Table Rase
- Ral'kh ! Vieux brigand ! Tu m'as manqué, dis-je en faisant mine d'écraser une larme.
Le diablotin m'ignora. Tant pis pour lui... Ral'kh me tournait le dos, et semblait préoccupé par une nature morte accrochée au mur. Du bout du doigt il redressa un peu la peinture, puis fit un pas en retrait. Les mains sur les hanches, il émit un grognement satisfait avant de se retourner vers moi nonchalamment. Du coin de l'œil, je vis sa mâchoire se décrocher et ses grands yeux s'écarquiller comme ceux d'un junkie.
Dans ma main droite, je tenais une masse d'une taille imposante et dans ma main gauche, un casque de chantier jaune fluo. D'une pichenette, je posai celui-ci sur mon crâne, puis j'ajustais mes lunettes de protection totalement inutiles devant mes orbites vides. Je jettais un coup d'œil à Ral'kh et eut un sourire en coin. Ce dernier n'avait toujours pas bougé, stupéfait. Il bégaya d'une voix incrédule :
- T... Tu... Non. Tu ne vas pas oser... pas encore !
- Réveille-toi Ral'kh, ahanais-je en soulevant mon outil bien haut. T'es... À LA MASSE !
A ces mots je portais un coup violent au mur et fracassai les briques qui se trouvaient derrière. BOUM. "C'est con, il va falloir refaire la peinture." ricanais-je tout bas.
- Tu sais combien de temps j'ai passé à tout remettre en état ? s'exclama Ral'kh derrière moi.
BOUM. Je m'en fichais pas mal, de son temps. J'avais un besoin urgent d'un changement de déco. BOUM. Et puis... Si j'avais abattu ces murs la première fois, ce n'était pas pour les retrouver intacts quelques jours plus tard. BOUM. Putain, ce que ça faisait du bien ! Je mettais toute ma force dans ces coups. BOUM. J'allais éclater ces murs et bousiller le mobilier, et j'avais les dents serrées à m'en faire péter les molaires. BOUM. En périphérie de mon champs de vision, je voyais Ral'kh tressaillir à chaque coup que je donnais. J'avais déjà défoncé deux des quatre murs, dévoilant derrière les briques rouges un revêtement gris béton que tous mes efforts n'arrivaient pas à esquinter. Je traversais la pièce en shootant dans les fauteuils au passage. Je m'arrêtai devant le minibar, songeur.
Ral'kh retint sa respiration. Un ange passa. Le diablotin fit un pas dans ma direction, avec un soupir de soulagement.
- Ça ne sert... commença-t-il.
Je l'interrompit en abattant ma masse sur le sommet du meuble. BOUM. BOUM. BOUM. BOUM. Je poussai un hurlement rauque et réduisit le minibar en tout petits morceaux, méthodiquement, avec un rictus de psychopathe. BOUM. Le son de ma masse. BOUM. Le son de la fureur. BOUM... ainsi faisait le sang qui battait à mes tympans.
Je ne m'interompis qu'après un long moment, les jambes tremblantes et les mâchoires serrées. Sans un mot, je lançais ma masse contre le troisième pan de mur. Il s'effondra, dévoilant la même paroi grise et poussiéreuse. J'étais dans un brouillard écarlate, une mer d'acide brûlant dans lequel naviguaient au hasard des icebergs de colère. Une colère noire, qui me sortait du thorax en écartant les cotes sur son passage façon Alien. Comme à chaque fois, mes démons se moquaient de moi, sifflant derrière leurs longues dents effilées, s'amusant à tourner et retourner des poignards dans mon cœur.
Je devais m'en débarrasser. Faire table rase. J'avais un goût métallique dans la bouche et la furieuse envie de cogner les meubles de mes poings. Qu'importe la raison, tant que ça me faisait mal. Je n'avais plus besoin de la masse. C'était encore trop indirect, trop peu personnel. "Celui-là, je vais le faire tomber pour elle" grognais-je en silence en me tournant vers le quatrième et dernier mur de brique.
Ral'kh se dressait devant moi, l'air de ne rien y comprendre, déterminé à protéger la peinture à l'huile, touche finale d'une décoration dont il ne restait que des ruines.
Cette vision me fit sourire.
- Ral'kh, il faut que tu te rendes à l'évidence... C'est une croûte, cette peinture.
- Ah bah merci ça fait plaisir ! C'est moi qui l'ai faite pendant que tu étais parti ! rétorqua-t-il, vexé.
- ...
- ...
- Attends... Mais depuis quand tu peins toi ?
- En une éternité d'existence c'est la première fois qu'on me plante et que mon client se barre ! Y fallait bien que je m'occupe. Tu voulais que je fasse quoi, du yoga ?
Je restais sans voix. À la fois intéressé et profondément flegmatique. Je lui fis signe de prendre sa peinture et de s'éloigner de quelques pas. D'abord réticent, il se rendit ensuite compte de ce que je lui proposais de manière tacite... et probablement comprit-il que je n'aurais que peu de remords à me débarrasser de son "chef-d'œuvre".
Je fis craquer mes phalanges et leva mon poing. J'eus un instant d'hésitation avant d'asséner le premier coup. Je m'en voulus aussitôt pour cet aveu de faiblesse.
BOUM.
Je frappais avec mon cœur, avec ma hargne. L'impulsion ne venait pas des hanches, elle venait des tripes, et elle avait un goût amer.
BOUM.
Je fermais les yeux. Tout au fond de moi la meute de chiens se tut, petit à petit. Une chape de plomb se posa sur mes épaules. J'avais mal, comme si le sang dans mes veines était en train de bouillir. Et comme si tous les os de ma main s'était fracturés d'un coup.
BOUM.
Toutes mes forces m'avaient abandonné. J'entendis Ral'kh ricaner derrière moi. Une odeur de plâtre flottait dans l'air, mélangée à autre chose.
Je lâchai prise et sentis une larme s'échapper de mes paupières et couler sur ma joue. L'obscurité m'entourait, presque confortable. Je soupirai longuement, et forçai mon cœur à calmer ses battements sourds.
Toujours cette odeur entêtante qui m'entourait... Du fromage ??
J'ouvris les yeux. Le rire de Ral'kh redoubla d'intensité. Rapidement, je me sentis succomber à un fou rire moi aussi. Un rire de hyène, un rire de fou. Sans que je m'en rendes compte, je venais de me débarrasser d'un poids. Mes larmes devinrent un instant des larmes de joies.
Même l'air me semblait moins lourd.
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