Chapitre 1.1 - Une visite inattendue

Le jeune vendeur jeta un coup d'œil au journal qu'il tenait dans sa main : la une venait de changer. Il haussa un sourcil étonné, mais trop rodé par l'habitude pour perdre une seule seconde qui donnerait l'avantage à la concurrence, il s'époumona :

— Le duc de Faramore poignarde son fils et se donne la mort, le scandale qui frappe l'Ordre ! Achetez le journal, la nouvelle vient tout juste d'éclater !

Quelques passants s'arrêtèrent, interloqués, et examinèrent brièvement la une. Une photographie peu flatteuse du duc trônait en page principale juste en dessous du gros titre. Des pièces sautèrent dans les airs, le crieur les récupéra habilement et remercia ses clients d'une courbette. À peine passés dans les mains de leur propriétaire, les journaux se figèrent et la une imprima le papier de façon définitive.

En fin d'après-midi, le garçon regarda l'état de son stock, il ne restait qu'une vingtaine de papiers éparpillés sur son étal. Il n'avait d'ailleurs même pas eu le temps de se pencher sur l'affaire, trop occupé par la foule pressée autour de son petit kiosque.

Il saisit l'un des journaux restants et s'assit sur le trottoir pour commencer sa lecture.

*

Le soleil disparaissait lentement derrière les toits de chaume. Les commerçants finissaient de démonter leurs échoppes mobiles et remballaient mécaniquement leurs invendus de la journée. Les tramways bondés emportaient avec eux les travailleurs pressés de retrouver leur famille pour quelques heures de repos bien mérité. Alors que la rue se vidait de son brouhaha quotidien, de l'autre côté du fleuve, le cirque de l'Échiquier gonflait avec l'arrivée des spectateurs. Cela faisait maintenant six mois que la troupe était revenue s'installer sur les rives de la vieille ville et le chapiteau ne désemplissait pas. De nombreux aéronefs stationnaient aux alentours, servant de résidences aux privilégiés désireux d'assister aux représentations sans avoir à loger dans des auberges sordides ou à traverser les ruelles odorantes du quartier.

Sous le chapiteau principal, le spectacle avait déjà commencé. Une épaisse fumée envahissait la scène et un parfum d'hibiscus se déversait délicatement dans l'atmosphère. Tout avait été arrangé pour créer une ambiance tropicale, jusqu'à la moiteur de l'air. Des palmiers et fleurs colorées parsemaient les murs du chapiteau pendant qu'un Illusionniste, caché dans les coulisses, faisait voler des oiseaux imaginaires. Deux pans de tissu orange pendaient au milieu de la piste et ondulaient dans le vide. Une silhouette, mélange de grâce et d'agilité, tournoyait parmi eux.

À chacun des gestes de l'acrobate, l'Illusionniste changeait les couleurs des parois du chapiteau et illuminait les plantes d'une lueur fluorescente, donnant à la scène une féerie exotique. L'acrobate se tortillait, remontait, s'enroulait, glissait, se rattrapait à la dernière seconde.

Elle s'élança de nouveau sous les frémissements du public. Totalement inconsciente de la tension de la foule autour d'elle, ses pensées étaient à mille lieues de sa prestation alors que son corps continuait sa danse sensuelle, avec un automatisme imperturbable.

Ça fait plus de dix jours qu'il a disparu, pensa-t-elle. Quels problèmes va-t-il encore nous ramener ? Plus le temps passe...

Elle effectua son dernier mouvement, qui, comme un déclic, la rappela à la réalité. Elle entama sa descente, en faisant doucement glisser ses mains et ses chevilles le long des tissus. Sa course terminée, elle salua son public d'une révérence, envoya un baiser vers les balcons où se situaient traditionnellement les hommes et les femmes les plus influents de la ville, puis quitta la scène.

Elle marcha d'un pas rapide jusqu'à sa loge en évitant du mieux possible ses camarades qui préparaient les prochains spectacles. Artistes, accessoiristes, illusionnistes, maquilleurs, costumiers : tous s'agitaient dans une cacophonie étourdissante.

Une fois arrivée dans la minuscule pièce, elle enleva les épingles qui tenaient ses cheveux en chignon et y passa une main rapide, tout en se dévisageant dans le miroir. Malgré l'épaisse couche de maquillage qu'elle portait pour ses performances, des cernes noirs coloraient le dessous de ses yeux. Elle se faisait du mouron pour Eli, un ancien enfant des rues qu'elle avait pris sous son aile. Malgré ses tentatives pour l'éloigner des ennuis, il était courant qu'il revienne couvert de bleus après avoir été pris en train de voler. Cependant, il disparaissait rarement plus d'un jour ou deux. Plusieurs membres de sa troupe avaient fouillé les alentours du cirque, mais pour l'instant, ils n'avaient retrouvé aucune trace du garçon.

Elle démêla ses cheveux et constata avec lassitude que ses racines brunes devenaient de plus en plus visibles, signe qu'il était bientôt temps d'y appliquer une nouvelle couche de teinture. Quant à ce corset qu'on exigeait qu'elle porte lors de ses performances, il la faisait de plus en plus souffrir. Même s'il était censé s'adapter à ses acrobaties, les baleines imprimaient inlassablement leurs marques sur ses côtes.

Son corset, sa jupe à plumes, ses hauts talons et son maquillage : autant d'artifices destinés à attiser le désir des spectateurs. Elle se doutait bien que sa prouesse technique était reléguée au second plan. À cette pensée, elle haussa les épaules. C'était avant tout un numéro, et tant qu'il lui permettait de garder sa position dans la troupe et de gagner de quoi vivre...

Elle fut interrompue dans ses pensées par un coup sur la porte ; une voix fluette se fit entendre.

— Rayane, quelqu'un veut te voir.

Elle fronça les sourcils. Il arrivait fréquemment que certains spectateurs viennent la saluer, mais ils attendaient généralement la fin de la représentation. Elle ouvrit la porte et baissa les yeux sur la petite fille qui venait de lui apporter la nouvelle. C'était une des nouvelles recrues, chargée de toutes les tâches ingrates et qui espérait pouvoir se faire une place dans le spectacle. Une fille comme elle, huit ans plus tôt.

— C'est une dame, elle est à l'entrée du chapiteau.

— Une dame ?

La gamine écarta les bras, traduisant son ignorance. Quelque part dans les loges, une femme cria son nom avec impatience et la petite disparut en un battement de cils.

Rayane hésita un instant. Elle rêvait de s'écrouler sur son lit et l'idée de faire la morte était particulièrement tentante. Elle chassa néanmoins rapidement cette idée et jura, sachant qu'on ne la laisserait probablement pas en paix. Arrivée à l'entrée du chapiteau, elle s'arrêta subitement en apercevant la silhouette de la femme qui l'attendait. Élancée, elle portait une longue robe de soie pourpre luxueuse au corset brodé. Ses cheveux châtains étaient coiffés en une tresse élégante ramenée en chignon.

La jeune femme se retourna. Choc, déni et incompréhension passèrent dans son regard. Rien d'étonnant : avec ses longs cheveux colorés, son maquillage outrancier et sa tenue burlesque, Rayane n'avait plus rien de l'adolescente bien apprêtée que sa sœur connaissait.

— Aurore...

Elle prononça son nom dans un souffle, toujours incertaine d'avoir en face la bonne personne. En entendant son ancien prénom, Rayane sursauta. Elle jeta un bref regard autour d'elle ; ses camarades continuaient de s'affairer dans tous les sens, mais elle n'était pas à l'abri d'une oreille indiscrète.

— Suis-moi, lança-t-elle.

Elle rebroussa chemin, en s'efforçant de garder un pas tranquille. Quand sa sœur entra derrière elle, Rayane verrouilla la porte de sa chambre. La jeune femme contempla la pièce avec un air de stupéfaction et de dégoût à peine dissimulé. Elles ne s'étaient pas revues depuis des années et cette première réaction pleine de dédain fit instantanément bouillir le sang de l'acrobate.

Bien sûr, la chambre n'avait rien à voir avec ce que sa famille connaissait, elle était juste assez grande pour accueillir son lit, une chaise et une table étroite où était dispersé tout son arsenal de maquillage. Des coussins colorés recouvraient la quasi-totalité de son lit et des bijoux et rubans pendaient négligemment sur les murs, cadeaux de ses admirateurs qu'elle n'avait pas encore eu le temps de vendre.

— Que fais-tu ici, Ester ?

La jeune femme épousseta sa robe, comme si l'atmosphère de la chambre était en train de la contaminer. Rayane serra les mâchoires. Voyant la tension de sa sœur, Ester lâcha un souffle.

— Je ne viens pas te voir par plaisir, rassure-toi.

Et effectivement, Ester avait l'air tout aussi ravie qu'elle de cette visite. Huit ans, se souvint Rayane. Cela faisait plus de huit ans qu'elle s'était enfuie. Elle avait quitté une vie aisée pour l'inconnu et elle avait surtout laissé derrière elle une famille qui n'en avait jamais vraiment été une. Elle les avait certainement plongés dans la honte et elle se doutait qu'ils auraient préféré agir comme si elle n'avait jamais existé.

Sa sœur n'y faisait pas exception. Docile, Ester s'était toujours pliée rigoureusement au code absurde que ses parents avaient mis en place pour elles. Et elle avait grandi pour devenir une parfaite copie de sa mère. Son nez droit et sa mâchoire carrée – caractéristiques typiques de leur famille – renforçaient la sévérité de son visage. Elle ne portait que peu de maquillage et seules quelques taches de rousseur adoucissaient ses traits. À l'instar de sa sœur, Ester était grande et élancée, mais elle semblait gracile par rapport à l'acrobate dont la musculature s'était considérablement développée avec les années passées au cirque.

— Qu'est-ce qui t'amène ici dans ce cas ?

— C'est à propos de... chuchota-t-elle en regardant tout autour d'elle, comme si les murs pouvaient l'entendre. Notre particularité.

— Notre...

Rayane fronça les sourcils en tentant de comprendre le lien entre les paroles de sa sœur et sa présence subite.

— Tu n'es tout de même pas venue ici pour me proposer un travail ? Parce qu'il est hors de question que je retourne...

Ester leva la main pour l'interrompre et roula des yeux.

— Je ne suis pas idiote. Je ne me serais pas déplacée dans ce trou à rat pour rien.

Rayane pinça les lèvres sous l'insulte.

— As-tu lu les nouvelles du jour ? reprit Ester.

— Non, pourquoi ?

— Le duc de Faramore est mort. Il a assassiné son fils et s'est suicidé.

Rayane écarquilla les yeux. Bien qu'elle n'ait jamais côtoyé directement le duc, il était l'un des membres les plus éminents des Mnésiques, un clan qui faisait partie du même cercle aristocratique que le sien. Elle avait toujours entendu dire du bien de cet homme, décrit comme quelqu'un de droit et d'extrêmement méticuleux.

— Ça doit être un sacré foutoir là-haut, répondit-elle. Je n'aurais jamais pensé ça du duc.

— Ce n'était pas un meurtrier. On raconte qu'il est devenu fou, complètement dément. Des témoins l'ont vu délirer, parlant de choses qui seraient arrivées pendant son sommeil.

Elle se tut, attendant la réaction de sa sœur. Rayane s'était figée, les pièces du puzzle commençaient à s'imbriquer dans son esprit. Huit ans qu'elle n'avait pas utilisé son don volontairement. Elle avait même réussi à oublier cette part d'elle-même.

— Il aurait explicitement mentionné l'implication d'un Rêveur, compléta Ester et confirmant les soupçons de Rayane. Nous sommes tous des potentiels suspects.

— Mais je n'ai rien à voir avec ça ! Et d'ailleurs je ne vois pas comment notre don aurait pu rendre le duc cinglé. On ne peut pas influencer l'esprit de quelqu'un, que je sache.

— Tu ne m'apprends rien, mais les autorités ont décidé de mener l'enquête sur notre clan. Tout notre clan. C'est la seule piste qu'ils détiennent.

— Comment peux-tu déjà savoir tout ça ?

Ester frotta rapidement ses mains l'une contre l'autre, un geste qui trahissait sa nervosité.

— Je connais quelqu'un qui est... était proche du duc et qui m'a prévenue dès qu'il l'a su. Mais peu importe, tu dois venir avec moi.

— Venir ? Où ça ?

— Chez nous. Les autorités seront à notre domicile sous peu, dans un jour, deux, je ne sais pas exactement, mais ce qui est sûr c'est qu'ils ont l'intention d'interroger tous les Rêveurs au plus vite.

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