Quatre murs et un toit
- Les collines d'or offraient à la lune leur versant lumineux, et des versants d'ombre montaient jusqu'aux lignes de partage de la lumière. Sur ce chantier désert d'ombre et de lune,
régnait une paix de travail suspendu.
- Saint-Exupéry ? s'étonna-t-elle avec un sourire.
J'acquiesçais. Nous nous étions arrêtés à la tombée de la nuit et, l'air se rafraichissant rapidement, j'avais fais apparaître un feu. J'étais subjugué par la beauté du paysage hors du commun. Le désert, qui semblait être, sous le regard brûlant du Soleil, un lieu de perdition pour les âmes tourmentées, avec ces rochers sauvages et son sable qui se dresse sous l'effet du vent pour repousser tout intrus. Ce même désert que nous avions fui sans relâche toute la journée, me paraissait presque accueillant depuis que j'avais coupé le moteur de ma bécane. Le silence avait alors envahi l'atmosphère ; nous étions seuls, deux minuscules fourmis dans un océan de sable. Le vent était tombé, et la lune avait pris position dans sa robe piquée de diamants. Tout était si différent... Il faisait presque froid, et au-delà du cercle orangé formé par notre feu de camp, les dunes étaient peintes en nuances de gris et de bleus.
- Comment aurais-je pu créer tout ça sans m'en rendre compte... soufflais-je.
- Et pourtant c'est le cas. Inconsciemment, tu as fait appel à ce que tu connaissais du désert. Et je dois bien admettre que le résultat est... bluffant.
Ma compagne d'aventure agita vers moi sa petite branche de bois sur laquelle étaient plantés toute une ribambelle de chamallows. Elle m'avait demandé d'en créer après que j'ai allumé le feu. Elle les engloutissait depuis plusieurs minutes à une vitesse folle, comme si elle essayait de rattraper des années de régime !
- Tu n'enlèves jamais tes lunettes de soleil ?
Elle me répondit qu'elle avait des cernes à faire peur et qu'un homme avisé aurait évité de le lui rappeler. Devant ma grimace dépitée, elle ajouta qu'un homme encore plus avisé essaierait de se faire pardonner en faisant apparaître du nougat.
- Mais c'est sans vouloir te commander, bien sûr ! ajouta-t-elle avec un sourire innocent déformé par toute une famille de chamallows.
- Bien sûr...
Je levais les yeux au ciel, mais accédait tout de même à sa requête. Puis une question me traversa soudain l'esprit :
- Dis... Si c'est moi qui ait créé tout ça inconsciemment, les montagnes, les arbres, le désert, etc. Pourquoi est-ce que j'ai imaginé un désert, une montagne et même un océan ? Pourquoi pas juste une route toute simple, des petites fleurs et des champignons multicolores, au lieu de me faire chier à escalader des falaises ou à naviguer pendant des jours ?
- Peut-être que tu sais, au fond de toi, que tu ne peux aller nulle part. Peut-être que tous ces obstacles étaient des signes que t'adressait ton esprit pour te dire "Hey ! Fais demi-tour dès que possible"...
- Mon inconscient est un GPS ?
- Si c'est le cas alors tu ferais peut-être bien de l'écouter pour une fois, tu ne penses pas ?
- C'est n'importe quoi... Regarde autour de toi ! m'exclamais-je en écartant les bras. Comment croire que je suis moi seul à l'origine de tout ça ! Et puis les arbres, et le vent, et...
- Et les animaux ? souffla ma voisine presque moqueuse.
- Merci. Quoi que non attends... J'en ai pas croisé un seul depuis que je suis ici. Tu es la première chose vivante que j'ai vu depuis que j'ai quitté Ral'kh.
- Une "chose" ? Tu sais parler aux femmes toi...
- Excuse-moi, mais tu m'as compris.
- Tu trouves ça bizarre ? me demanda-t-elle en fixant les astres.
- Maintenant que je me pose la question, oui, c'est étrange. Mais pas plus que deux squelettes discutant ensemble...
- Lève les yeux, et oses me dire que tu n'es pas en train de créer ce monde à l'heure où je te parle, ricana-t-elle en embrochant des friandises sur son bâton.
Je soupirai et levai le menton vers le ciel étoilé. Avec ma main en visière, je guettais... Je ne sais quoi.
- Je suis sensé voir qu...
Là ! Quelque chose, une ombre fugace, venait de passer devant une constellation ! Et la voilà qui repassait au clair de lune, encore plus haut dans le ciel.
- Tu veux savoir ce que je crois ? demanda-t-elle sans attendre de réponse. Je crois que maintenant que tu as pointé du doigt le problème, ton esprit fait les mises à jour nécessaires afin que cette parodie d'univers ait l'air vrai.
C'était un oiseau de proie, je parvenais à le deviner à sa manière de voler en cercle, cherchant sans doute un mulot ou un autre petit animal du désert. Le rapace eut un cri aiguë, puis s'éloigna à l'horizon, trop loin pour que je puisse le suivre du regard. J'étais sans voix. Troublé. Le rire cristallin de ma compagne me ramena à la réalité.
- Tu avais raison. C'est moi qui crée tout ça, se moqua-t-elle en imitant ma voix. D'ailleurs une femme a toujours raison, et toi plus que n'importe qui !
- Je ne dirais jamais ça, répondis-je en lui tirant la langue. Et puis qu'est-ce qui me dit que ce n'est pas toi qui crée tout ça ?
Elle redevint soudain sérieuse. Elle baissa les yeux sur sa brochette tandis que j'essayais de voir au-delà du reflet des flammes sur ses lunettes.
- Ce serait bien mal me connaître...
- Mais justement, je ne te connais pas du tout.
- Tu me connais mieux que personne, Bavard, lâcha-t-elle avec une voix grave.
Je restais silencieux. Une heure passa, ou peut être était-ce une minute. Elle eut un sourire triste et passa un doigt sous ses lunettes pour essuyer une larme.
- Pardon. Je crois bien que j'ai ruiné l'ambiance !
- J'ai... J'ai juste besoin de réfléchir un moment, lui dis-je en m'éloignant à pas lents.
- Tu peux encore marcher longtemps comme ça, tu n'arriveras quand même nulle part !
Je me tournais vers elle avec un soupir. Derrière ses lunettes de soleil, je devinais qu'elle se marrait, comme à son habitude. Exaspéré mais malgré tout sous le charme, et heureux qu'elle ait retrouvé sa légèreté habituelle, je relevai la tête vers les étoiles. Qu'est-ce qu'elle avait un caractère négatif cette fille ! Elle n'avait de cesse d'essayer de me décourager. Si je l'écoutais... Soudain, tout me parut limpide. J'eu un frisson, mais ce n'était pas à cause du froid.
Je fis volte-face en direction du foyer :
- Je t'ai créé toi aussi ?!!
- La montagne. L'océan. Le désert... Et moi. Le quatrième avertissement. Finalement je suis ce que ton inconscient a trouvé de mieux pour te faire comprendre que... tout ceci ne mène à rien.
Elle avait la voix rauque. Elle jeta son bâton dans les flammes d'un geste rageur.
- Mais...
- Il n'y a pas de mais, Bavard ! s'exclama-t-elle en se levant. Je suis contente que tu ais compris ce qui se passait, puisque tu m'as créé dans ce but. Mais il n'y a pas de mystère. Exactement comme chaque obstacle que tu as laissé derrière toi, j'ai joué mon rôle.
- Je... je ne veux pas que tu t'en ailles.
- Je n'ai jamais été là que dans tes rêves. Je n'ai de sens que par toi.
Elle éclata en sanglots. Je la pris dans mes bras sans rien dire. Je n'étais pas sûr de savoir quoi dire de toute façon... Je passai une main derrière sa nuque et la serrai contre moi, la laissant pleurer de tout son saoul. Chaque sanglot qui la secouait faisait écho à la peine qui enserrait mon cœur. J'avais peur, peur de savoir ce qui allait se passer. Et je crois bien qu'elle aussi, elle avait peur.
- Bavard, je...
- Pas la peine. Ne t'en fais pas, ça va bien se passer.
- Non, il faut que je te dises que... Merci. Merci de m'avoir créé. Ces derniers jours avec toi, c'était bien plus que ce que je n'aurais jamais pu espérer.
- ...
- Merci pour tout.
Je la serrai encore plus fort contre moi, luttant contre l'inexorable destin que je sentais planer au-dessus de nous. Et tout à coup il n'y eut plus rien. Je refermais mes bras ballants dans le vide, et serrai les dents. J'étais tout seul. Seul au monde.
À deux pas de moi, le feu éteint depuis des heures sentait le bois et le sucre fondu. J'avais les yeux rouges, mais la fumée n'y était pour rien. J'avais pensé à faire demi-tour pour rentrer chez moi, mais au fond c'était impossible. Je n'avais aucun chez-moi. Juste restait le désert, ou bien une pièce sans issue, avec un diable dans sa boîte. Juste quatre murs et un toit, mais c'était là que m'attendais la seule personne qui ne soit pas imaginaire. "J'ai juste envie de parler à quelqu'un..." murmurais-je avec le vent pour seul témoin.
J'allais me mettre en route sur le chemin du retour, mais à quoi bon ? Ce monde n'avait rien de vrai, et j'en étais le seul maître ; je n'avais aucune raison de respecter les règles du jeu. Une pensée idiote me revint alors, et fit germer sur mes lèvres un sourire. Le premier depuis qu'elle était partie.
- Allez Scotty, téléportez-moi...
À peine avais-je murmuré ces mots que l'univers se troubla autour de moi.
Le soleil se leva sur des dunes solitaires, et sur les restes d'un campement abandonné. Dans le sable, nos traces de pas disparaîtront. Bientôt ce sera comme si tu n'avais jamais existé.
À un autre endroit, dans un autre moment, je m'assis dans un fauteuil molletonné, fis craquer mes doigts, et croisai les jambes devant moi.
- Ravi de vous revoir... Vous êtes bel et bien à l'heure pour le thé.
- Pas de ça avec mon, mon vieux. Sers-moi un Cuba Libre !
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