Tension

-Et c'est là que le chien s'est pris le lampadaire !

Éclats de rire. Verres qui s'entrechoquent. Brouhaha ambiant et effluves épicées. Il est environ vingt-et-une-heure ; Louis et moi sommes attablés dans une pizzeria conviviale du quartier de Westminster. Après notre péripétie, nous n'avons pas pu nous décider à nous quitter comme ça, trop désireux d'en connaitre un peu plus de la vie de notre complice d'évasion. Pourtant, la discussion a ses limites : blagues, anecdotes, avis sur ceci ou cela. Nos répliques ne franchissent pas la frontière du banal, ce qui me met un peu mal à l'aise. Je ne suis pas très adroit de nature, alors quand il s'agit de taper la discussion avec un type pareil... C'est la galère.

Maintenant que nous sommes posés et que la lumière est suffisante, je peux observer Louis à ma guise - enfin, pas trop à ma guise quand même, ce serait louche. D'aussi près, je vois bien qu'il tremble de ne pas manger assez, et j'aperçois la saleté sur ses mains et son visage. L'avidité avec laquelle il dévore sa pizza et son manque de manières en disent long sur son mode de vie. Je ne peux pas me tromper : cet homme vit dans la rue. Nous avons le même âge, et pourtant des vies diamétralement opposées. Pourquoi ?
Pourquoi moi et pas lui ?
Société à la con. Subjectivité de merde. Putain de bonheur aléatoire.

Cela dit, il n'a l'air ni malheureux, ni malade, ni envieux, ni en colère, ni dérangé le moins du monde par mon allure huppée et ma fortune apparente. À vrai dire, il semble être quelqu'un de très décomplexé, et de cruellement franc. Ce que je ne suis pas du tout, à ma plus grande déception. J'ai toujours été le minable qui s'écrase, rapporte des cafés à ses collègues, se fait moquer par son patron et rentre dans son grand appartement vide le soir pour se rendre compte qu'il n'y a que ça dans sa vie : du vide.

Trop curieux d'en apprendre plus sur l'énergumène, je hasarde en appuyant un coude sur la table :

-Alors, comment ça se fait que je je ne t'ai encore jamais vu à la gare ? D'après ce que j'ai compris, tu es un habitué, lancé-je en lui adressant un clin d'œil exagéré.

Il sourit, ce qui creuse davantage ses joues mais relâche toutefois les traits de son visage. Après tout, c'est un beau garçon. Il a retiré son bonnet et sa chevelure hirsute encadre un visage bien fait et régulier, bien que maigre. J'aimerais pouvoir le voir propre et présentable, dans un costume semblable au mien.

-D'habitude, je suis là plus tard. Mais, aujourd'hui...

Il baisse les yeux, rembruni. Je l'invite à achever sa phrase d'un hochement de tête. Je déteste quand les gens s'arrêtent en plein milieu de leur discours ; ça m'angoisse et je suis obligé d'avaler pour la énième fois un de ces satanés cachetons tout en essayant de me dire qu'en réalité je n'en ai pas besoin.

-Il faisait trop froid.

Le jeune homme bascule en arrière afin de s'appuyer contre la banquette en cuir, et embraie sur un autre sujet :

-Sinon toi, quel taf t'a donné le droit de porter un manteau aussi cool ?
-Je suis banquier sur Brighton.

Un nouveau sourire fait remonter les coins de sa bouche, mais celui-ci dégage une atmosphère nettement différente. C'est un sourire ironique, un peu narquois peut-être, dissimulant sans aucun doute un voile de tristesse, que ses yeux trahissent en effet.

-Alors, ça fait quoi d'avoir du fric qui te passe dans les mains tous les jours ?

Louis n'est pas agressif le moins du monde, mais je sens tout de même que la tension monte graduellement entre nous. Entre amertume et embarras, je me sens un peu coincé. Je ne veux pas passer pour celui qui a le balai dans la raie, mais je ne vois pas comment me tirer de cette situation délicate. Il faut que j'esquive, que je trouve une réponse intelligente ou un prétexte qui tient la route pour me barrer d'ici au plus vite.

-Écoute, je dois...
-Je sais, me coupe-t-il. Tu vas me faire le coup du type gêné d'raconter sa belle vie bien droite au clochard sympathique du coin et prétexter que tu dois rentrer t'occuper de ta soeur malade et de tes parents dépressifs.
-Non, ce n'est pas...

Je n'ai même pas de soeur !

-Pas la peine de paniquer, Harry. J'ai l'habitude.

Lorsque je l'entends prononcer mon nom, mon coeur tressaillit. Je n'ai personne pour m'appeler par mon prénom, dans ma vie, et sa voix est douce, alors c'est un sentiment agréable. Je ne sais pas quoi répondre, je me sens vraiment minable. J'ai l'impression qu'il lit dans mes pensées. Ses paroles me serrent le coeur.

-Tu veux bien me faire une faveur ?, demande-t-il en engloutissant sa dernière part de pizza.

Incertain, j'accepte tout de même. J'espère qu'il ne va pas encore me demander de faire le complice. Ouais, c'est vrai que je pue la mauvaise fois : c'est moi qui l'ai aidé.

-Reviens demain. Je t'en apprendrai un peu plus sur moi. Pas la peine de m'ramener une couverture qui gratte et qui pue et un sandwich au jambon dégueulasse, compris ?

Malgré moi, je souris, amusé. Après tout, je commence à me faire à son humour.

-Très bien. À quelle heure veux-tu qu'on se retrouve ?
-Comme tu veux, je serai là de toute façon.

Je hoche la tête en signe d'approbation. Je ne peux résister à l'envie de revoir ce curieux personnage. Je sens qu'il a beaucoup à m'apprendre. Je me lève, le salue d'un signe de tête, et pose négligemment un billet sur la table avant de quitter le restaurant.

Une fois dans la rue, et sur le trottoir d'en face, je tourne la tête vers la grande vitrine, et je l'aperçois, toujours dans la même position. Je souris en le voyant ne faire qu'une bouchée de la croûte de pizza qui trônait dans mon assiette. Il ne semble pas nerveux, ni perturbé le moins du monde. Il jette un coup d'œil aux serveurs, aux clients, puis se penche discrètement en avant. D'un mouvement rapide il empoche le billet que j'ai laissé, se lève, et quitte le restaurant le plus naturellement du monde avant de plonger dans la foule des passants. Je le perds de vue et rejoins ma voiture. Je ne suis même pas en colère ni choqué de son acte. Je pourrais entrer dans le restaurant et prévenir le personnel, ou même appeler la police. Mais je n'en ai aucune envie. Au fond de moi vient de naître un nouveau sentiment, un nouvel objectif bien plus intéressant que finir à temps les comptes et les dossiers que me donnent mon chef au boulot ou de regarder Game of Thrones sans prendre de retard sur les épisodes.

Je veux le protéger.

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