Chapitre 3 - Cauchemar (partie 1/2)


85e jour de la période du croissant de lune — 1338

Kaboy kos [kabo'j kos] = Cauchemar


Il fallut moins d'une heure de marche dans la pénombre pour rejoindre le village le plus proche. Malgré l'heure avancée, plusieurs habitants traînaient encore dans les rues, tous déguisés en de ridicules monstres fait de tissus. Les flammes de nombreuses citrouilles dispersaient sur les dédales ou déposées aux abords des maisons projetaient d'horribles visages dans la nuit.

Un groupe d'enfants les contourna sans même vraiment les voir, voulant à tout pris effrayer une autre bande de gamins. Elles profitèrent alors de l'agitation et de cette soirée particulière pour passer inaperçues. Ni le sang qui recouvrait leur peau ou leurs vêtements, ni même leur tête à faire froid dans le dos n'attirait l'attention. Personne non plus ne semblait reconnaitre la puissante sorcière, imaginant sûrement faire face à un costume réaliste.

Alors qu'elles arpentaient les rues à la recherche de nourriture, elles trouvèrent bientôt une boutique encore ouverte. Elles attendirent quelques minutes derrière deux femmes qui discutaient de la disparition d'un enfant parti retrouver son chien puis elles purent enfin acheter de quoi se sustenter.

La bourgade comptait une cinquantaine de maisons, un sanctuaire, une taverne, quelques magasins et deux auberges. Elles décidèrent de pousser la porte de la première qu'elles avaient vue, celle face à un grand groupe d'habitations, mais juste à côté de l'entrée du village. Ainsi, elles pourraient plus rapidement reprendre la route dès le lever du soleil.

À l'intérieur, le bruit de festivité qui y régnait les ramena à la réalité. Pendant qu'elles avaient vécu la pire nuit de leur vie, les autres avaient continué la leur, sans se soucier de se qui se déroulait autour d'eux. Alors qu'elles avaient perdu un ami, eux s'amusaient.

Une dizaine de personnes costumées chantait au coin du feu, dansait ou bien se saoulait joyeusement. Helja avança jusqu'au comptoir. Comme elle ne vit personne s'approcher, elle cria sur le groupe :

— C'est possible d'avoir une chambre dans ce taudis ?

Tout le monde s'arrêta et ouvrit grand les yeux. On entendait alors plus que le crépitement des flammes et le son de la mélodie jouée sans paroles. Un homme s'avança, son gros ventre rebondissant à chacun de ses pas. Il avait des oreilles de chat accrochées sur le crâne, ce qui lui donnait une allure d'autant plus ridicule.

— Désolé ma p'tite dame, mais nous sommes au milieu de la fête des morts, nous en profitons autant que possible, dit-il, ne la regardant pas vraiment en face. D'ailleurs, je dois dire que votre costume de sorcière est plutôt réaliste quoi que personnellement j'aurai...

— Je suis là pour dormir, pas pour discuter.

L'aubergiste se renfrogna.

— C'est pour une nuit ou plus ?

— Une seule nuit, nous devons repartir tôt demain.

— Bien, vous pouvez dormir dans la chambre numéro trois, dit-il en attrapant les clefs sur le présentoir à sa droite. C'est tout au fond du deuxième étage. Et si vous voulez, venez boire un coup avec nous.

L'homme tituba vers ses camarades, ayant visiblement oublié de demander l'addition. Elles montèrent rapidement les escaliers avant de pousser la porte au bout du couloir.

La modeste pièce ne comportait qu'un unique lit, une fenêtre ovale aux rideaux mangés par les mites et une commode aux tiroirs déboîtés. Une porte permettait d'accéder à une salle de bain joyeusement accueillie par les deux amies qui purent aussitôt se laver.

Bien que le sang n'ait jamais dérangé Helja, pouvoir nettoyer celui qui lui collait à la peau et les cheveux lui fit un bien fou. Elle frotta avec une telle vigueur que ses bras en devinrent écarlates. Et alors, des flashs l'assaillirent.

Des visages de statues dans la pénombre. Elle enleva les morceaux de chair coincés dans sa tignasse. Une eau noire et luisante dans une baignoire. Elle récura le sang sur ses joues. Un monstre épouvantable. Elle gratta le sang sur ses jambes. Des lames volant dans tous les sens. Elle gratta encore plus fort. Une femme faite de miroirs. Elle gratta à s'en arracher les ongles. Une forme sombre tourbillonnant dans le vide. Elle se laissa couler, la tête totalement immergée. Des yeux rouges et un sourire de folie.

Elle sortit la tête de l'eau, haletante. Combien de temps était-elle restée sans respirer ?

Se séchant rapidement, elle dû remettre ses vêtements sales et puants, n'ayant rien d'autre sous la main. Mais alors qu'elle retournait dans la chambre, elle n'y trouva pas Charlie et la porte donnant sur le couloir était grande ouverte.

Elle descendit dans le hall de l'auberge.

— Ah, heureux que vous vous joigniez également à nous, l'accueillit l'homme aux oreilles de chat.

Charlie était avec eux, essayant de boire une bière, mais tirait une grimace à chaque goulet.

— Elle est pas très bavarde votre amie, ajouta un homme en la voyant s'avancer.

Visiblement, personne n'était assez sobre pour la reconnaitre.

— Ça va Charlie ? demanda-telle.

— Oui, répondit la petite fille.

— Tu ne veux pas dormir ?

Elle secoua la tête, le regard porté vers les flammes de la cheminée.

— Pour... Bastet... réussit-elle à dire.

Helja s'approcha et obligea une grosse dame à bouger pour pouvoir se poser au côté de son amie. Rapidement, une incroyable chope de bière mousseuse lui était placée dans la main et aussitôt, toute la petite bande se remit à chanter.

La sorcière ne savourait pas vraiment son verre, son esprit trop absorbé par des visions de Bastet. À ses côtes, Charlie semblait passer du bon temps. Elle s'était même levée pour danser et elle rigolait à chaque blague affreusement nulle que l'aubergiste balançait.

Quelques enfants entrèrent récupérer des friandises ou cadeaux dans la soirée puis, alors qu'on n'entendait plus personne dans les rues et que la moitié des convives dormait à même le sol, un homme proposa que chacun raconte une histoire d'épouvante. C'était la fête des Morts après tout, il fallait bien s'amuser à avoir la trouille, un tant soit peu que ce soit distrayant.

Ainsi, au son apaisant du feu et des ronflements de certains, il se lança dans son récit. Une odyssée de fantômes loin d'être effrayante et qui n'avait aucun sens pour la sorcière. Autour de cette table, personne ne savait à quoi ressemblait la peur. La véritable peur. Se retrouver à deux doigts de la mort et avoir face à soi le visage même de la terreur. Helja se contenta donc de regarder le vide sans vraiment écouter ce qu'il se passait aux alentours, sirotant paisiblement son verre.

Quand vint son tour, elle s'y refusa. Elle ne souhaitait pas s'exprimer et n'avait pas envie de partager avec ces inconnus. Mais sous l'insistance des derniers éveillés et de Charlie qui l'encourageait par de grands sourires, elle concéda.

Elle aurait très bien pu leur raconter ce qu'elle venait de vivre ou bien l'une de ses nombreuses missions où elle était passée à deux doigts de la mort. Elle aurait pu leur parler de la fois où elle avait dû enquêter sur l'avaleur d'âme ou bien l'affaire qui l'avait conduit jusqu'au fin fond d'une grotte remplie de cadavres alors qu'elle n'avait qu'une dizaine de cycles. Pourtant, elle préféra se remémorer un conte que Médée lui récitait parfois le soir. Ce n'était pas vraiment une histoire d'horreur à proprement parlé mais plus tôt une légende urbaine chez les sorcières. Et cette nouvelle emmena ses auditeurs avec elle dans un autre monde, dans un autre cycle, empli de cauchemars et de désillusions.

— Il était une fois une jeune fille prénommée Constance, commença Helja. Elle habitait dans une incroyable maison qui possédait de grands escaliers, de grandes portes et de grandes fenêtres. Mais de cette somptueuse maison, elle n'en voyait jamais la beauté. Elle n'admirait jamais les nouveaux bouquets qui décoraient chaque jour le salon ou bien les magnifiques œuvres d'art accrochées aux murs de l'entrée. Elle ne découvrait pas non plus les merveilleux plats cuisinés et servis toujours à la même heure. Non, Constance ne percevait que la laideur.

« Pour la fillette, son univers se résumait au simple taudis dans lequel ses parents l'avaient un jour enfermé. Aucune fleur, aucun tableau, aucun repas et encore moins d'amour. Juste un affreux grenier humide, aux parois délabrées et sans lumière aucune. Elle ne possédait rien mis à part un modique seau pour ses besoins et un horrible manteau rapiécé et désuet qui lui tenait chaud les soirs de grands froids.

« La nuit de son treizième anniversaire, alors que Constance était blottie dans son unique vêtement, les rats lui léchant les pieds, elle se laissa surprendre à rêver d'un autre monde. Un endroit comme le sien, mais dans lequel un détail pourtant banal changerait : ses parents l'aimeraient.

« L'imagination de la petite fille coula le long de ses oreilles pour en imprégner le tissu du manteau. Et c'est là que la magie opéra. À son réveil, Constance n'était plus à même le sol, mais dans un lit. Un véritable lit.

« Ne comprenant pas ce qu'il se passait, elle sortit d'une chambre qui portait son nom, mais qui n'était pas la sienne. Elle descendit les grands escaliers qu'elle n'avait encore jamais vus, découvrit pour la première fois le salon de la maison et reçut le premier câlin de sa mère.

« Le vœu de Constance s'était exaucé et l'avait emmenée dans ce deuxième monde semblable au sien, mais différent. Elle en profita aussi longtemps qu'elle le pu, sans se soucier que plus loin, dans une autre réalité, une petite fille émergée dans un grenier, se demandant où elle se trouvait. Pour elle, le calvaire ne faisait que commencer. »

Lorsqu'elle eut terminé son récit, le groupe resta la bouche grande ouverte. L'homme qui avait tant réclamé les histoires effrayantes avait le regard vide plongé dans le fond de son verre.

— C'est un conte particulier, dit-il sombrement, balançant la fin de sa bière dans le feu.

La porte s'ouvrit subitement, réveillant certains. Une femme entra dans l'auberge, ses longs cheveux fuligineux voletant derrière elle. Elle dévisagea un des dormeurs avec une étonnante ferveur et se mit à hurler :

— Robert, ça fait des heures que je t'attends et toi, tu continues de te saouler avec tes amis !

L'inconnue se jeta sur le dénommé Robert qui émergeait difficilement. Elle le saisit par l'oreille pour le tirer, folle de rage. Malgré sa petite corpulence et son corps squelettique, elle semblait dotée d'une incroyable force. Elle éjecta l'homme dehors avant de se tourner vers Helja et Charlie.

— Désolée que vous ayez assisté à ça mesdames, une joyeuse fête des Morts à vous.

La sorcière contempla une dernière fois son doux visage en diamant, aux pommettes saillantes et aux sourcils aussi fins qu'un trait de crayon. D'une beauté à couper le souffle, elle donnait l'impression d'être d'une gentillesse à n'en pas douter malgré la façon dont elle avait sorti son mari de la taverne. Leur regard se croisèrent puis, elle disparut.

— Bien, il est temps d'aller dormir Charlie.

Helja se leva, attrapa la petite fille qui avait l'air d'avoir les paupières beaucoup trop lourdes pour rester ouvertes et l'aida à monter les escaliers.

Charlie s'écroula sur le matelas aussi plat que du papier, sans même se glisser sous les couvertures. Helja, quant à elle, retira ses bottes pleines de boue avant d'aller chercher de quoi boire. Mais le liquide qui stagnait dans le récipient avait une effroyable couleur et une odeur d'œuf pourri qui lui fit immédiatement changer d'avis.

Dehors, elle remarqua la femme aidant son mari ivre à rentrer dans la petite maison délabrée face à l'auberge. Quelle idée de vivre avec un tel boulet, songea la sorcière.

Quand elle tira sur le rideau pour assombrir la pièce, celui-ci tomba du plafond dans un vacarme à réveiller les morts. Charlie remua légèrement, mais continua de ronfler bien fort.

Avant de se poser, elle enroula sa cheville cassée dans un tissu imbibé de sa dernière potion de soin. Dans quelques heures, elle serait comme neuve.

Installée près de la fillette, elle tenta de lui boucher le nez pour l'empêcher de faire autant de bruit, mais il n'y avait visiblement rien à faire.

Pouvoir enfin s'allonger après des heures éprouvantes aussi bien mentalement que physiquement semblait une bénédiction. Son niveau d'énergie et de magie paraissait au plus bas, mais dormir, malgré ce matelas douteux et peu confortable, l'aiderait à y remédier.

La douleur dans tout son corps s'éveillait doucement, tout comme les nombreuses questions qui découlaient des derniers évènements. Tout d'abord la révélation de Dolos sur la mort de Médée qu'elle n'arrivait toujours pas à intégrer. Pourquoi l'homme s'en était pris à elle ? Était-ce pour affaiblir Helja et lui laisser plus de chance de récupérer son sang ? Dans ce cas, qui était réellement sous cette capuche si ce n'était son ancienne tutrice. Où était son cadavre ? Pourquoi ne l'avoir jamais retrouvée ?

La sorcière s'interrogea également sur son lien plus qu'évident avec la personne qui avait enfermé Lilith. Dolos et la mère des démons l'avaient très clairement souligné. Elle était une descendante directe de Sirhla, l'une des trois déesses. Comment était-ce possible puisque tous les êtres magiques venaient normalement d'elle ? Avait-elle eu un enfant avec un homme dans le secret ? Cet enfant serait alors son ancêtre. Peut-être le premier de la famille Kalam.

Elle se demanda aussi ce qu'adviendrait le pays une fois que Lilith aurait récupéré un corps. Que ferait-elle en premier ? Tuer des innocents pour le plaisir ? Localiser la ville souterraine pour éliminer les êtres magiques ? Envahir la capitale ?

Mais surtout, ce que la sorcière voulait rapidement savoir, c'était comment elle allait réussir à s'endormir avec ce boucan épouvantable que produisait Charlie. Pourtant, à peine avait-elle fermé les yeux, que son esprit s'égara dans de confortables mirages.

Elle y découvrit sa maison, son magnifique jardin luxuriant aux fleurs projetant des minuscules papillons. Elle y voyait également Bastet, s'étirant au soleil juste en face de Charlie qui cueillait des framboises. Tout demeurait beau et calme. Un somptueux tableau digne des plus grands peintres. Un rêve incroyable qui vira au cauchemar quand un couteau transperça le chat.

Quand elle remarqua le décès de son ami, Helja comprit qu'elle en était la responsable. La poignet de l'arme lui brûla la paume. Un feu ravagea la toile pourtant si douce et dans les flammes, des yeux rouges et un sourire de folie apparurent. Cachés dans le coin du cadre, ils regardaient le monde partir en cendre. Tout n'était plus que désolation et destruction. Mort et souffrance.

Un hurlement sortit la sorcière de son sommeil. Elle mit quelques secondes à s'acclimater à la lumière de la lune étincelante qui traversait la fenêtre, se demandant combien de temps elle avait dormi. Elle se demanda aussi si le cri s'était réellement produit ou s'il n'était que le fruit de son imagination quand à nouveau, le timbre de voix de Charlie lui brisa les tympans.

Se tournant vers la petite fille, elle la vit s'agiter dans tous les sens, dégoulinante de sueur. Elle pleurait, tonitruait qu'elle arrivait.

— Charlie ! tenta-t-elle. Réveille-toi !

Mais il n'y avait rien à faire. Une incroyable chaleur se dégageait de son amie qui se contorsionnait, frappait le matelas de ses poings.

— Elle... Je la sens... balbutia-t-elle. Seulement quelques pas... Tous nous tuer...

Malgré sa cicatrise encore rouge, elle ne semblait pas seulement capable de parler correctement. Plus que cela, elle hurlait.

— Un nuage rouge... Des sourires partout... Elle est en colère...

— Charlie ! insista Helja qui essaya en vain de sortir la jeune fille de son cauchemar.

Son corps se souleva, comme tenu par des cordes invisibles. Elle flottait dans les airs sous le regard effrayé de la sorcière. Que devait-elle faire ? Jamais encore elle n'avait assisté à ce spectacle épouvantable.

Telle une marionnette dont l'artiste tirait les ficelles, Charlie continuait de monter, ses bras et ses jambes pendus dans le vide. Ses doigts s'agitaient et se cassaient. Ses poignets et chevilles tournaient dans un sens puis dans un autre.

— Nous retrouver... Ses enfants réunis....

Elle ne bougeait plus, lévitant sur le dos, la tête en bas.

— Des yeux rouges... ils m'observent...

Elle se cambra dans un axe impossible, sa colonne vertébrale se brisant dans d'horribles bruits.

Helja tenta de s'approcher, mais la fillette retomba brusquement dans le lit.

Toute la pièce était redevenue silencieuse. On entendait même plus les respirations ou le son du vent. C'est le cœur battant que la sorcière avança vers Charlie dont les cheveux couvraient le visage.

— Charlie ?

Elle ouvrit les yeux, un terrifiant sourire lui étirant les traits.

Je vous ai retrouvées !

Sans attendre, Helja gifla Charlie qui, en un battement de cils, reprit connaissance. Il lui fallut quelques instants pour se redresser comme si rien ne s'était passé. Comme si son corps ne venait pas à l'instant de se disloquer. L'affreux sourire avait disparu de sa figure et son regard illuminé de rouge redevenait à présent aussi noir que la nuit.

— Que... commença-t-elle

— Ça va ?

— Je... crois...

Elle s'arrêta, le regard inquisiteur perdu dans le vide. Elle se releva subitement, courant vers la fenêtre.

— Nous... partir, Lilith... elle ar... arrive, expliqua la fillette dont la voix était de nouveau hachurée par la souffrance.

— Oui, j'avais cru comprendre, répondit Helja qui rapatriait déjà ses affaires. Comment a-t-elle réussi à nous retrouver si vite ?

— Sais pas, je...

— Charlie ?

— Je... j'ai vu.... par se... ses yeux. J'ét... j'étais... elle.

La sorcière posa une main sur son épaule.

— On en discutera après. Maintenant, on bouge !

Mais il était déjà trop tard. Dehors, un horrible spectacle se présentait à elles. 

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