18_ Naïla
Nous avons longé la côte jusqu'au fameux pont qui, comme l'avait dit Euros, était immanquable. Assez large pour laisser quatre chariots s'y croiser sans se toucher et assez long pour que l'on n'en voit pas le bout. Il était assez haut pour qu'un bateau avec un mât fait du plus grand sapin de la forêt Nemless puisse passer. Sa structure, sombre, lisse et mate, évoque une roche insensible à l'érosion et aux années. Ses piliers, vertigineux, plongent à intervalles réguliers dans l'océan, sur lequel le pont fait porter son ombre menaçante jusqu'à l'horizon.
Bien décidés à atteindre l'île où était le point de rendez-vous, nous ne nous attardons pas, et progressons rapidement dans l'ombre de la mer. Malgré la force des courants, nous gagnons très vite la course contre les pédestres. Et, finalement, de piliers en piliers, alors que j'en ai perdu le compte aux environs de quarante, nous apercevons l'île.
Plus qu'une simple île, c'est une majestueuse cité que nous découvrons. Elle surplombe la mer de ses hauts bâtiments gris et blancs. Au bord de l'océan, elle est sertie de petites bicoques, toutes semblables, à l'exception d'une chaumière proche du pont, avec lequel elle se confond presque, car elle est faite de la même matière opaque.
En l'observant, je découvre au-dessus de la porte, un triangle barré dont un des sommets pointe vers le bas, l'ancien symbole de la terre, si j'en crois mes souvenirs. Ce doit être le poste de surveillance des entrées et sorties, ou bien un hôtel pour les marchands gnomes de passage.
Il nous faut cependant poursuivre et contourner toute l'île pour rejoindre un autre pont, de l'autre côté de Jabtys, puisque c'est ainsi qu'est nommée la ville. A mesure que nous nageons, la côte défile sur notre gauche, et j'observe que seules de rares maisons disposent d'une fenêtre ou d'un accès face à l'océan. Je trouve cela absurde, tant la vue et magnifique, et tant le secteur regorge de poissons. Mais peut-être la lointaine séparation avec mon peuple les a laissés méfiants de l'eau.
Quasiment à mi-chemin, nous passons au large d'un petit port, et avons confirmation de ce manque de goût pour la mer des habitants de Jabtys. Ce port minuscule est presque vide. N'imaginant pas, vu l'heure, d'autres bateaux en mer, j'en suis réduite à conclure que les huit chaloupes que nous observons constituent le seul signe d'une activité de pêche décidemment peu florissante. Pourtant, nous avons croisé tant de poissons en chemin. Bien différents de ceux que nous pêchons et mangeons à Syl, ils pourraient toutefois à eux seuls nourrir toute la cité et ses faubourgs.
Enfin, nous arrivons en vue de l'autre pont. Si le tablier évoque nettement le précédent, les piliers sont, eux, très différents. Ceux-ci ne semblent pas solides. A vrai dire, ils ne semblent pas « être ». Comme s'ils flottaient, mais reposaient pourtant sur l'océan. Si j'en crois les rapides explications d'Euros, ils mènent à son territoire, celui de l'air. Logique, dès lors, que ces piliers me semblent « aériens » . Et du coup, je m'interroge sur les piliers du pont qui mène au territoire du feu.
Comme de l'autre côté de l'île, une maison se différencie des autres à proximité du pont. Ses murs sont transparents ou presque, et elle est frappée d'un triangle barré qui, cette fois-ci, pointe vers le ciel. Il s'agit bien sûr de l'ancien symbole de l'air.
Enfin, mes observations terminées, nous nous mettons en quête de la crique, que nous trouvons rapidement. Inhabitée et sûrement abandonnée depuis longtemps, elle semble totalement hors du contexte. Comparée au reste de Jabtys, cette crique correspond plus à l'idée d'une île que m'avaient laissée mes lectures : palmiers et sable chaud. Et je découvrais ici les deux pour la première fois, après avoir tant peiné à les imaginer vraiment, tant ils différaient des sapins et de la neige... Pour ce qui est du sable, on me l'avait décrit comme la neige. Jaune et chaud, il est compact au toucher de l'eau et friable lorsqu'il est sec. J'en avais souvent vu au fond de l'océan, mais jamais en surface. Dans mon royaume, tout est toujours très froid, à l'opposé de cette plage qui respire la chaleur.
Sur cette plage se trouve une petite cabane de bois qui ne tient debout qu'à l'aide de rapides rafistolages. Et c'est là que nous allons devoir nous cacher en attendant l'arrivée de nos quatre amis, peut-être accompagnés de leurs parents. Il faut d'ailleurs que je pense à ce que je vais dire à ces derniers. Ils font partie des conservateurs, et leurs grands-parents ou bien arrière-grands-parents vivaient à l'époque du rejet. Il est très probable qu'ils soient hostile au retour des Nymphes et donc aussi à leur aide. Cependant, pour le bien de mon peuple, il me faudra rester calme et compréhensive.
Nous nous laissons choir sur le sable chaud et nous laissons sécher au soleil. Puis, je sors une serviette de mon sac imperméable, et m'enroule dedans afin que ma queue aux reflets bleu laisse place à mes jambes pâles. Bien sûr, avec le temps que nous avons passé dans notre forme aquatique, il va me falloir rester assise un bon moment avant de récupérer l'usage de mes pieds. Caspian, cependant, s'est déjà rhabillé et fait le tour de la petite plage. Vraiment, je ne comprendrai jamais comment les gardes se remettent aussi vite de leur transformation !
Et, sur ce sable bien chaud, sous le soleil rayonnant, à l'abri de tout danger, je crois bien que je m'endors. Mes rêves me portent au-dessus des flots, jusqu'à Syl, au cœur même de l'iceberg central, dans la salle du trône. Là, je semble vivre mon couronnement. Tout se déroule comme je l'ai si souvent répété depuis des années. Je commence par gravir lentement les marches du grand escalier qui mène au trône, et j'y suis si habituée que je le fais les yeux fermés, me concentrant intérieurement pour penser à mes nouvelles responsabilités. Je m'autorise cependant quelques coups d'œils vers les gardes, postés sur les marches, à la recherche du soutien de Caspian, mais ne croise que des regards sombres. Cependant, je ne m'en formalise pas, ils viennent de perdre leur Reine, ma mère.
Je n'ai jamais été très proche de mes parents, et surtout de ma mère qui ne pensait qu'à ce jour, ma montée sur le trône. Etonnant quand j'y repense, qu'elle ait si souvent pensé à sa propre mort. Mon père, à l'inverse, souhaitait avant tout m'initier aux arts de la guerre, et c'est grâce à lui si j'ai pu survivre à mon combat face à Lynn. Mon frère me jalouse depuis ma naissance, alors que j'ai toujours tout fait pour lui être appréciable. Je ne voulais pas vraiment ce trône non plus, mais maintenant que je vois à quel point il y est attaché de façon matérielle et non altruiste, je ne peux pas le lui laisser.
Lorsqu'enfin je parviens en haut de l'escalier, je ploie le genou et m'incline profondément devant le trône sur lequel est inscrit en lettres d'argent : « La voix du peuple est la seule reine véritable ». Une phrase qui a rythmé ma vie.
Une ombre se fait alors devant moi, il s'agit du Grand Conseiller qui doit poser la couronne incrustée de diamants sur ma tête. Pourtant, le temps s'écoule et rien ne vient. Lentement, j'ose un rapide coup d'œil vers le haut, mais ne parvient pas à apercevoir le visage de l'imposteur qui s'est rapidement saisi de mes cheveux pour me forcer à garder ma position de soumission. J'ai cependant pu voir ses bras d'un blanc neige, très loin de la couleur mate qu'arbore habituellement le Conseiller.
Soudain, la pression sur mon crâne se fait plus faible et l'on me fait pivoter sur place. Devant moi se trouve désormais une assemblée d'hommes, tous armés, qui me dévisagent avec le même regard emprunt de malveillance et d'impatience.
Et, là, dans un souffle qui me glace le sang, une voix que je ne connais que trop bien chuchote quelques mots à mon oreille :
« Tu leur as tourné le dos et tu oses revenir. Tu n'aurais pas dû, je t'avais prévenue. »
Et mon frère me précipite dans les escaliers, mais je ne touche jamais le sol. Je suis prisonnière d'un espace sombre et froid, sans limite. Pourtant, je peux sentir une chaleur intense émaner à l'extérieur de ma bulle noir. Est-ce ainsi que notre monde finira si nous ne parvenons pas à arrêter le mage de feu ? Ce dernier et Lynn se partageront-ils Thasres entre feu et glace ?
Des secousses viennent finalement me tirer de mon état second et je suis plongée dans un nouveau décor. A vrai dire, il s'agit de Caspian qui me ramène à la réalité tout en se confondant en excuses multiples. Lentement, j'ouvre les yeux et accueille avec plaisir cette douce lumière. Mais mon garde a raison, il faut que je me mette à l'abri du soleil si je ne veux pas finir brûlée avant même d'affronter le véritable feu.
Il se détourne ensuite, me laissant revêtir une tunique bleu pâle, assez souple pour garder ma liberté de mouvement, ce qui est bien plus confortable que toutes ces robes que je porte habituellement au palais.
Je rejoins finalement Caspian dans l'étroite cabane. Malgré sa taille, elle est agréablement aménagée, avec une salle d'eau, une cuisine, une salle commune et une chambre. Pour le moment, j'observe deux cartes accrochées au mur de la grande pièce. L'une représente Thasres, mais est évidement incomplète, il manque le territoire de l'eau et je suis désormais presque certaine que d'autres îles, plus petites, parsèment l'océan, mais restent inexplorées. L'autre représente une ville, Jabtys probablement. J'en profite pour tenter de comprendre l'organisation de la cité.
Elle semble divisée en cinq quartiers. Les trois premiers sont équitablement répartis le long de la côte et s'enfoncent vers le centre : il s'agit sans aucun doutes des trois territoires. Ils sont donc même séparés sur l'île dite neutre. C'est à croire qu'ils ne veulent pas tant que ça se mélanger !
La quatrième zone forme un cercle autour de la cinquième. Je crois comprendre à la présence excessive de marchés que c'est le lieu des échanges entre les peuples. C'est également là que se situent quelques écoles. Une tentative pour rapprocher les peuples ?
Enfin, le cinquième quartier, situé au centre, regroupe trois grands bâtiments autour d'un cimetière sacré. Il s'agit des trois bâtiments ministériels, la Grande Bibliothèque, L'Assemblée et le Temple de la Sagesse. Le centre des décisions concernant les trois territoires.
Autour des cartes, des dessins : la plupart de quatre enfants que je reconnais aisément, mais d'autres attirent mon attention. Ce sont des croquis de Nymphes, assez ressemblant. La peau claire ou d'un bleu pâle, des cheveux bleu nuit, parfois une queue de poisson, c'est comme me retrouver sur ces dessins. Pourtant, ils ne nous avaient jamais vu, et personne ne leurs avait décrit le royaume du Nord et ses habitants. Alors comment Aria, puisque c'est d'elle que sont signées ces illustrations, a-t-elle su ?
Caspian me tire soudain de mes pensées. Il a fini son exploration de la bâtisse et confirme l'absence de risque. Enfin, il déplore plutôt le manque de possibilités de défense ou de fuite en cas d'attaque, mais qui viendrait chercher des Nymphes disparues dans une bicoque pareille ?
Alors l'attente commence. Nous ne devrions pas patienter trop longtemps, quatre jours tout au plus avait indiqué Euros. En attendant, je me familiarise avec la chaleur, et m'entraîne. Pour combattre un mage de feu, il faut une certaine puissance que je n'ai pas encore atteinte. Battre Kai était une chose, c'est un jeune qui manque d'expérience et plein d'arrogance. Mais défier un mage qui menace de détruire le monde, c'est de la folie dans mon état actuel. Je ne l'ai pas montré à Caspian, mais ma dernière bataille contre mon frère ne m'avait pas laissée sans blessures, autant physiquement que psychologiquement.
Toutes mes nuits sont ponctuées de cauchemars et mes journées de douleur. Lorsque Lynn m'avait écrasé contre le fond de l'océan, le choc n'avait pas était amoindri par ma capacité de respiration sous forme humaine.
J'ai donc fais appel à un [poulpe] pour m'aider à dissimuler ma blessure au dos que je ne peux soigner moi-même. Très compréhensible, ce dernier m'enduit chaque soir le dos de son encre aux propriétés régénératrices avant de l'entourer d'un bandage d'algue que je dissimule sous mes robes. Et donc chaque soir, je prétexte l'envie d'un bain de nuit pour le rejoindre. Sa compagnie m'est plutôt agréable, et je me plais à discuter avec lui. Il me rend compte de la situation marine dans les environs, et a déjà envoyé quelques congénères à la quête d'informations venant du Nord.
Cela fait désormais trois jours que nous attendons, et j'espère vraiment les voir débarquer sous peu. Sinon Caspian me réprimandera sur ma conduite irréfléchie et je serais contrainte de repartir chez moi. Et il faudra que je fasse face au peuple sans rien n'avoir fait pour eux, rien pour justifier mon départ et surtout avec l'image d'une princesse naïve. Mais je sais que le danger existe. Lynn lui-même est en contact avec ce sorcier, j'en suis certaine.
Alors que je fais monter de l'eau au-dessus d'une flaque, j'entends craquer une branche, chose qui n'est pas arrivée depuis que nous sommes ici, à croire qu'aucun animal n'habite l'île. J'envoie donc mon eau glisser jusqu'à la cabane, portant avec elle du sable, et tente de toutes mes forces de créer un message grâce aux grains, que je fais parvenir à mon garde. En même temps, il me faut paraître naturelle, ne rien laisser paraître, mais me préparer. Je tends alors l'oreille et surprend des chuchotements, ce ne sont pas ceux de nos amis, mais des femmes.
J'en compte deux. Aucune aura meurtrière ou dangereuse ne semble parvenir d'elles, mais il me faut rester méfiante. Après tout, leur curiosité pourrait nous mener à notre perte.
Caspian arrive heureusement sans tarder, mais nous ne pouvons pas partir et laisser ses femmes répandre la rumeur de notre existence.
Alors lentement, Caspian érige un mur d'eau et de sable derrière elles tandis que je me prépare à les affronter.
« - Qui êtes-vous ? je m'enquière, que voulez vous ?
Elles se taisent immédiatement et se figent derrière les buissons. Sans doute ne se doutaient-elles pas que je me rendrais compte de leur présence.
- Mesdames, je suis bien consciente d'être une parfaite inconnue, mais je n'apprécie guère que l'on m'observe durant ma méditation.
- Excusez notre curiosité mademoiselle, dit en s'avançant une petite femme à la peau bronzée telle une copie de Dune, mais c'est que nous n'avons jamais rencontré une personne avec votre physique et surtout vos capacités.
- Ce que veut dire Olympe, c'est que nos enfants ont beaucoup parlé de vous et nous souhaitions vous rencontrer en personne, poursuit une femme aux cheveux blancs comme la neige.
- Vous êtes les mères de Aria, Euros et Dune ? Dans ce cas venez, nous serons plus à l'aise assises pour parler. »
Je leur fais signe de me suivre et indique à Caspian qu'il peut abaisser son mur et venir avec nous.
Sur le chemin, je réfléchis à toute allure, ces femmes sont les mères de mes amis, mais viennent seules sans eux. Il semblerait qu'elles leur aient parlé, et ils ne sont pas en danger, cependant je crains qu'ils ne nous rejoignent jamais, suite à une punition quelconque.
Une fois arrivé dans la cabane, je les laisse s'installer dans le salon tandis que je pars chercher des boissons avec Caspian. Ce dernier, encore plus méfiant que moi, s'empresse de me faire part de ses doutes. Cependant je ne peux plus reculer et il va nous falloir gagner la confiance de ces femmes.
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