Chapitre 4.

Il était environ dix-huit heures.

La mine aiguisée du compas pénétrait doucement dans sa chaire et il ne la retirait que lorsqu'il était satisfait de la douleur et de l'importance du saignement. De temps en temps, Eliot affichait une grimace de douleur qu'il ravalait aussitôt. La mutilation était une échappatoire pour l'adolescent au chignon. Il savait que c'était mal, mais ça faisait tant de bien de souffrir... En plus, ce n'était sûrement rien à côté de la douleur qu'avait ressenti Dallas lors de son accident.

Un frisson fit vibrer son corps. Une voix familière masculine le sortit de ses pensées. L'adolescent ne parvint pas tout de suite à l'identifier. Il entendit sa mère accueillir quelqu'un, puis la porte d'entrée claqua.

- Dieu soit loué, tu es venu ! Il est à l'étage... Je ne sais plus quoi faire.

Les deux personnes eurent un bref échange avant que la voix masculine ne monte les escaliers et s'approche de la porte de la chambre dans laquelle Eliot était enfermé depuis... Trois jours. Ses poignets écorchés le piquaient et l'adolescent se mit à trembler.

- Eliot ? Demanda paisiblement la voix cachée par la porte.

Finn.

Aussitôt, le cœur d'Eliot paru ralentir. Ce contact l'apaisa. Dans le plus total des silences, le châtain aux yeux verts vint s'accroupir contre la porte. Il voulait être plus près de son ami. Mais il ne pouvait pas parler. C'était trop dur... Et puis, qu'est ce qu'il lui dirait ?

- Eli... Tu vas bien ? Réponds-moi s'il te plait.

Pas de réponse.

- Ça fait depuis trois jours que tu n'es pas sorti, que tu ne parles pas et que tu n'as répondu aux messages de personnes. Andy se fait du souci, Liam, Amanda et les autres aussi...

Eliot se crispa. Les prénoms de ses « amis » lui firent du mal. En plus, ils étaient surtout les amis de Finn.

- Bon... Je suppose que tu ne comptes pas me parler. Ce n'est pas grave. Je peux rester là toute la soirée et plus encore, s'il le faut.

L'adolescent savait que Finn disait vrai. Il était capable de l'attendre toute sa vie et il obtiendrait sûrement ce qu'il désire. On entendit le grand châtain clair s'avachir contre la porte. Si on enlevait cette séparation entre eux, ils seraient collés. Comme quand ils étaient petits... A cette pensée, une vague de chaleur parcourue Eliot, le rendant nostalgique. Il eut presque envie de sortir et de s'abandonner aux bras fraternels de Finn.

- C'est à cause de la mort de ce type ? Tu sais, on le connaissait à peine...

Eliot sentit son corps transir. Une boule se forma dans sa gorge et il détestait cette sensation douloureuse, présage qu'il allait pleurer. Il s'essuya les yeux d'un revers de manche, et Finn reprit :

- Si c'est à cause d'Andy, il pensait bien faire... Puis, tu aurais pu m'en parler pour Travis. Les gens tiennent à toi, Eliot. Andy faisait ça pour ton bien. Tu lui en veux ?

Ces phrases eurent l'effet d'une bombe. Trop de choses en même temps, trop de souvenirs qui se confondaient, s'entrechoquaient. Au moins, cela suscita une réaction du côté d'Eliot. Il se risqua à lui répondre, d'une voix légèrement brisée mais assurée :

- Plus maintenant.

Finn marqua une pause, sûrement étonné d'avoir une réponse. Mais il garda son ton calme, presque solennel :

- Et pourquoi ça ?

- Si je lui en veux, je vais finir par le détester, et, je ne veux pas le détester. Se confia Eliot.

Chacun des deux adolescents traina une main dans ses cheveux. Finn soupira.

- Eli', sors s'il te plait...

Le châtain sentit ses muscles se tendre. Est-ce que Finn lui tendait réellement une sorte de piège ? Il fronça les sourcils et s'éloigna de la porte en triturant son bracelet brésilien. Le plancher craqua sous ses pas qui s'éloignaient.

- Un pas en avant, dix en arrière... Souffla Finn.

Finn était habitué au fait qu'Eliot soit assez lunatique, mais ça n'avait jamais duré aussi longtemps. Il s'inquiétait réellement pour lui. Depuis qu'ils se connaissaient, Finn avait toujours eut un rôle important dans la vie d'Eliot. Il était un peu comme son modèle, comme une personne qu'il idolâtrait. Il avait toujours était là, ils avaient tout traversé ensemble... Et, aujourd'hui, c'était la première fois que Finn n'avait pas la solution. Pourtant, il avait l'habitude de sauver Eliot mentalement. Là, il était au pied du mur. Seul. Impuissant.

- Excuse-moi si je n'ai pas été assez présent dernièrement.

Eliot l'entendait. Il l'entendait mais les larmes avaient déjà rempli ses yeux et il n'était plus qu'un corps flottant dans son lit. Il l'entendait... Mais il ne l'écoutait pas. La voix de son meilleur ami résonnait et paraissait lointaine... Bruyante, et silencieuse...

Vingt-trois heures.

Cinq heures ! Finn était resté assis contre la porte pendant cinq heures ! Et le châtain n'avait pas bougé de son lit, et pas prononcé un mot de plus. Dépassé, Finn s'était énervé, avait perdu patience et était parti. Au fond, Eliot aurait aimé le retenir, mais il en était incapable.

Son ventre gargouilla. Il n'avait mangé qu'une seule fois en trois jours, après être descendu dans la cuisine, secrètement, aux alentours de minuit. Il contracta son abdomen pour faire taire les rugissements de son estomac.

Son ordinateur posé sur les genoux, Eliot ouvrit la page du blog qu'il s'était crée il y a quelques semaines déjà. Un nouveau réseau social avait fait son apparition quelques mois plus tôt et avait eut beaucoup de succès. On pouvait y partager des images, des textes, des musiques, des vidéos... Et tous les jeunes branchés s'étaient inscrits. Eliot n'avait jamais rien posté, et il avait déjà une centaine de followers (il suivait beaucoup de monde, et quelques connaissances de lycée).

Ce soir, il avait envie de partager un texte qui lui trottait dans la tête. Mais avant, il devait changer son pseudonyme. Il ne pouvait pas garder un pseudo dans lequel il y avait son prénom, ce n'était pas assez « anonyme ». Il était formellement hors-de-question que les autres lycéens tombent sur ce qu'il écrivait. Ce serait le harcèlement assuré ! Pire, il aurait davantage le droit aux regards moqueurs et assassins ! Eliot courba l'échine... Il devait se creuser la tête.

Enfant, il rêvait d'être écrivain. Cela ferait un bon début. L'Écrivain. Mais ce n'était pas suffisant, il voulait être certain que personne ne puisse l'identifier. Afin qu'on ne puisse jamais vraiment mettre de visage ni de sens sur son pseudo. Et si... Et s'il y ajoutait quelque chose de plus féminin, quelque chose qui ne le tromperait jamais ? Pourquoi pas... Une robe.

Non, mieux ! Une jupe ! Ça y est ! Il avait désormais trouvé son nouveau pseudo... A présent, il serait...

L'Écrivain à la Jupe.

Il enchaina et nomma son blog «Le Repère de l'Écrivain à la Jupe» certes, ce n'était pas très original, mais ça ferait l'affaire. Puis il se laissa aller, il ouvrit son cœur et son esprit et laissa ses doigts pianoter le long du clavier, bercé par le tintement des touches qui s'abaissaient. Possédé par cette transe que l'écriture lui procurait, il ne se rendit même pas compte qu'il écrivait depuis déjà une bonne quarantaine de minutes.

Il avait écrit au sujet... Du deuil. De la perte, de l'impuissance et de l'abandon que la mort faisait ressentir. Il s'en était prit aux mots eux-mêmes, insultant la Mort et provocant le Deuil. Puis il s'était relu... Son texte était beau. Touchant, poignant. En même temps qu'il redécouvrait ses lignes, il se rendit compte d'à quel point il paraissait aller mal, être seul, perdu...

Puis il contempla ses poignets. Est-ce qu'il s'était vraiment infligé ça ? Ses yeux le piquaient.

Eliot publia son texte et referma aussitôt son ordinateur, sur lequel il s'appuya pour se relever. Qu'est ce que les gens aller en penser ? Et, s'ils se moquaient de lui ? Le regard des autres le terrifier. Sans s'en rendre compte, il fit les cents pas un instant puis se ressaisit.

Il devait bien lui rester une clope quelque part, ou même un petit mégot à terminer. L'adolescent sortit un briquet de l'une de ses vestes et fouilla les poches de toute sa garde-robe, jusqu'à ce que ses doigts rencontrent une forme allongée. Il esquissa une trace de sourire et saisit sa dernière cigarette qu'il alluma en hâte.

Comme dans le bon vieux temps, il vint se poster à sa fenêtre, ouvrit les volets et s'assied sur le rebord. C'était comme un péché-mignon : fumer en observant les étoiles. Il tira une latte de son poison et souffla la fumée en direction de la lune, comme s'il espérait l'atteindre puis sa tête pencha vers l'arrière. Les paupières closent, pour mieux apprécier l'instant, il se rappela d'à quel point il aimait faire ça. Il aimait encore plus ça lorsqu'il réunissait ses amis après une soirée...

Ses amis...

Il ouvrit les yeux. Sa tête pivota en direction de sa chambre plongée dans l'obscurité. Il ramena ses genoux vers lui et détailla chaque recoin de la pièce comme s'ils étaient là, légèrement saouls, à refaire le monde. Il y aurait Andy tout prêt de lui, une main sur son épaule, à tirer des plans sur la comète, en musique. Sur le fauteuil il y aurait sans doute Liam, entrain de les regarder avec un sourire en coin, ses mains faisant des mouvements qui suivent le rythme de la musique. Et sur le lit, Finn serait assis contre le mur, les jambes tendues, à caresser les longs cheveux d'Amanda qui aurait la tête posée sur ses genoux. Les autres seraient assis parterre, peut-être même allongés et riraient à gorge déployée.

Le cœur d'Eliot se serra. Il revint à la réalité : l'endroit était vide, épuré. Qu'est-ce qu'il aimait ses amis... En réalité, il n'était proche que d'Andy et de Finn, mais il avait toujours adoré ces moments, les «afters» juste entre eux, après une bonne soirée. Souvent, il les regardait et se disait «putain, qu'est ce que je les aime !» et il voyait à travers le regard d'Andy, Finn et Liam que la même étincelle y brillait, qu'ils pensaient la même chose.

Eliot eut envie d'appeler Finn et de tout lui dire ! Qu'il était gay, qu'il aimait Dallas, et que son frère et Travis le hantaient. Mais il se ravisa. Ses pensées le firent frissonner. Il balança son mégot et descendit du rebord, refermant la fenêtre derrière lui. D'un geste habitué, il réajusta son bracelet sur son poignet et se dirigea vers l'ordinateur.

Il l'ouvrit et observa la page de son blog. «Le Repère de l'Écrivain à la Jupe» avait trois nouvelles notifications. Son cœur s'emballa. Le stress le rongea légèrement : les premiers avis étaient toujours les plus stressants à découvrir. Il regarda donc quelle serait sa sentence : trois commentaires.

Ils avaient été rapides ! L'adolescent refit son chignon et se dépêcha de les afficher.

Miss_Cocktail8 : «Ok... Comment te dire que tu m'as mis les larmes aux yeux ? Bravo.»

Eliot se remémora quelques souvenirs. Il se souvenait de ce pseudo, cette fille était une féministe qui traduisait des paroles de chansons. Il aimait bien son blog et fût content qu'elle fasse un tour sur le sien. Il lui répondit simplement un «merci» .

Shadow_Willow : «Magnifique ! »

Là encore, Eliot reconnu le pseudo et resta modeste en lui répondant brièvement.

Mister-Blue : «J'ai pas les mots. Je suis désolé si tu as perdu quelqu'un récemment. Je sais ce que tu ressens. Mais ne t'inquiètes pas, tu n'es pas seule. Je suis certain que tes amis vont t'aider à remonter la pente. J'espère que tu en parles, ça aide à avancer. »

Eliot resta un immobile quelques secondes face à ce commentaire. Déjà, cette personne lui était parfaitement inconnue, et, en plus elle disait vrai. Il crevait d'envie de parler à ses amis, mais ils étaient des «ignorants» alors il ne pouvait pas. Mais l'adolescent avait encore tant de choses à dire au sujet de sa souffrance...

Il attendit un instant puis lui répondit rapidement :

L'Ecrivain à la Jupe : «Merci Mister-Blue pour ton commentaire. Malheureusement, mes amis ne comprendraient pas. Je ne peux pas leur parler de cet affreux deuil... Ce n'est pas l'envie qui me manque.»

La réponse arriva du tac-au-tac, ce qui eu le don de surprendre Eliot.

Mister-Blue : «Des fois, se confier à un parfait inconnu ça libère. Si jamais, je veux bien être cet inconnu.»

L'adolescent châtain se tata. Il ne savait pas ce qu'il devait répondre... Il n'existait pas de manuel qui expliquait ce genre de choses. S'il pouvait se rendre libre d'exprimer ce qu'il a sur le cœur ou non... Il ne savait même pas par où commencer.

Plus il réfléchissait, plus ses paupières se fermaient...

Il s'endormit en quelques secondes, l'ordinateur à ses pieds.

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