Chapitre 4 - Histoire (partie 1/3)


86e jour de la période du croissant de lune — 1338

Istorya [istoʁia] = Histoire

Les deux filles galopaient dans le noir sans vraiment savoir où elles se dirigeaient, essayant de mettre le plus de distance entre elles et le village. On entendait encore les hurlements plusieurs mètres plus loin et la fumée des incendies était toujours visible après des kilomètres de course. L'odeur de la mort les suivait et empestait leurs vêtements lorsque les premiers rayons de lumière percèrent la nuit. Elles s'accordèrent donc une pause au bord d'un ruisseau afin de pouvoir se rafraîchir.

Helja vida entièrement le sac pendant que Charlie remplissait les deux gourdes. Elles n'avaient plus rien pour se soigner, ni même de quoi manger. Les uniques choses à leurs dispositions étaient leurs armes, le grimoire acheté dans la ville souterraine, la carte de Gallia et quelques herbes inutiles ici. Tout le reste se trouvait dans l'auberge, oubliés dans la précipitation.

Quand l'eau fraîche coula le long de sa gorge, la sorcière se sentit revivre, comme si elle n'avait pas bu depuis plusieurs jours. Autour d'elle, tout paraissait calme à présent. Comme une matinée idyllique en plein milieu de la forêt où seul le clapotis régulier de la rivière et les chants d'oiseaux venaient perturber le silence.

— Quand je p... pense à tou..toutes ces p... personnes, murmura Charlie, grimaçant de douleur. On aurait d... dû faire quelque ch... chose pour eux.

— On ne pouvait rien faire, ils étaient trop nombreux. Quand un combat est perdu d'avance, il faut savoir le reconnaître sinon, on découvre bien vite qu'on n'est pas immortelles sur cette terre.

Elle fixa la fillette dans les yeux, noyée dans la tristesse de son regard de tristesse. Elle observa ensuite la fine cicatrice rosée qui parcourait sa trachée. Grâce à la potion et au baume, son amie guérissait rapidement, mais pas encore assez au goût de la sorcière qui était habituée à une rémission bien plus rapide sur son propre corps. Pourtant, pouvoir l'entendre faire des phrases entières était encourageant.

Voulant remplir à nouveau les gourdes d'eau, Helja se pencha vers la rivière, mais à la lumière du jour, Charlie constata la plaie dans le dos de son amie. Affolée, elle s'écria :

— Par Lyb... Lybova, tu sai... saignes encore !

Elle se releva pour l'aider, mais la sorcière lui fit signe de rester assise.

— Ça va, je n'ai pas mal.

— Tu de... devrais peut-être f... faire quelque chose.

— On n'a plus rien avec nous, qu'est ce que tu veux que je fasse ? s'emporta-t-elle brusquement.

— Désolée, j..je m'inquiète sim... simplement pour toi.

La petite fille baissa la tête pour boire en silence.

— Pardon, je ne voulais pas m'énerver après toi, c'est juste que... je suis exténuée.

Elle s'allongea dans l'herbe et tenta d'oublier la douleur. La lame n'avait pas été si grosse et elle n'avait touché aucun organe vital, ni fait de dégâts trop importants, elle en était sûre. Dans quelques heures, elle serait entièrement rétablie.

— On se repose un peu et après on file vers Isla.

— D'accord.

Charlie s'étendit à ses côtés. Comme il était agréable pour Helja de la savoir en vie. La savoir en sécurité. L'entendre respirer et la sentir bouger. Rien ne pouvait faire plus plaisir à la sorcière. Elle tourna la tête vers son amie qui avait déjà les paupières closes.

Comment Lilith avait-elle pu les retrouver si vite ? Pouvait-elle localiser la fillette à chaque instant ? Connaître la moindre de ses pensées, le moindre de ses sentiments ? Voir à travers ses yeux comme elle avait pu le faire dans son sommeil ? Quel mystère divin liait les deux femmes ?

Peu importait, pour l'heure, elles étaient loin et Lilith avait fort à faire. Détruire entièrement un village comme ça sonnerait l'alerte auprès de la cour royale. L'armée des humains ne tarderait pas à le découvrir. Ils la traqueraient et tueraient chaque démon jusqu'à atteindre la mère. Sans le savoir, Lilith venait de nouer la corde et en allant rapporter les faits, Helja la lui mettait autour du cou. Ne restait plus qu'à la pousser dans le vide.

Et alors que ses yeux s'ouvraient et se fermaient plusieurs fois, que les pensées de la sorcière s'égaraient dans un torrent de questions sur la personne à la capuche, elle s'endormit.

À son réveil, elle se retrouvait seule. Elle tendit le bras, mais ne sentit personne et quand elle se leva brusquement, scrutant l'horizon, elle ne décela pas une trace de Charlie. Où était-elle passée ? Tout un tas d'idées noires lui traversa l'esprit. Elle avança vers le ruisseau, tournant sur elle-même.

Puis, c'est là qu'elle entendit la voix de la petite fille en contre bas, à moitié dissimulée par les branches d'un arbuste.

— Ne me fais plus jamais ça, cria Helja qui s'approchait d'un pas pressant. J'ai cru que Lilith... peu importe. Ne t'éloigne plus !

— Pardon, j... je m'étais écartée pour essayer de p... prier, expliqua-t-elle. Mais je n'y arrive pas.... Je n'y arrive plus.

Elle releva la tête et dévisagea Helja, ses yeux humides et son visage toujours recouvert de tâches de sang. Elle reporta son attention vers l'eau qui coulait alors que la sorcière se posa à ses côtés.

— J'ai encore été elle. Quand je me suis en... endormie, j'ai vu l'horreur qu'elle faisait comme si j'étais à s... sa place. Je pense bien que je ne pour... pourrai jamais plus dormir de ma vie.

— Nous trouverons une solution pour ça, ne t'inquiète pas, la rassura Helja.

— J'ai longtemps cru en Lybova. J'ai cru en une puissance supérieure qui nous sur... surveillait et nous venait en aide. Peut-être parce que j'ai été éd..éduquée comme ça, que mes parents étaient tous les deux croyants et que nous allions au sanctuaire presque chaque j... jour. Mais depuis la disparition de mon père et avec tout ce qui nous est arrivé ensuite, Bastet, Lilith... ma propre mort... je ne sais plus ce en quoi je dois cr..croire.

Helja resta muette, ne sachant pas quoi répondre. Elle se contenta de prendre Charlie dans ses bras.

— Tu peux croire en moi si tu veux. Je serai toujours là pour te protéger. Toujours.

— Merci, répliqua-t-elle avant de se reculer et d'annoncer, je pense qu'il est dés... désormais temps que tu me racontes tout sur Lybova, Lilith et Sirhla.

— Oui, tu as raison.

Et alors qu'Helja ouvrit la bouche pour commencer à retracer cette histoire qu'elle connaissait sur le bout des doigts, une part d'elle-même partit à la dérive, voyageant dans le passé.

— Maintenant, je te laisse une heure pour l'apprendre par cœur, je reviendrai t'interroger dessus, déclara Médée.

Sur ces mots, la femme retourna un sablier qu'elle posa sur la table, face à Helja. Elle claqua des doigts et les rideaux se fermèrent, plongeant la pièce dans une semi-obscurité. Les bougies s'allumèrent presque aussitôt et lorsqu'elle sortit de la bibliothèque, elle verrouilla la porte à clef.

La fillette souffla longuement avant de porter son attention sur le livre. Elle l'ouvrit et aperçut sur la première feuille trois noms suivis d'une simple phrase qui en dévoilait déjà beaucoup sur l'importance de ce récit : Sihrla, Lilith et Lybova, la naissance de notre monde.

Intriguée, Helja tourna la page et s'immergea dans la lecture, découvrant une nouvelle version de l'histoire.

« Au commencement de tout, il n'y avait rien. Un noir infini. Un vide en expansion perpétuel et, sans qu'on ne sache vraiment pourquoi, de ces ténèbres jaillirent un nombre incalculable de mondes. Certains diront que c'est la lumière qui les a enfantés, d'autres la magie ou bien le mythe de l'Auteur, mais encore aujourd'hui, nul ne le sait.

« Chacun de ces mondes dérivaient sans se soucier de ses frères, se développant et grandissant. C'est alors que trois sœurs, dotées de puissants pouvoirs, posèrent pieds sur le nôtre. Ensemble, elles façonnèrent la Terre à leur image, créant les plaines et les montagnes, les rivières et les océans, le chaud et le froid.

« Après quelques temps, l'idée d'accueillir de nouvelles personnes pour vivre avec elles leur sembla forte intéressante. Mais c'est ici que les premières divergences virent le jour. Aucune ne paraissait d'accord sur qui méritait réellement de cohabiter parmi elles. Alors, l'ultime décision prise fut de couper le continent en trois afin que chacune puisse y développer son propre environnement.

« Sur celui de Lybova, qui ne rêvait que d'amour et de tranquillité, les forêts luxuriantes demeuraient maîtresses. Les nombreuses cascades d'eau fraîches et les plaines emplies de fleurs rendaient cet endroit paradisiaque. Elle qui souhaitait résider avec un peuple aimant et altruiste, qui ne se servirait pas de la magie à son bon vouloir et qui se montrerait avant tout travailleur et courageux, engendra un homme et une femme. C'est ainsi que les premiers humains naquirent.

« Sihrla resta vivre dans le pays où se mélangeaient les montagnes et les étendues boisées. Au contraire de sa sœur aînée, elle adorait la magie et la pluralité. Elle désirait donc de puissantes personnes pour l'accompagner dans l'élévation de sa nation. Elle aspirait à des habitants totalement différents, mais complémentaires, avec qui tout ne serait que merveilles et féeries. C'est ainsi que les premiers êtres magiques naquirent.

« Pour finir, Lilith, la cadette, se vantait d'être la plus redoutable des trois. Elle voulait dès lors un peuple à sa hauteur, à son image. Mais son souhait le plus cher était surtout qu'enfin, on reconnaisse sa puissance, elle qui depuis toujours se sentait délaissée et incomprise de ses sœurs. Son continent désertique ne devrait donc être occupé que par des personnes qui la vénéreraient comme une déesse. C'est ainsi que les premiers démons naquirent.

« Pendant plusieurs cycles, la paix demeura, chacune des trois civilisations évoluant dans des directions opposées. Chacune développait un savoir et une culture différente, sans jamais entrer en contact avec les deux autres pays.

« Mais c'était sans compter sur la soif de pouvoir de Lilith qui n'en avait pas assez. Elle en voulait plus. Toujours plus.

« Elle déclara la guerre à sa sœur Sihrla, le continent le plus proche d'elle. Les êtres magiques et démons livrèrent bataille des cycles durant tandis qu'au loin, en silence, quelque chose de terrible se préparait.

« Les humains procréés par Lybova ne comprenaient pas pourquoi ils devaient restés aussi faibles en comparaison de leurs voisins. Pourquoi eux aussi ne pouvaient-ils pas jouir d'une puissance inégalable ? Et alors que Lilith se faisait enfermer à jamais grâce au sacrifice de Sihrla, les humains de leur côté renversèrent leur créatrice. Cette dernière, afin de punir les rebelles, changea radicalement la façade du pays, le recouvrant d'une épaisse couche de neige et détruisant toute végétation, avant de disparaître à jamais.

« Mais cette action n'eut aucun effet sur ses enfants. À force de recherches et d'ingéniosité, ils compensèrent leurs faiblesses par des armes et des outils. Ils attaquèrent dès lors les êtres magiques et envahirent le continent de tous les côtés. Ses résidents déjà affaiblis par des cycles de guerre se retrouvèrent rapidement submergés. La plupart périrent, mais d'autres purent se cacher dans la ville souterraine, refuge créé lors des combats contre les démons.

« Peu de temps après, les humains prirent également possession du pays du sud, laissé à l'abandon par les derniers démons suite à la disparition de leur mère. Dominant ainsi le monde, les trois terres renoncèrent au nom de leurs fondatrices pour désormais s'appeler Gallia, Skrégel et Kentex.

— Je ne m'attendais pas à ça, s'étonna Charlie. Les humains se sont at... attaqués à Lybova alors qu'aujourd'hui, ils la vénèrent comme la s... seule déesse. C'est complètement...

— Consternant ? Idiot ? proposa Helja. Oui je sais.

— Mais pourquoi personne n'est au courant de cette histoire ?

— Les humains dirigeaient les trois continents, plus de démons ou d'êtres magiques, ils n'avaient donc plus aucune raison d'expliquer que nous sommes tous nés de la même manière et qu'au départ, il y avait trois déesses et non une. Pour autant, ils avaient toujours besoin d'une puissance divine pour faire passer leurs dictat. Voilà pourquoi ils n'ont pas totalement éliminé l'existence de Lybova de leurs dires. À force de manipulations et de mensonges, ils ont réussi à faire que le récit que l'on t'a retracé devienne la seule vérité.

Les deux femmes restèrent en silence, profitant du calme alentour. Puis, Charlie tourna la tête vers la sorcière, les yeux grands ouverts comme si une nouvelle révélation venait de lui apparaître, claire et évidente.

— J'y pense. Si ton sang permettait de li... libérer Lilith, c'est que tu es une descendante de Sihrla ?

— Cela m'a traversé l'esprit lorsque Dolos a dévoilé qui il était, avoua Helja. Mais pour l'instant, je ne comprends pas comment c'est possible puisqu'elle n'a pas eu d'enfant direct. Enfin, pas dans ce qu'on raconte dans les livres d'histoire.

Des tonnes de questions sur ses origines se chamboulaient dans sa tête, mais elle n'avait toujours pas le temps d'y réfléchir calmement. Elle ne trouverait sans doute pour l'heure aucune réponse, ni sur sa lignée, ni sur qui elle était réellement, mais elle le savait, un jour, tout serait dévoilé.

Après quelques heures de repos, elles reprirent la route, affamées et fatiguées. Isla se situait encore à quelques kilomètres et bientôt, tout ça serait derrière elles.

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