Retrouver l'amour
J'apprends alors qu'Elvis travaille pour les Hollings, et que garder Louis de façon permanente est trop risqué pour eux deux. En effet, en plus d'être des tyrans autoritaires et manipulateurs, le couple Hollings a le don inouï de s'immiscer dans la vie de ses employés : téléphones tracés, réseaux sociaux surveillés et relations contrôlées, tous les éléments réunis pour gâcher une existence.
Plus je pense à eux, et plus tout ce que j'ai pu entendre ou voir sur ces deux personnages m'apparaît soudainement faux et suspicieux : les photos, les discours, les articles... Toutes ces apologies supposées spontanées et sincères. Le sont-elles vraiment ? Et je tremble rien qu'à l'idée que je pourrais être amené à les rencontrer.
Tout cela me fait froid dans le dos ; ça me semble surnaturel. Londres paraît si paisible et bienveillante ; et tout ceci ne serait qu'une façade ? Je me rappelle avec effroi que mon père a travaillé auparavant avec le père Hollings. Notre famille est-elle en danger aussi, à présent ? Je préfère ne pas en parler à Louis, il a déjà assez de problèmes à régler et à éviter.
Je ne m'étais pas rendu compte, jusqu'à aujourd'hui, de cette dystopie invisible qui s'est créée au sein de la ville, et qui s'étend sûrement même dans le pays. Ce qui m'étonne le plus, c'est que personne ne semble se rendre compte de ce manège. Comment est-ce possible ? Je l'ignore. Tout ce que je sais pour l'instant, c'est qu'il existe un système intérieur géré par les Hollings. Un système parfaitement rodé et huilé, construit de telle sorte qu'il ne puisse jamais remonter à la surface... à moins qu'on n'en découvre les ressorts.
Pour en revenir à Louis et Elvis, ils ont trouvé un arrangement : Elvis tente d'aider le jeune homme du mieux qu'il le peut, malgré les menaces qui pèsent sur lui. C'est d'autant plus dangereux qu'il ne peut risquer d'en parler à sa femme ; il les mettrait en péril tous les deux. Alors, le samedi, quand sa femme part faire du théâtre je ne sais où, Louis venait. Il dormait dans le grenier, et stockait un peu de nourriture dans son sac pour tenir la semaine. Parfois un peu d'argent liquide, mais jamais régulièrement et pas assez pour que les transactions bancaire paraissent louches. D'après Elvis, Louis ne se plaignait jamais, ne parlait pas non plus beaucoup. Comme s'il essayait de s'effacer.
Le reste du temps, il erre comme un vagabond anonyme dans les rues de Londres. La suite, je la connais déjà.
Assis tous les trois dans le salon, nous nous dévisageons sans un mot. Du moins, jusqu'à ce que je brise le silence lourd de réflexions :
-Et donc, qu'est-ce que tu comptes faire maintenant ?
Je triture les manches de ma chemise en attendant la délibération de Louis. Son nez est légèrement froncé. Il réfléchit, les coudes posés sur ses genoux, les yeux posés sur ses pieds.
-Notre plan va se dérouler en un nombre d'étapes pour le moment indéterminé.
Je tends l'oreille, le cœur battant. J'ai encore du mal à croire que tout ceci fait bel et bien partie de la réalité. Je ne me rends même plus compte que je me suis laissé embarquer là-dedans ; en fait, j'ai même l'impression d'avoir toujours été là.
-Première étape : on va récupérer Evelyne.
Je lève les yeux jusqu'à lui ; son regard exprime toute sa rage de réussir. Je me prends de plein fouet ce que je n'ai jamais connu : l'amour. Ce pilier du monde, qui se balade d'épaule en épaule, qui nous touche, ou non. L'amour, c'est un peu comme le loto. On passe des années à tout faire pour essayer d'en avoir un peu, et puis, au moment où on finit par baisser les bras, il nous submerge.
Et, à cet instant, je le vois briller au fond des yeux de Louis. Et son éclat est si fort et bouleversant qu'une vague d'émotions vient me heurter en plein visage. Et je ne sais pas ce qui se passe alors, mais j'éprouve la puissante envie de me battre pour ce sentiment si singulier. Première étape : retrouver l'amour.
-J'ai déconné avec elle, il faut que j'aille la chercher, que je m'explique et m'excuse.
Je soupire doucement ; tout ça a l'air si facile. Du coin de l'œil, je remarque qu'Elvis, assis en face de moi sur un vieux fauteuil en cuir, garde le silence. Il nous écoute patiemment, attentif. Dans l'ombre, sa silhouette pourrait presque avoir l'air inquiétante. Je me demande s'il viendra avec nous, si nous menons notre mission à bien.
-Quand et comment est-ce que tu comptes t'y prendre ? m'enquis-je.
-Rejoins moi ici samedi prochain, à la même heure. Je t'expliquerai tout.
Je me contente d'acquiescer en jetant un œil à la pendule pour voir à quoi correspond "la même heure" : onze heures. Louis lève un œil brillant de détermination vers la pendule fixée au mur. S'appuyant de ses mains, il se lève du canapé dans lequel il était enfoncé en poussant un grognement. Il doit être épuisé.
-Tu es sûr que tu ne veux pas dormir chez moi ?
Il me lance un regard plein d'affection, accompagné d'un faible sourire.
-C'est gentil, Harry, mais je ne peux pas accepter. Je t'en fais déjà assez baver, et puis de toute façon, je vais devoir quitter la ville pendant quelques jours. Je pars cette nuit.
Je ne cherche pas à en savoir plus. J'ai déjà le sentiment d'en savoir trop. Quand je quitte la maison d'Elvis, celui-ci me serre la main. Et, pour une fois, je ne suis pas mal à l'aise.
En marchant, je me rends compte que je me sens mieux dans cette vie imprévisible et angoissante, où il ne faut jamais s'arrêter de courir. Peut-être qu'après tout, j'ai bien fait de sauté du train en marche.
Les journées à la banque me paraissent encore plus longues et monotones. Rien n'a changé depuis vendredi soir : je n'aime toujours pas mon travail. Je ne le déteste pas ; mais ce n'est pas lui qui me donne envie de me lever le matin. Chaque jour, je ne peux m'empêcher de regarder constamment par la fenêtre, au cas où il soit là. Assis derrière mon bureau, je me fais un sang d'ancre, et je comprends alors tout le poids de l'amitié.
La semaine va être longue.
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