Chapitre 3 - Jour de Conseil (Partie 2)
Pendant ce temps, les pas nerveux de Flore claquaient sur les dalles de la salle de réception tandis qu'elle l'arpentait en long et en large. Plongée dans ses pensées, elle saluait d'un geste machinal les personnes qu'elle croisait.
Elle s'immobilisa devant la porte close des doléances et déglutit. Son pouls s'accéléra : elle requérait sa première audience. Si la princesse connaissait l'opinion de tous les membres grâce aux récits de son père, elle n'avait jamais participé à une session puisqu'elle n'était pas majeure. Sans influence politique, sa tâche s'annonçait difficile.
Le rideau psychique doré qui constituait la porte s'effaça, actionné par un serviteur depuis l'intérieur. Aucun retard dans l'ordre du jour.
Tant mieux, se dit-elle, soulagée de ne pas être obligée d'attendre.
À l'aide de plusieurs respirations profondes, les paupières baissées, elle détendit ses muscles et chassa son anxiété. Puis elle ouvrit les yeux, déterminée.
Que la bataille commence !
Flore se plaça sur la fleur de llyriah et salua une main sur le cœur avec une légère inclinaison alors qu'elle s'imprégnait de l'ambiance.
La bonne humeur régnait, signe de bon augure.
— Princesse Flore, héritière en titre, tu as sollicité une entrevue. Nous t'écoutons, lui signifia Altar d'un ton cérémonieux.
— Je vous remercie. Ma requête concerne nos kiriahs. Leur bénéfice pour notre peuple n'est plus à démontrer, l'histoire témoigne de notre succès à les dompter. Cela ne s'est pas accompli sans heurts... ni morts, hélas.
— Nous sommes au courant, tiqua Reinart d'Ostia. Où veux-tu en venir ?
— Le passé et le présent prouvent l'importance de vos choix pour notre futur, continua Flore en ignorant l'interruption. Certains se sont avérés judicieux, d'autres moins. Tous et toutes, vous avez toujours à cœur le bien-être de notre planète. Même lors des moments d'égarement, vous êtes parvenus à trouver le bon chemin. Grâce au Conseil, depuis deux mille ans, nous vivons en paix.
Flore s'autorisa une pause et scruta l'assemblée. Cette entrée en matière les surprenait, comme elle le souhaitait. Elle baissa les paupières un instant, se concentra sur son rythme cardiaque pour l'apaiser.
Tout allait se jouer dans les minutes suivantes.
Elle jeta un coup d'œil à sa tante qui l'encouragea d'un hochement de la tête. Ce geste anodin déclencha une vague de chaleur au fond d'elle-même, lui apportant une force intérieure. La princesse poursuivit :
— Vous vous demandez la raison de mes propos ? Celle-ci est simple. J'aimerais aborder un kiriah en particulier et compte sur votre sagesse.
— Lequel ? questionna Reinart. En général, ce domaine appartient aux uriahs. Tu es bien placée pour le savoir, Maître Kiriahni.
— En effet, mais celui-ci est peu reconnu. La clairvoyance.
La stupéfaction se peignit sur la plupart des visages, et le doryaumi la darda de son regard acéré. Elle le soutint sans faiblir.
— Que souhaites-tu dire à ce sujet ? En quoi sollicites-tu notre intervention ?
— Une prédiction, quoique citée dans la légende des Perles, est rarement admise en raison de la difficulté à l'interpréter. De ce fait, nous enseignons juste aux détenteurs de ce talent à ne pas se laisser dominer.
— S'agit-il de ta requête ? s'enquit Fenigal. Modifier l'apprentissage de ce kiriah ?
— Non. J'ai eu une vision et veux vous la révéler... Elle annonce la fin tragique d'Aurora.
Flore avait enfin lancé sa pierre dans l'eau. Le souffle haletant, elle observa les réactions. Les membres demeuraient pétrifiés, en état de choc. Un étrange silence plana quelques secondes. Un temps si court qu'elle pensa l'avoir rêvé. Déjà, les doryaumis s'animaient, et un brouhaha s'élevait. Par contraste, le calme de ses parents la surprit : aucune émotion ne transparaissait sur leurs visages.
Votre habitude des sessions mouvementées n'explique pas tout.
Au milieu de ce tumulte, Reinart l'interpella d'une voix forte :
— Est-ce vraiment une vision, et non un simple cauchemar ? Qui nous l'assure ?
— Moi ! clama Ixli. Je l'ai analysée. J'en confirme sa véracité.
Son interruption brisa le chaos ambiant, et plusieurs doryaumis froncèrent les sourcils. Leurs attitudes reflétaient leur désapprobation. Tout membre de la famille du solliciteur était exclu du débat.
Es-tu sûre de ton intervention, ma tante ? Tu joues avec le feu.
Flore s'appliqua à afficher une apparence impassible. Seuls la moiteur de ses mains et les battements de son cœur la trahissaient. Elle attendit la décision de son père, mais l'apaisement vint de Fenigal :
— Puisque Ixli atteste l'authenticité de la prémonition, entendons la princesse. Cela ne nous engage en rien à ce stade.
Après quelques hésitations, les doryaumis consentirent. Altar confirma l'accord, et Flore respira à nouveau. Elle ne s'était pas rendu compte qu'elle retenait son souffle. Elle admira le talent d'Ixli, maîtresse de ses faits et gestes.
Un serviteur apporta un comurion et sa table. Il posa l'ensemble à côté de Flore qui ne subissait pas l'influence des perles d'inhibition. Sur le plateau circulaire en bois clair, de la taille d'un avant-bras, six sphères dorées entouraient une semblable au centre. La kiriahni remplaça cette dernière par une bulle de souvenir, à la teinte pourpre translucide, puis se connecta à celle-ci.
Un arc lumineux se matérialisa entre les sphères petit à petit. Le tout forma une toile d'araignée scintillante, et une image en trois dimensions se déploya. Flore l'utilisa pour raconter sa vision.
Un silence de plomb s'abattit sur la salle. Le visage de certains reflétait l'horreur, ou la tristesse, tandis qu'ils regardaient Altar et Katja. Pourtant, ses parents réagissaient comme si ce destin ne les concernait pas. Incompréhensible.
Comment pouvez-vous rester indifférents ? Cette prédiction annonce votre mort et celle de Sojeyn.
Ne la croyaient-ils pas ? Elle les avait toujours imaginés ouverts aux idées nouvelles. Se serait-elle trompée ? Ixli semblait tout autant déstabilisée par l'attitude du couple royal. Le temps lui manquait pour s'appesantir sur ce point : Yoron s'adressait à elle.
— Nous te remercions d'avoir exposé la situation en détail. Je regrette ton incapacité à décrire cet ennemi.
— C'est pour cela que je doute de cette vi... ce rêve, martela Hadil.
— Les images d'une vision sont souvent confuses, expliqua un des uriahmis. D'où la difficulté d'interprétation.
— Et plus elle se rapporte à un futur lointain, moins son contenu se discerne, renchérit un autre.
— Comment démasquer ces ombres ? interrogea Fenigal. À quoi sont-elles dues ?
— À un rejet de l'esprit, il se préserve. Le kiriahni doit revivre sa prédiction sans ressentir de danger, avec l'aide d'un maître au moins.
— L'as-tu effectué, Ixli ?
— Oui, confirma-t-elle. Vous avez tous constaté la violence de la scène. Découvrir la teneur exacte de cette menace se révèle difficile.
Plusieurs personnes hochèrent la tête, et les conversations débutèrent au sein des doryaums. Flore en profita pour observer l'assemblée. Elle se trémoussait, lui jetait des regards inquiets, tapait du doigt le dessus des bureaux. On ne mettait visiblement pas sa parole en doute.
Réfléchissez bien, ne concluez surtout pas à la légère ! supplia-t-elle.
Ses parents et sa tante ne communiquaient pas entre eux. Les premiers gardaient les yeux fixés sur les membres du Conseil, la seconde lui transmettait sa confiance pour la suite. Plus détendue qu'à son arrivée, elle se rangea à l'opinion d'Ixli.
Mais une voix cassante, d'où perçait une colère maîtrisée à grand-peine, se manifesta soudain.
— Je suis étonnée de toutes ces réflexions inutiles, assena la Dame de Westia. Qu'avons-nous vu ? Un futur potentiel dans quelques années ! Beaucoup d'événements peuvent se passer d'ici là, sans avoir besoin d'agir pour le contrer.
Les grimaces des uns et des autres indiquaient combien l'intervention était mal acceptée. Néanmoins, ils se tournèrent vers Flore quand Reinart la questionna :
— Dame Hadil soulève un bon point. Que suggères-tu afin d'éviter cet avenir ?
— Intégrer la Confédération. Nous sommes un peuple pacifique, nous interdisons les armes, et cet ennemi en possède. Aequalis nous protégerait de lui.
Une agitation bruyante explosa à ses derniers mots. Prête à bondir comme un fauve, la doryaumi la transperça du regard.
— Voici la vérité, membres du Conseil. Nous savons tous que la princesse aspire à l'adhésion, accusa-t-elle. Elle suppose avoir trouvé le moyen à nos dépens. Ne nous laissons pas duper.
— Non ! protesta Flore en vacillant. Cela n'a rien à voir ! J'ai juste donné mon opinion. Le plus important est d'empêcher cette vision de se réaliser, quelle que soit notre action.
— Qui, au risque de me répéter, aurait lieu dans... Combien de temps déjà ? Deux ans au moins ! Et pour nous soustraire à ce... destin funeste, nous devrions aliéner notre liberté ? Ineptie ! Jamais je ne souscrirai.
— Je partage cet avis, informa Reinart. Même si nous avons oublié l'art du combat, nous disposons de nos kiriahs, qu'aucune technologie ne peut vaincre.
La discussion houleuse se poursuivit sans pour autant prendre une direction ou une autre. La situation s'enlisait, Flore implora Altar du regard. Lorsqu'il prit enfin la parole, la foudre tomba sur elle tant elle espérait qu'il imposerait son choix. Dans son sens.
— Les opinions sont partagées. Procédons à un vote. Bien entendu, ni Ixli ni moi-même n'y participerons. Ceux en faveur de la requête de la princesse, manifestez-vous.
Plusieurs mains se levèrent, mais un peu moins de la moitié des personnes autorisées. Son bras figé à demi en l'air, Fenigal hésitait tout comme Yoron. Quand Hadil et Reinart leur lancèrent un éclair incisif, ils renoncèrent.
Sous le regard consterné de Flore, les deux hommes baissèrent le visage, et leurs épaules s'affaissèrent. Elle était au fait des rouages du Conseil. Plus d'une fois, son père lui avait raconté les sessions où l'un votait pour un membre en échange de son soutien à un précédent sujet.
Son ventre se tordit, le froid gela le sang dans ses veines.
Serais-je victime d'un accord de Westia à un de vos souhaits ? Comment osez-vous mettre en balance l'avenir des Auroréens avec une entente de complaisance !
L'attitude d'Hadil ne lui laissait aucun doute sur son analyse : elle jubilait. Digne, Flore planta ses yeux, remplis de réprobation, droit dans ceux de la doryaumi qui perdit de sa superbe.
Tu as gagné sans t'embarrasser des conséquences !
Elle écouta, accablée, ensuite le verdict énoncé par le roi d'une voix neutre.
— Princesse Flore. Nous te remercions de ta mise en garde. Après délibération, ta demande est rejetée. Tu peux te retirer.
Elle chercha le regard de l'un de ses parents en vain, puis se dirigea vers la porte des doléances les pieds lourds. Des frissons parcouraient son corps, sa gorge la brûlait. Elle cligna des paupières, luttant contre les sanglots qui menaçaient de la submerger. Sur le palier, elle rassembla ses forces, se retourna et proclama :
— Le Conseil a nié ma vision. Je voudrais croire à votre sagesse ! Je voudrais croire à mon erreur ! Pour le bien d'Aurora et de son peuple. Mais tout au fond de moi, je suis convaincue du contraire. Vous avez pris la mauvaise décision. Comme à l'époque des siècles de la Décadence, vous devrez un jour répondre de cette grave méprise.
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Glossaire
- Comurion : plateau circulaire (diamètre entre 40 et 80 cm), composé de six sphères dorées sur le pourtour et une au centre. N'importe quel Auroréen peut l'activer en se connectant par la pensée à la sphère centrale. Des arcs se déploient, tel la roue d'un vélo. Il sert à projeter une image (holographique), à transmettre une image entre eux, à lire une bulle de lecture ou la visualiser. C'est donc une sort d'ordinateur. Chaque famille en possède au moins un.
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