Chapitre 5 - La fête de la Moisson (Partie 1)

D'un geste vif, Sojeyn repoussa ses cheveux, coiffés en une discrète demi-queue haute, et attacha sa courte cape violine à chacune de ses épaules, par-dessus sa veste mauve en soie, sans se regarder dans un miroir. Il accordait peu de temps à son apparence, malgré son goût singulier. Ses amis s'en étonnaient d'ailleurs.

Un fin sourire moqueur flotta sur ses lèvres, il aimait conserver un brin de mystère à son sujet. Puis il jeta un coup d'œil par la baie vitrée de son salon : le soleil du solstice d'été étalait son manteau rose nacré, et les ombres des arbres en fleur de son jardin s'allongeaient.

Un temps parfait pour la fête de la Moisson, qui enchanterait tout Aurora.

Le dos droit, une démarche joyeuse, l'adolescent franchit la porte de sa suite, située à l'extrémité du palais face à un escalier, et grimpa les marches quatre par quatre. Au premier étage, il remonta le couloir central jusqu'à l'immense salle de réception.

Sitôt parvenu sur le palier, il s'immobilisa afin d'admirer les imposants bouquets, aux teintes douces, disposés entre les colonnes, garnies de guirlandes florales. La décoration s'harmonisait avec les emblèmes des doryaumis peints au plafond à l'intérieur de disques écrus, rappel des perles, et emplissait les lieux de fragrances sucrées. Même si elle demeurait semblable année après année, il ne s'en lassait jamais.

Et au milieu de ce magnifique arrangement, Flore resplendissait. Sa longue robe vert pâle et gris, rehaussée d'un orange pastel aux bordures et sur la ceinture, ornées de la llyriah, voletait au gré de la brise.

Une vraie princesse !

Mais une princesse au front préoccupé, sous le savant chignon paré de fleurs blanches. Elle frissonnait, frottait ses bras, sans s'en rendre compte, comme pour se réchauffer.

Lorsqu'elle le vit, elle arrêta son geste et s'exprima d'une voix lugubre :

— Ma vision se déroulera ici. Nos parents seront blessés, peut-être assassinés, et toi, tu...

Elle baissa les paupières, puis ses épaules abattues tremblèrent. D'angoisse, comprit l'adolescent, qui n'avait eu aucun mal à terminer sa phrase. Un frémissement imperceptible le traversa, sur lequel il refusa de s'attarder.

Avant qu'il puisse l'encourager à profiter de la fête, plutôt que de se morfondre, sa sœur lança avec force :

— Je rêve de défier les doryaumis, de leur imposer l'aide d'Aequalis. Ou pourquoi pas l'adhésion !

Sojeyn écarquilla les yeux. Si Flore dévoilait surtout ses pensées et ses émotions à lui, jamais elle n'avait parlé ainsi, en contradiction avec ses devoirs, en contradiction avec les décisions du Conseil.

D'habitude, c'était lui l'intrépide, et elle qui le raisonnait !

Pendant leurs recherches infructueuses sur la tribu, elle n'avait d'ailleurs pas mentionné un rejet aussi explicite des doryaumis, même si son intention était de rallier les exilés à leur cause, contre le gré de ces derniers.

Le réalisa-t-elle ? Il se le demanda quand elle déclara plus sagement :

— Mais ce n'est qu'un rêve, et nous devrons trouver un autre moyen de contrer ma prémonition.

Puis elle se redressa, un masque d'impassibilité remplaçant celui des confidences, tandis qu'elle fixait un point derrière lui.

Il en connaissait la raison avant même de se retourner : leurs parents.

Ceux-ci, accompagnés d'Ixli, les saluèrent dans un silence chargé de tension, comme si des nuages venaient de voiler soudain le ciel limpide. Tout le corps de l'adolescent se crispa, tant ce conflit, si inusuel, le bouleversait. Il suivit alors tristement sa famille, qui se dirigeait vers le balcon surplombant la place principale, et se positionna à la droite de sa mère, et sa sœur entre son père et sa tante.

Après l'ovation des Auroréens, le roi prononça son discours d'accueil. Peu intéressé, Sojeyn n'écouta pas et balaya la foule du regard. À la vue des visages heureux, inconscients du destin funeste, une lame de douleur le transperça. Combien d'années d'insouciance leur restait-il ? Comment éviter ce drame ?

Y songer maintenant ne résoudrait rien ! soupira-t-il.

Il s'obligea à appliquer le conseil qu'il avait souhaité donner à Flore et s'arracha de ses pensées moroses. Le prince s'étonna de ne plus entendre son père, il semblait attendre quelque chose. Quoi ? Sa sœur, bien entendu ! Tout comme lui, elle devait être perdue dans ses réflexions. Il la contacta aussitôt en esprit pour l'alerter, et elle se ressaisit.

Avec le souverain, elle s'avança. Ils posèrent leur main sur le cœur en guise de salut, puis Ixli, Katja et lui-même les imitèrent.

Les festivités débutaient.

La famille se téléporta sous le dais émeraude, brodé de la llyriah, qui faisait face à une spacieuse estrade surélevée. Sojeyn observa ensuite les alentours : les Auroréens encerclaient la scène, assis sur le sol, recouvert de tapis. Ils commandaient boissons ou nourriture par la pensée auprès de serviteurs, qui s'occupaient des buffets dressés à l'écart, et leurs ordres se matérialisaient devant eux.

La présence de la charpente en bois sombre, ainsi que des vases de grande taille en forme de fleur épanouie au pied des poteaux de soutien, intrigua le prince. Il n'était pas le seul. Que réservaient les kiriahnis ?

Il préféra attendre la surprise, plutôt que de se l'imaginer à l'avance, et focalisa son attention sur les jeunes gens, au visage empli de fierté, qui s'alignaient sur la scène. Les meilleurs parmi les nouveaux diplômés des guildes des métiers avaient l'honneur de danser la légende des Perles pour leur famille, les amis et les spectateurs. Et dans chaque doryaum, un hommage allait être rendu à ce récit remontant à la fin des temps, lorsque les pouvoirs psychiques, peu répandus, étaient perçus comme de la magie maîtrisée par une élite.

Le silence s'installa dès que les musiciens, assis sur une petite estrade séparée, entamèrent la mélodie du conte.

À cette époque reculée, le roi Riahn et son cousin Kilyan, avec l'aide de leurs compagnes, dirigeaient une planète, où les Auroréens établissaient les premières villes et luttaient avec courage contre les nombreuses catastrophes naturelles. La famille royale montrait l'exemple, ne ménageait pas ses efforts. Son affection rayonnait sur tous.

Hélas ! Au cours d'une de ces batailles, le fils de Riahn décéda, emporté dans un terrible incendie de forêt, alimenté par des vents violents, qui avait duré une semaine et tué bien des malheureux. Mais le souverain, fou de douleur, accusa Kilyan de la mort de son enfant afin de permettre au sien d'accéder au trône.

Il oubliait que son cousin s'était battu contre les flammes dévastatrices nuit et jour, il oubliait que son cousin avait sauvé des vies au péril de la sienne à chaque instant.

Riahn ne clamait qu'une chose : cet homme et son fils étaient prisonniers d'un même brasier, et le premier en avait réchappé... seul !

Avec l'accord du Conseil, le roi exila Kilyan, lequel, par fierté, ne se défendit pas, donnant ainsi raison à la condamnation inique. Leurs compagnes, Llyrna et Iahni, plus sages, tentèrent de les convaincre de leur erreur.

En pure perte.

Durant des années, le couple banni s'isola au milieu de prairies constellées de fleurs de la taille d'une main, à huit pétales dentelés, couleur émeraude pailletée d'or. Il découvrit les étranges propriétés de cette plante et en fabriqua des élixirs. Ceux-ci renforçaient les capacités psychiques naissantes ou amélioraient les effets d'autres potions.

Alors qu'il vivait heureux, sans regret pour son ancienne vie, Kilyan se réveilla une nuit en sueur après un cauchemar. Son pouls était désordonné, il peinait à récupérer son souffle, et le feu brûlait dans ses veines. Quand il put parler à nouveau, il le raconta à Iahni.

D'ici peu, un tremblement de terre provoquerait une éruption : il ravagerait la capitale du doryaum Volcani et décimerait la population.

Pendant une visite du souverain !

Contre l'avis d'Iahni, il refusa d'y croire. Mais le rêve devint récurrent et, avec des trésors de patience, elle le persuada de sa véracité. Avec toutes ces vies en jeu, il devait alerter Riahn, déclara sa compagne. Quoiqu'il en coûte. Il finit par céder et le couple se rendit au palais.

Malheureusement, le roi leur interdit l'entrée, malgré la pression de Llyrna.

Kilyan et Iahni n'abandonnèrent pas pour autant. Le jour du drame, ils s'installèrent près du volcan, espérant détourner le trajet du flot meurtrier. Lorsque les secousses démarrèrent et qu'une première lave déborda du cratère, le cœur de Riahn s'ouvrit enfin.

Il comprit où l'avait amené son orgueil.

Accompagné de Llyrna, il rejoignit le couple. Dans la tourmente infernale, ils se réconcilièrent sans un mot : la force de leurs yeux parlait pour eux. Ils unirent leurs pouvoirs contre le monstre visqueux qui rasait tout sur son passage, qui assassinait des Auroréens impitoyablement.

Concentrés sur leur tâche si ardue, ils détectèrent trop tard qu'un second flux se ruait... là où ils se trouvaient. Tous les quatre acceptèrent leur destin et continuèrent à se battre pour sauver la population.

La coulée traîtresse, brûlante, destructrice, les engloutit en une seule vague.

Le lendemain, des survivants découvrirent à l'endroit de leur mort quatre sphères transparentes irisées. Le fils de Kilyan, devenu le nouveau roi, baptisa alors les capacités psychiques, les kiriahs, et la fleur couleur de l'émeraude, la llyriah, en l'honneur des deux couples.

La légende des Perles était née.

La danse se termina dans un silence solennel, l'émotion voguant sur les chevelures chatoyantes. Sojeyn la partagea sans gêne, puis se leva avec sa famille et les Auroréens quand une enfant amena les quatre perles sur un coussin, dépourvu de fioritures.

Ixli accéda à l'estrade et se mit derrière la petite fille, debout au milieu des artistes agenouillés face à elle. La main droite sur son cœur, elle lança le serment des kiriahs, dont chaque mot toucha de plus en plus l'adolescent.

— Quel est le premier Principe ?

— Se former. Un Auroréen sauvage est dangereux pour lui et les autres, répondit-il d'une voix forte, en chœur avec la foule, dans la même attitude que l'uriahmi.

— Que nous enseigne le deuxième Principe ?

— Employer son pouvoir psychique pour le bien de tous.

— Qu'exige envers autrui le troisième Principe ?

— Respecter et protéger la vie privée de chacun.

— Qu'impose le quatrième principe ?

— Recourir à son talent uniquement en cas de nécessité.

Le prince se recueillit ensuite avec le peuple plusieurs minutes tandis que la petite fille déposait son précieux coussin sur un socle, prévu à cet effet. Elle quitta la scène avec Ixli, après les jeunes gens.

À cet instant Flore le contacta par la pensée :

Nous sommes en train de revivre le même cauchemar. La légende des Perles vient de nous le hurler, et le Conseil reste sourd, aveugle à son appel.

Il partagea sa douleur, son envie de crier leur désespoir, mais ils ne pouvaient que se taire, impuissants. Hormis Ixli, personne ne les écouterait.

Ils étaient aussi seuls pour sauver Aurora que Kilyan, le cousin honni.

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