Wagon égaré
-Voilà pour vous, Mme Christman ! Une copie de vos relevés mensuels. Soyez tranquille, tout va bien, dis-je chaleureusement à l'octagénaire qui se trouve de l'autre côté du bureau en fer.
Je lui serre tendrement la main en accompagnant cette salutation par mon sourire le plus poli et la petite carte sur laquelle se trouvent mes coordonnées. L'adorable Bridget Christman est une des plus anciennes et des plus fidèles clientes de la Barclays Bank de Brighton. Faisant partie de cette génération qui a traversé la Seconde Guerre Mondiale et connu les privations et la faillite, Mme Christman est très près de ses sous, et vient chaque mois pour vérifier que son compte n'est pas vide. Devoir gérer son argent l'angoisse beaucoup, alors je l'aide, je la conseille et je la rassure du mieux que je peux. Cela fait deux ans seulement que je travaille ici, et pourtant elle semble m'apprécier plus que mes collègues - ce que, sans vouloir me vanter, je comprends. Je lui ai proposé plusieurs fois de vérifier ses comptes sur Internet via le petit ordinateur que je lui ai offert à Noël dernier, mais comme la plupart des personnes de son âge, elle n'est pas vraiment intéressée par la technologie. Elle me rappelle un peu ma grand-mère. Malheureusement, cette dernière n'a plus besoin de s'occuper de ses sous depuis bientôt quatre ans...
"Arrivée en gare de St-Pancras. Merci de vous assurer que vous n'oubliez rien en quittant le wag..."
Je pose un pied sur le macadam, et comme chaque fois depuis dix-sept jours, mon coeur se serre. Je passe devant le piano sans même y jeter un œil, trop conscient que cela me ferait penser à lui.
Louis.
Voilà dix-sept jours que nos wagons se sont détachés, que nos rails ont bifurqué, malgré les regards implorants que je lui ai adressés et les mots rassurants que j'ai murmuré, malgré mon coeur qui battait fort et ses yeux qui étaient accrochés à moi.
Il est parti quand même.
Il s'était éloigné avec son mal-être, sa rancoeur et sa peine. Je crois qu'un peu de sa douleur est tombée à mes pieds, car depuis qu'il est parti, une cicatrice est apparue ; une cicatrice qui n'était pas là avant. Si on n'y fait pas attention, on ne la voit pas. Il faut la sentir pour être averti de son existence. Elle est là, juste au creux du coeur.
La nourriture n'a plus le goût de nourriture, mais d'amertume.
Le silence est assourdissant.
Cette gare est devenue laide. Parce qu'il a disparu. Invisible. Introuvable. Absent.
Exactement comme s'il s'était agi d'un mirage.
Alors, exactement comme avant, je travaille d'arrache-pied. Je me bourre le crâne de chiffres, de dossiers, de calculs complexes pour tasser la zone réservée à Louis. J'avale des médicaments à longueur de journée, mais leur effet a dégringolé.
Je me sens stupide, déglingué, détraqué. Il a suffi qu'il débarque avec sa vie pourrie et la mienne est renversée. Ça fait cliché, quand j'y pense avec le peu de recul dont je suis capable, et pourtant je me répète sans cesse qu'avec lui c'est différent.
J'ignore où il est. Sous un pont ? Dans une cave ? Avec quelqu'un ?
Comment va-t-il ? Que fait-il ?
Je voudrais tout voir, tout savoir.
J'ai l'impression d'être une locomotive qui vient de perdre son wagon. Celui qui contient toute la marchandise et qu'il ne fallait surtout pas abîmer. Du coup, je me sens affreusement coupable. Faible. Nul. Minable. Et tout un tas d'autres trucs que je griffonne sans cesse sur mon bloc-notes. J'espère au fond de moi qu'en extirpant mes vices par la pointe de mon stylo, mon être en soit totalement nettoyé. Mais ça ne marche pas comme ça.
Alors, faute de Louis, je sors de la gare et me retrouve noyé dans le flot de passants qui coule le long du trottoir. J'atteins ma voiture et m'y engouffre avec peine, complètement engourdi par le vent glacial. Je remonte plusieurs boulevards assourdissants, aveuglants, écœurants ; allume la radio mais n'en écoute pas un traitre mot. Je ne me demande pas non plus ce que je vais pouvoir faire de mon week-end ; d'habitude, je ne fais rien.
Je retourne dans mon quartier adoré de Kensington et atteins l'immeuble en briques rouges où se trouve mon appartement, que je finirai de payer... Sûrement quand je serai mort.
Faire le créneau et se garer sur la place réservée. Couper le moteur. Sortir les clés de la boîte à gants. Petite clé triangulaire aux teintes dorées. Ouvrir la grande porte en bois d'ébène. Tant de gestes que j'effectue aussi machinalement et mécaniquement qu'un automate. J'ai parfois peur de devenir un robot. De finir déshumanisé par la routine. De mourir à force de vivre toujours de la même façon.
Je pénètre dans le hall presque entièrement sculpté dans la pierre et le marbre. Comme d'habitude, tout est désert. Dans l'ascenseur, je prends soin de me tourner dos au miroir pour ne surtout pas avoir à voir les cernes, le teint grisâtre, les prunelles ternes, le regard vide et ces cheveux bouclés que je ne prends plus la peine d'arranger. Interminable.
Lorsque les portes de la boîte métallique s'ouvrent sur le deuxième étage, tapissé et décoré, j'aperçois déjà la porte de mon antre. Seulement, quelqu'un est posté devant. Une personne que je ne m'attendais pas à voir.
-Frank ?
Je dévisage mon frère aîné des pieds à la tête, sans chercher à dissimuler l'étonnement que suscite sa visite. Évidemment, il est tiré à quatre épingles. De sa coupe de cheveux parfaitement soignée à ses chaussures luisantes, en passant par son costume élégant et son sourire confiant, tout de Frank Thampton respire l'assurance et le succès. On pourrait penser que j'ai hérité de ses qualités, mais c'est le confort dans lequel je baigne qui est trompeur : au fond, je ne suis que le vilain petit canard, pistonné par papa pour ne pas entacher le beau tableau de famille.
Pour en revenir à Frank, bien que j'en sois extrêmement jaloux, il est le seul membre de ma famille avec qui j'ai gardé le contact. Le seul qui semble tenir à moi.
-Salut, frangin ! s'exclame-t-il chaleureusement en me voyant approcher.
-Comment as-tu réussi à entrer si je n'étais pas là pour ouvrir ?
-La gardienne craque sur moi, m'explique-t-il sur le ton de la confidence.
Je hausse un sourcil, affichant une expression dubitative, et lâche un "mouais" peu convaincu.
-Douterais-tu de mon charisme incroyable ? s'offusque-t-il pour plaisanter, en portant une main à son coeur.
-Bien sûr que oui. Et ta voiture ?
-Je suis venu en taxi ! souffla-t-il, visiblement exaspéré. On peut entrer maintenant, ou bien comptes-tu encore te renseigner sur ce que j'ai mangé à midi, mon numéro de carte bancaire, ma dernière visite chez le dentiste et mes relations avec mon père ?
J'éclate de rire et lui donne un coup de coude pour avoir accès à la serrure.
Une fois à l'intérieur, et sans attendre mon autorisation, il se vautre dans mon canapé et allume le téléviseur. Je me dirige vers le frigo et m'empare de deux bières, avant de me laisser tomber à ses côtés. Je lui tends une canette, qu'il accepte avec joie.
Je jette un coup d'œil à l'écran et constate qu'il regarde les informations.
Je m'apprête à lui demander de me passer la télécommande, lorsque les images projetées sur le grand écran me paralysent jusqu'au sang.
Dites moi que je rêve !
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