maman...
Il posa une main sur son épaule en sanglotant. Il avait tant besoin d'elle, tant besoin qu'elle le prenne dans ses bras et lui dise que tout irait bien. Qu'ils s'en sortiraient.
Ce ne fut pas le cas.
– Ton père est un traître ! vociféra-t-elle en fuyant son contact. J'ai été si aveugle. Vingt ans de mariage, vingt ans de mensonges ! Tout ça pour quoi ?! Pour cacher sa putain d'homosexualité !
Jungkook recula, sous le choc.
– Je t'interdis de le revoir, tu m'entends ?!
– Mais je... je ne peux pas faire ça à papa, gémit-il sous son regard glacial.
– Jungkook, écoute-moi.
Elle prit son visage entre ses mains.
– Tu n'abandonnes pas ton père, c'est lui qui nous abandonne. Tu comprends ? Jungkook ! Jungkook ! Tu m'écoutes ?!
Elle enfonça ses doigts dans les frêles épaules de son fils et le secoua pour obtenir une réaction.
– Ton père n'est plus ton père, cracha-t-elle. Il a choisi son camp à partir du moment où il a quitté cette maison. Il a tiré un trait sur sa famille pour partir avec... avec cet homme.
Du venin, brûlant comme un acide. Jungkook le ressentit dans tout son corps. Il tenta de s'éloigner pour échapper à la douleur, mais elle l'en empêcha en resserrant son étreinte. Il crut étouffer pendant un instant. Puis la peur lui monta, aussitôt remplacée par le désespoir lorsqu'elle murmura à son oreille :
– Désormais, c'est toi et moi, Jungkook.
Il comprit à ce moment-là qu'elle ne cherchait pas à lui faire mal, mais simplement à se sauver. Hyemi s'accrochait à lui comme à une bouée de sauvetage. Sa seule issue possible, sa planche de salut, c'était lui.
Mais Jungkook n'avait pas la force d'assumer un tel rôle. Jungkook était quelqu'un de fragile. Et Jungkook n'avait que douze ans.
Tout ce qu'il pouvait faire était évacuer sa peine contre la poitrine de sa mère et crier avec elle sa douleur, hurler le chagrin issu de cette trahison.
En claquant la porte de la maison, son père n'avait pas seulement brisé le cœur de sa femme en mille morceaux, il avait également emporté, en même temps que sa grosse valise élimée, une part de l'âme de son enfant.
Jungkook le haïssait autant qu'il l'aimait. Et ce qu'il restait de cet amour, il se jurait que bientôt il disparaîtrait. À compter de ce jour, il n'avait plus de figure paternelle. À compter de ce jour, il était l'unique homme de la maison, et il n'attendrait plus rien de lui. Il s'en faisait la promesse.
Car il avait bien compris, malgré son jeune âge, que son père n'était pas un homosexuel.
Son père était juste un lâche, un sale égoïste.
Et jamais... Jamais, il ne voulait le revoir !
**
– Jay, tu ne comptes toujours pas écouter ce que ton père a à te dire ?
– Non. Il n'en vaut pas la peine.
C'était ce qu'il avait répondu à Mike ce matin avant d'aller en cours. Seulement son esprit ne cessait de le tourmenter maintenant qu'il se trouvait seul à seul avec lui-même sur le chemin du lycée. Il ne parvenait pas à réfléchir correctement, et la lourdeur de l'air ne faisait qu'accroître la migraine qui martelait son crâne.
Il eut soudain un haut-le-cœur lors d'un virage. Sa mâchoire se serra sans qu'il ne quitte la route des yeux. Le bus lui donnait la nausée, il regrettait amèrement de ne pas être parti à pied. Il prit sur lui pour supporter le reste du trajet, inspirant et expirant lentement pour faire passer le malaise.
Autour de lui, ça bavassait. Beaucoup d'étudiants empruntaient cette ligne, la plupart revêtant l'uniforme de son lycée. Il reconnaissait le blason avant même de reconnaître les visages. À vrai dire, il n'en reconnaissait aucun. Pour lui, ils se ressemblaient tous. Aucune distinction, aucune particularité, uniquement du bruit et des sourires clichés.
C'était la raison pour laquelle Jungkook préférait marcher. Il détestait la présence de ceux qui pouvaient l'identifier au premier regard. Il détestait leurs messe-basses à son sujet. « Oubliez-moi », leur enjoignait-il silencieusement. Foutue danse, foutue soirée !
La descente du véhicule fut une libération de courte durée. Il laissa tous les élèves le dépasser, profita le temps de quelques pas d'être seul pour décompresser. Mais en voyant l'immense bâtiment qui se dressait devant lui, grilles ouvertes comme une sombre invitation, l'angoisse le reprit à la gorge.
Et s'il rebroussait chemin ? Et s'il rentrait chez lui plutôt que de suivre ses camarades ? Il était encore suffisamment tôt pour le faire. Et puis, il serait bien mieux à jouer les touristes avec Mike plutôt que de passer sa journée enfermé en cours, les fesses collées à une chaise.
Non, vraiment, il n'était pas d'humeur à voir des gens aujourd'hui.
Il fit volte-face une fois sa décision prise mais manqua de percuter quelqu'un en se retournant. Il pila sec, ses yeux se posant sur la personne qui souriait, tranquillement postée devant lui comme s'il n'avait jamais failli lui rentrer dedans.
– Ce n'est pas joli de sécher les cours, Jungkook.
Son estomac fit un looping. Il n'en montra rien.
– Tu peux parler, Hyung. Tu ne viens que trois jours par semaine.
Taehyung le dévisagea d'un air mi-vexé, mi-amusé, et les images de leur moment intime au karaoké resurgirent dans sa mémoire sans crier gare. Le sang afflua dans ses joues. Il baissa la tête vers le sol pour se cacher, trouva subitement quelque chose de très intéressant à observer près de ses pieds. À côté de sa chaussure gauche se trouvait un petit caillou gris, qui se trouvait lui-même à côté d'un autre petit caillou gris, qui lui-même...
– Tu comptes les jours où tu ne me vois pas ? lui souffla Taehyung.
Ce dernier se pencha au niveau de son visage rouge et le remonta à l'aide d'une pression de son index sous son menton.
– Je t'intéresse tant que ça ?
Au fond de ses yeux, une lueur séductrice illuminait son regard déjà si intense. Jungkook ressentit une nouvelle bouffée de chaleur. Désormais, ce n'était plus un simple looping mais une machine à laver qui s'agitait au creux de ses entrailles.
– Euh... J-Je... Oui. Non ! ...peut-être ? balbutia-t-il sans pouvoir se décider.
Puis il plaqua ses mains contre ses paupières et pesta :
– Tu m'énerves !
Il prit la fuite vers l'intérieur de l'établissement sans demander son reste. Taehyung le rattrapa en quelques enjambées.
– Tu n'as pas à être gêné, Jungkook ! s'exclama-t-il pour que tout le monde puisse entendre. Nous ne sommes plus des inconnus !
Il semblait particulièrement taquin aujourd'hui, et fut un temps où Jungkook avait encore un brin de répartie. Comme ce n'était plus le cas, il accéléra la cadence pour le semer, mais Taehyung ne semblait pas vouloir abréger ses souffrances et continuait de le narguer ouvertement.
– Après tout, nous nous sommes presque embrassés, toi et moi. Deux fois ! La première était de ton initiative, si je ne me trompe pas. Dans le parc ! Tu t'en rappelles ?
Jungkook se mit à courir, mort de honte.
– Mais laisse-moi tranquille ! chouina-t-il en se bouchant les oreilles.
Par miracle, il arriva à son casier en premier et l'ouvrit à la hâte. Jamais il n'avait récupéré ses affaires aussi rapidement. Il tenta de reprendre sa course dès qu'il l'eut refermé pour échapper à son poursuivant, mais son poignet fut retenu par des doigts ornés de jolis bagues.
La surprise le figea. Il retint son souffle, les yeux ronds, tandis que des frissons remontaient sa colonne vertébrale.
Comment un tel geste pouvait être si brusque et si doux à la fois ? Comment pouvait-il autant le troubler ? Taehyung devait lui avoir jeté un sort permanent. Ou peut-être lui avait-il fait ingurgiter un philtre d'amour sans qu'il ne s'en aperçoive ? Jungkook n'avait pas d'explications plus logiques que celles-là.
– Qu'est-ce que tu as ? demanda Taehyung sérieusement, mettant les chamailleries de côté.
– Comment ça ?
– Je ne t'ai jamais vu rater volontairement les cours. Quelque chose te tracasse.
Jungkook s'autorisa à contempler son visage avec une certaine curiosité. Comment pouvait-il si bien le connaître ? Peut-être était-il médium en plus d'être sorcier.
– Ce n'est rien, Hyung. Merci de t'en inquiéter.
– Jungkook.
La main de Taehyung se déplaça de son poignet jusqu'à la sienne et leurs doigts s'entrelacèrent d'eux-mêmes.
– Je sais que je ne suis pas la personne la mieux placée pour te dire ça mais... Tu peux me parler si ça ne va pas.
– Hyung...
Jungkook était touché. Il prit un moment pour réfléchir à sa réponse. Devait-il lui raconter ? Taehyung se souciait sincèrement de lui, il n'en doutait pas. Mais peu de gens arrivaient à le mettre suffisamment à l'aise au point que se confier lui vienne naturellement.
Néanmoins, il voulait essayer avec lui.
– J'ai juste... Comment dire ?
Petit à petit, progressivement, il voulait s'ouvrir à Taehyung.
– Un problème de père.
– Que se passe-t-il avec ton père ?
– Il a... Enfin, il...
Sa gorge se noua sous la pression et ses explications tombèrent dans le silence.
Il voulait le lui dire, lui expliquer. Le problème était qu'il ne savait pas comment en parler. Il ne savait pas encore comment s'ouvrir à Taehyung. Il ne le connaissait pas si bien que ça. Alors, comment pouvait-il lui dire que discuter d'une chose aussi personnelle était tout sauf évident ? Il ne voulait pas le vexer.
– Tu n'es pas obligé de m'en parler si c'est trop dur pour toi, entendit-il soudain.
Une main se posa au sommet de son crâne et il rentra le cou pour l'éviter. Une réaction non voulue. Instinctive. Ses vieux automatismes avaient tendance à refaire surface lorsqu'il était pris de court. Apprécier les contacts avec Taehyung n'y changeait rien.
– Je... Je suis désolé, Hyung. Je n'ai pas l'habitude de parler librement de ce genre de sujet.
– Je ne me sens pas vexé, si c'est ça qui t'inquiète.
C'était exactement ce qui l'inquiétait.
– Si tu veux tout savoir, moi aussi j'ai un problème de père en ce moment, avoua Taehyung en s'adossant au mur.
Il poussa un long soupir et Jungkook se perdit dans ses réflexions en l'observant. Maintenant qu'il y pensait, il ne se rappelait pas avoir déjà vu ses parents. Il avait pourtant été amené à visiter plusieurs fois le domicile des Kim à cause des cours particuliers, mais il n'avait jamais croisé un seul d'entre eux.
– Mes parents sont divorcés et mon père est constamment en voyage d'affaires. C'est pour ça que tu ne les as jamais vus.
Jungkook sursauta.
Était-il si aisé pour les autres de lire en lui ? Cette perspective ne l'enchantait pas, lui qui affectionnait particulièrement son jardin secret.
Il ne fit toutefois aucun commentaire et laissa parler sa curiosité.
– Tu t'entends mal avec lui ? demanda-t-il avec un réel intérêt.
– On ne peut même pas vraiment dire ça, répondit Taehyung en faisant la grimace. Il n'est jamais là, alors c'est à peine si je peux le considérer comme mon père. Mais dès qu'il revient à la maison, il se comporte comme le parent responsable qu'il est censé être.
Il renâcla.
– Comme s'il ne délaissait pas son fils neuf mois dans l'année. C'est pratiquement Dohyun qui m'a élevé !
– Monsieur Choi ?
– Hm.
– Et tu... Tu l'as vu quand pour la dernière fois ? Ton père...
Jungkook songea brièvement qu'il devait passer pour un détective en pleine enquête avec ses questions. Mais cela ne sembla pas déranger Taehyung qui annonça :
– Ce matin. Il est revenu hier.
– Oh, souffla Jungkook.
Cette réponse le déstabilisa. Ou plutôt, le mélange de peine et de colère sur le visage de son camarade. Jungkook avait toujours perçu en lui une certaine solitude et de nombreuses fissures, des cicatrices invisibles causées par les aléas de la vie. Il les percevait d'autant plus maintenant.
Avant même de le réaliser, son bras était tendu et sa main caressait sa joue tendre comme s'il souhaitait le réconforter.
Taehyung tourna la tête vers sa paume pour l'embrasser, avant de presser ses lèvres contre son poignet. C'était si naturel.
– On devrait aller en cours, murmura-t-il. Ça va être l'heure.
Jungkook acquiesça, les paupières closes.
Le souvenir des baisers piquait sa peau par endroits.
Il aimait cette sensation.
Il aimait cette spontanéité.
Encore plus, il aimait ce qu'ils étaient en train de devenir.
**
Une multitude de dessins griffonnés au stylo noir s'enchevêtraient aux quatre coins de son cahier d'histoire. Des lignes abstraites parsemées de tourbillons et de diverses formes géométriques ; des étoiles et des nuages formés à la va-vite ; des pois de tailles différentes...
Jungkook n'arrivait pas à se concentrer sur autre chose que le message vocal qui croupissait dans son répondeur. Devait-il l'écouter ? Devait-il l'ignorer ? Peut-être était-ce important ? Pourquoi son père avait-il choisi de revenir maintenant, alors qu'il avait eu presque six ans pour le faire ? C'était si gonflé de sa part ! Après les avoir salement abandonnés, il se permettait de revenir comme une fleur ? Devait-il en parler à sa mère ? Non ! Jamais elle ne devait le savoir.
Le plastique de son stylo craqua entre ses doigts tachés tandis qu'il grattait agressivement le papier, encore et encore. Jungkook était comme un lion en cage, privé de liberté, obligé de stagner dans sa propre rage. La frustration de devoir la contenir mettait son sang en ébullition.
Combien de temps encore devait-il subir cet état ?
Le souffle coupé, il avait soudainement mal partout et un sentiment d'urgence gonflait dans sa poitrine.
Il fallait qu'il sorte de cette classe ou bien il allait étouffer !
Il dissimula son téléphone dans la poche de son uniforme et demanda à M. Choi la permission de se rendre aux toilettes. Il s'enfuit à la hâte après l'avoir obtenue, sans prendre compte des regards que lui lançaient ses deux amis.
Sa décision était prise. Il allait écouter ce message, car de toute façon, il savait qu'il ne serait jamais tranquille avant de savoir ce qu'il contenait. Ensuite, il appellerait son père et lui dirait ses quatre vérités.
C'était maintenant ou jamais.
À la vue de l'absence totale d'élève, il ne prit pas la peine de s'enfermer dans une des cabines. Il se munit de son téléphone, composa les quelques touches qui le redirigeraient vers son répondeur, puis le colla à son oreille.
" Vous avez 1 ancien message..."
Son cœur battait à tout rompre. Un goût âcre tapissait peu à peu sa bouche, collant à sa langue comme de l'adhésif. Il tapota nerveusement la coque du portable avec son ongle, redoutant le moment où il entendrait à nouveau cette voix.
Pourquoi avait-il si peur de son père ?
"Hier, à 14h56..."
Il inspira.
" Bonjour Jungkook, c'est papa. Je t'appelle car mon conjoint t'a aperçu en ville ce week-end. Apparemment, tu aurais bien grandi ! Je t'avoue que je suis très curieux de voir à quoi ressemble mon fils aujourd'hui. Voudrais-tu venir dîner chez nous un soir de la semaine ? J'aurais justement quelque chose à t'annoncer. J'attends ton appel, fiston. À bientôt. "
" Pour réécouter le message, tapez 1. Pour rappeler, tapez 2. Pour effacer le message, tapez-"
Dans le silence glacé laissé par le répondeur, Jungkook avait les yeux vides et le teint pâle. Sa gorge serrée filtrait des sanglots inassumés alors que son corps commençait à trembler. Ses paupières papillonnaient à toute allure, faisant battre les uns aux autres les épais cils noirs qui les ornaient.
Il n'en croyait pas ses oreilles. Il ne réalisait pas. Ce message aux premiers abords si inoffensif était de son point de vue très loin de l'être. Il était une blague à lui seul. Un affront.
Vicieux, petit, déplacé, inapproprié.
Douloureux...
Son souffle se bloqua et il reconnut le début de la crise. Elle venait comme une ombre, planait au-dessus de sa tête, menaçante et cruelle. Le froid, l'angoisse ; le cœur battant, les poumons étrécis.
Les idées noires.
Chaque parole de son géniteur était imprimée dans son esprit. Noir. Noir. Il allait se noyer dans de l'encre noire.
Inspirer, compter.
Expirer, compter.
Dans un regain de lucidité, il parvint à envoyer un SOS à Jimin. Mais combien de temps passa-t-il à pleurer sans pouvoir s'arrêter, à même le sol, avant que son ami n'arrive et ne le prenne enfin dans ses bras ?
Il ne saurait le dire.
Tout ce qu'il pensait était noir.
Inspirer, compter.
Et ne pas se noyer.
• • •「◆」• • •
Bonsoir !
J'espère que vous allez bien. Ce soir, je fais très court sur le blabla.
Je vous fais simplement un bisou, puis je file me faire cuire des pâtes ! (j'ai faim)
À la revoyure !
Astëlya
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