La Fin de toutes choses
Aïe.
Juste un mot. Aïe.
J'étais sûrement mort, parce que j'avais mal à en crever, je peux vous le garantir ! J'avais mal, mais... c'était différent. Je sentais un feu de douleur parcourir tout mon corps et ronger la chair. J'avais l'impression que mes nerfs se contractaient et se repliaient sur eux-mêmes comme les convulsions des pattes d'un insecte sur le point de mourir. Mais ce n'était pas insupportable. J'avais le vague ressenti de pincements et de soubresauts incontrôlables, mais guère plus. Je présumais que c'est le fait de mourir qui atténuait la douleur. Humm. C'était pas plus mal, remarque !
Je flottais dans l'éther, léger comme une plume. J'étais incapable de voir quoi que ce soit autour de moi, plongé dans un magma noir et profond. Je pouvais encore sentir ma poitrine se soulever à chaque inspiration, mais rien de ce qui m'entourait n'était tangible. Drôle d'idée d'ailleurs, de respirer. La mort supposait d'ordinaire l'arrêt de ce genre d'activité, non ?
Je me mordis la lèvre inférieure. À la réflexion, ce néant me semblait assez peu digne de confiance... Étais-je vraiment décédé ? Oui, je sais que c'est assez étrange comme question. Je voyais mal comment j'aurais pu me louper, vu l'atterrissage que j'avais fait. Un plat parfait les bras en croix, après une chute de plus d'un kilomètre ! On attend avec impatience les résultats des jurys : 10, 9 et 10 ! Un très beau score pour Bavard-Sournois qui entre avec fracas dans le livre des records pour la flaque de boyaux, cervelle et sang la plus large au monde.
– C'est con, ça va tacher mon pull...
Euh....... Attendez un instant. C'était ma voix ça ? Première nouvelle. Qu'est-ce que c'est que cette intonation rocailleuse et grave, où elle est passée, la voix suave qui sortait de mes cordes vocales inexistantes ? Je portai la main à ma bouche, intrigué. Sous mes doigts (des doigts !) je sentis le contour de mes lèvres (des lèvres !) et de l'arête de mon nez (un nez !). Mes lèvres semblaient déchirées, comme si on avait coupé au hasard un trait inégal dans la chair avec une serpe. Le contact de mon visage était désagréable, comme de toucher le côté moisi et rugueux d'un fruit pourri. En plus de ça, la moindre caresse envoyait un frisson de douleur jusqu'à l'arrière de mon crâne. J'avais toujours cette sorte de distance psychique qui m'aidait à supporter la douleur, mais bien qu'elle ne me m'atteignaient pas plus que ça, ces sensations m'effrayaient. Qu'est-ce que ça voulait dire ? Pourquoi je ressentais ça ?
Mes souvenirs du catéchisme me revinrent en mémoire peu à peu. Le Purgatoire. La salle d'attente de l'Enfer. La Fin de toutes choses. Un lieu où les âmes damnées sont conduites pour y être jugées et punies non ? Je jurai tout bas :
– Oh putain j'espère que c'est pas ça... Le suicide c'est un péché super grave en plus ! Rhaaa... la baise !
Je toussai dans un grognement rauque. Ma voix n'était vraiment plus la même ; c'était irritant dans tous les sens du terme. J'eus envie de pleurer tellement c'est rageant. J'avais juste eu envie de sortir de cette prison, de ce cauchemar. Pourquoi avait-il fallu que ça se termine ainsi ?
Un long moment je restais à la dérive, plongé dans le silence et l'obscurité. C'est fou ce qu'on pouvait s'ennuyer, en Enfer.
– ... lan, va te rep...
Je tendis l'oreille, soudainement en alerte. C'était un murmure dans le grand vide, ou bien mon esprit me jouait-il des tours ? J'étais incapable de bouger... ou bien de savoir si je bougeais ou non, ce qui revenait au même. Qu'est-ce que je n'aurais donné pour un briquet !
J'eus soudain envie de me gifler. Moi qui étais plongé dans le noir, j'étais loin d'être une lumière ! Si je voulais vraiment un briquet, il suffisait de me le faire apparaître, tout simplement. Je fermais les yeux, bien que ce soit parfaitement inutile. Dans mon esprit, je me figurais tous les détails d'un petit Zippo que j'avais eu quand j'étais enfant. J'allais y ajouter les dernières touches de couleur quand soudain j'eus une révélation.
"Quand j'étais enfant" ? Et puis "mes souvenirs du catéchisme" ? Ma mémoire me revenait ! Par bribes, certes, mais je me souvenais enfin ! Mon nom, ma couleur préférée, mon petit frère, c'était comme d'essayer de se rappeler d'un rêve fait la veille. Chaque fragment était timide, et s'y intéresser le faisait disparaître aussitôt. Je fus envahi d'un sentiment de soulagement que je refoulai aussitôt. Ce n'était pas le moment de se relâcher.
Paupières closes, je visualisais mon briquet d'enfance avec précision. Pourtant rien ne se passait. Je n'arrivais pas à le faire basculer dans la réalité. Je me heurtais à une barrière invisible, un mur sur lequel je glissais mentalement.
Peut-être était-ce trop compliqué à créer ? Pragmatique, je décidai simplement de créer de la lumière. Blanche, brute, sans fioritures et bien plus simple à imaginer qu'un briquet. Je mis toute ma force dans cet essai, plus déterminé que jamais. Hélas, rien n'y faisait ; j'étais complètement et désespérément plongé dans les ténèbres. Mon pouvoir m'avait abandonné, au moment où j'avais le plus besoin de lui. Je me sentis plus seul que jamais.
– ... besoin... à son rev...
Cette fois je l'avais entendu, j'en étais sûr ! Quelqu'un chuchotait, dans le néant. Les mots étaient si légers qu'ils semblaient tomber par hasard dans mes oreilles.
Une autre voix me parvint, encore plus éloignée :
– ... semaines... suffit...
– Casse-toi, Luc.
Ces derniers mots avaient claqué, comme chargés de mépris. Je les avais perçus presque distinctement. Je me tournai vers la direction d'où ils venaient. Au milieu de ce noir intense qui m'entourait complètement, une petite lueur scintillait avec timidité. Une bouffée d'espoir me gagna. Maladroitement, sans savoir si c'était seulement possible, j'essayais de nager dans le vide en direction de cette étoile. Je m'agitai comme un forcené, mais chaque mouvement que je faisais semblait m'éloigner un peu plus de cette lumière.
Je poussai un cri, un long hurlement de frustration, d'une voix déchirée et rauque. Le point lumineux clignotait doucement, et était de moins en moins visible. Des larmes brouillèrent ma vision. Je hoquetais en essayant de prendre ma respiration et mes bras qui battaient de manière erratique n'avaient jamais été aussi lourds.
Je serrai les dents. J'y arriverai. Quoiqu'il m'en coûte. Je ne savais pas ce qui m'attendait de l'autre côté de ce phare, dans la lumière, mais il était hors de question que je reste une minute de plus dans l'obscurité. Sans que je sache vraiment pourquoi, c'était devenu pour moi une question de vie ou de mort.
Je me battais. Contre la fatigue. Contre la facilité. Contre l'abandon.
Je me battais. De tout mon cœur. De toutes mes tripes. De toute mon âme.
Je me battais... et je perdais.
Le point avait disparu dans l'obscurité. Aveugle, sans repère, je continuai un moment, porté par une forme de folie que je ne connaissais pas, avant de céder au désespoir.
– Aidez-moi. Quelqu'un, n'importe qui ! suppliais-je misérablement. Ne me laissez pas tout seul...
– Mais tu n'es pas seul, mon cher ami. Quand tu regardes dans les abysses, les abysses te regardent !
La voix venait de partout et de nulle part à la fois, mais je l'avais parfaitement reconnue.
– Ral'kh ? Où es-tu ?
– Au cœur du néant. Tu peux me rejoindre si tu le désires.
– Comment ?
– Laisse-toi simplement couler. Absorbe l'obscurité et laisse-la t'absorber.
Si ce n'était que ça... Je m'en fichais. Je voulais laisser derrière moi la solitude et la douleur. J'avais envie d'un thé et d'un fauteuil moelleux. J'aurai donné n'importe quoi pour revenir en arrière. On arrache la page et on repart au chapitre précédent. C'était si facile. Et si le prix à payer était mes souvenirs, étais-je vraiment prêt à m'en débarrasser ?
L'un d'eux me revint en mémoire, comme un bourgeon qui éclot, dans un printemps encore enneigé. Un souvenir délicat, frais et sucré. Le souvenir d'un baiser. Un goût sucré et chaud qui envahissait mon cœur et mes papilles. Une odeur de cerise. Des cheveux noirs.
Elle m'attendait. Elle avait besoin de moi. Une foule d'émotions tournoyait dans mon ventre. Incompréhensibles, elles se heurtaient et me remontaient dans la gorge. De la tristesse. De l'anxiété. Et de l'amour, de l'amour à en exploser. J'avais le cœur énorme, et tout mon être me semblait soudain étranger. Comme si chaque cellule de mon corps ne m'appartenait plus complètement. Comme si j'avais trouvé un but à ma souffrance. Elle m'attendait. Elle avait besoin de moi. Et il n'y avait que ça qui comptait.
Ma lumière, c'était elle.
– Bavard...
Je ne répondis pas. Devant moi, une porte s'était ouverte, large et chatoyante. Des reflets dorés et irisés agitaient les ombres, et je pouvais presque sentir un souffle de vent chaud caresser mon visage à travers l'ouverture.
– Désolé Ral'kh. Ça sera pour une prochaine fois.
– Tu reviendras.
– Je ne crois pas, non...
Il y eut un rire moqueur. Dépourvu de gentillesse, et indubitablement inhumain :
– Je t'attendrai le temps qu'il faut.
Je me tournai vers l'obscurité avec un pincement au cœur.
– Adieu, Ral'kh.
– Au revoir, me corrigea-t-il avec un discret raclement de gorge.
– Au revoir... mon ami.
J'ose. D'un pas lent et assuré, je traverse le portail et laisse derrière moi l'obscurité. C'est la fin. C'est le début.
Sournoisement vôtre,
Bavard.
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