Amour et fascination
Le détestable flot de gens continue et emplit maintenant les trottoirs. De temps à autre un curieux s'arrête devant une de ses créations, mais personne ne passe la porte. Quand arriveront donc ces maudits chinois qu'il puisse enfin fermer boutique et retourner à son atelier ?
A chaque toile achevée, il espère que son art touchera son acheteur, que son tableau l'élèvera, le sortira de sa bassesse. Mais il ne se fait pas trop d'illusion : ses riches acquéreurs ont perdu le vrai sens de la vie dans leur univers hyper sophistiqué et hyper connecté. Ils ne savent plus contempler, attendre et observer. Ils ne vivent que sur des couleurs projetées, normalisées, aux nuanciers artificiels. Un tas de pixel a pris possession de leur âme.
Olivia l'avait découvert lorsqu'il avait à peine 30 ans. Il était déjà allergique à la technologie à cette époque. Il était fauché, n'arrivait pas à percer mais était heureux. Son univers était épuré : aucun ami, aucun contact avec sa famille. Il louait un studio miteux à la campagne qu'il payait difficilement, meublé par quelques vieilleries récupérées et il n'avait évidemment ni téléphone ni ordinateur. Il lui suffisait de sortir de chez lui pour voir vibrer les nuances chatoyantes de prairies et de forêts. S'il marchait un peu plus, il pouvait même se perdre dans les miroitements d'un fleuve.
C'est au bord de ce dernier qu'il passait la plupart de ses journées à peindre. Il humait l'atmosphère humide, admirait les saules pleureurs, guettait les hérons cendrés. Les teintes changeaient un peu trop rapidement à son goût, il n'avait pas toujours le temps de les attraper, mais il écoutait le murmure des arbres et se perdait dans l'abîme du reflet du ciel.
Il y avait parfois des promeneurs au bord du fleuve, il s'était donc installé un peu en retrait. Ils passaient dans son dos, s'arrêtaient parfois mais lui parlaient rarement. Olivia fut d'abord une de ses ombres lointaines à laquelle il n'accordait aucune importance. Mais lorsque ce fut le troisième jour de suite qu'elle revenait l'observer, il en eut marre de cette silhouette plantée dans son dos et se jeta à l'eau.
— Vous cherchez quelque chose ?
Son ton était sec et son regard glacial. Enfin, il le croyait, parce que son interlocutrice pouffa de rire comme s'il venait de lui raconter une bonne blague.
— Non, j'admire juste votre technique. Votre peinture est tellement belle.
Elle lui désigna quelques taches floues. Son ton vibrait d'amour et de fascination.
— Là, je vois le reflet des feuilles qui scintillent au gré du vent, et autour, la douceur mousseuse des nuages attire des camaïeux d'or. C'est à la fois rafraîchissant et lumineux. Et même en dehors de son contexte, j'imagine des milliers d'autres interprétations. Ca pourrait être un champ de tournesol, les façades nocturnes de gratte-ciel ou les contrastes profonds de l'âme humaine. Ou même rien d'interprétable et juste une contemplation transcendante... Vous avez un style sublime. C'est à vendre ? Vous en avez d'autres ?
Il s'était muré dans un silence étourdi et déstabilisé par son enthousiasme démonstratif.
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