Capturée
Il ressort de ses souvenirs, ouvre les yeux. Il n'y a plus rien, aucune couleur. Il a perdu sa seule raison d'aimer ce monde. Il pense à ses toiles et essaie de les imaginer. Il voit quelques lignes voluptueuses, des croisés de courbes légères, il se revoit même faire quelques mouvements délicats pour appliquer la peinture. Mais dans sa tête les couleurs sont mornes, tristes, tout en nuances de gris. Les contrastes s'étiolent. Non seulement il sent que c'est irréversible, mais il sait que ça ne fera qu'empirer.
Il se concentre sur son tableau fétiche. Dans sa vision, il scintille encore de belles nuances de rouge carmin, coquelicot et vermillon. Des couleurs qu'il a subtilement poudrées d'ombres et d'irisation. Il a nommé ce tableau Souffle de vie. C'est son préféré, le seul qu'il a gardé pour lui. C'est surtout son dernier hommage à Olivia.
C'était un soir d'octobre, ils étaient seuls au milieu des bois, dans une charmante maison en pierre au bord d'un lac. Il avait passé sa journée à essayer de saisir son égérie tandis qu'elle n'arrêtait pas de tournoyer d'une pièce à l'autre, parlant d'un nouveau peintre qu'elle avait déniché, d'une exposition aux Pays-Bas, de nouvelles prospections à faire... Elle bourdonnait, inépuisable, tourbillonnait en débitant un tas d'inepties. Il se taisait et essayait simplement de saisir quelques couleurs lors de ses rares apparitions. Mais sous-jacent, il sentait déjà le tumulte gronder au fond de lui. Pendant des heures, le ton du monologue montait et redescendait incessamment. Sa voix s'éloignait dans une pièce voisine, puis revenait. Ce mouvement de balancier permanent finit par l'agacer sérieusement. Il sentait tout le trop-plein d'énergie d'Olivia se déverser en lui. Au bout d'un moment il craqua et le lui redirigea en tempêtant avec fureur. Olivia, interloquée, se figea un instant. Mais l'accalmie ne dura pas. Les yeux plein d'éclairs, elle se déchaina à son tour. Elle éclata dans un tonnerre de mots. Il ne lui laissa pas le temps de terminer et se transforma un ouragan. Olivia l'imita immédiatement. Mots et gestes, chargés de violence, se déversaient et s'affrontaient sans répit. Leurs grondements devinrent hurlements. Il ne savait plus vraiment ce qu'il se passait mais la furie de sa propre douleur le rendait sourd aux cris de douleur. Il entraînait tout sur son passage. L'orage semblait sans fin et dévastait tout sans relâche, encore et encore. Il n'y avait plus que ça qui comptait : pilonner, détruire, broyer... Lorsque le cyclone se retira, la pièce principale n'était plus que décombres et au milieu d'eux gisait un masse de chair informe et sanglante ; Olivia, sa chère et tendre. Elle avait rendu son dernier souffle de vie.
Epouvanté, dévasté, il s'était immédiatement lancé dans une nouvelle toile. C'était vibrant, tout en nuances de rouge, débordant de peine et d'amour. Une fois terminé, il y voyait distinctement sa bien-aimée. Il avait réussi. Il l'avait enfin capturée. C'était un bel hommage. Il savait qu'il garderait ainsi pour toujours ce dernier moment en sa compagnie. Olivia lui appartenait maintenant : une Olivia calme et arrêtée, certes pas représentative, mais parée d'une beauté inégalée.
Une fois sa contemplation terminée, il avait offert les restes froids et figés d'Olivia au lac. Puis il avait entrepris de ranger, récurer et remeubler la maisonnette. Il s'était étonnamment bien acquitté de cette tâche pour quelqu'un dont la vie était régentée jusque là.
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