Chapitre 21 - Guerre (partie 1/4)


39e jour de la période de la lune — 1339

Voynaas [vo'jɲɑs] = Guerre

Êtres magiques.

Humains.

Démons.

Chacune des trois sœurs créatrices avait donné naissance à son peuple sans jamais penser aux autres. Elles n'avaient jamais eu la même vision de ce que devait être leur monde : riche, diversifié ou docile. Mais finalement, la cupidité de l'une, le sacrifice de la deuxième et la disparition de la dernière menèrent ce monde désuni à sa perte.

***

La reine et les deux rois passaient entre la foule amassée devant les portes de la ville. La lune éblouissante éclairait les environs d'une lumière blafarde et froide. Les gardes, les soldats, les miliciens et tous les autres tenaient le manche de leur arme, attendant les ordres. Pourtant, tous espéraient ne pas en avoir besoin. Peut-être.

Les trois dirigeants se retrouvaient désormais face à la femme aux longs cheveux fuligineux qui était sortie du groupe de démons. Elle ne portait pas de chaussures, mais avait sur le crâne une élégante couronne. Sa robe longue et fine était recouverte de terre et de sang. Dans ses mains, ni couteau, ni poignard, pourtant, elle affichait un sourire de folie. Ses yeux écarlates scrutaient ses futures victimes avec une soif avide de meurtre.

Ce fut Missélia qui ouvrit le dialogue :

— Nous ne sommes pas obligés d'en arriver là, déclara-t-elle, le cœur battant. Nous sommes peut-être tous différents, mais nous ne sommes pas meilleurs. Ce monde est assez grand pour que les trois espèces puissent cohabiter, ensemble.

— Oh si, nous n'avons plus le choix, rétorqua Lilith d'une voix suave qui s'enfonça dans le crâne de ses ennemies.

— Les êtres magiques vous ont déjà battu une fois, tenta Gaston, pensez-vous vraiment réussir aujourd'hui ?

— La dernière fois, je n'étais pas prête à retrouver mon traître de fils, mais maintenant, je le suis.

Elle ricana puis :

— Les êtres magiques et les humains, ensemble. Après ce que ces derniers vous on fait, comment osez-vous vous tenir à leurs côtés. Vous êtes lâches et pitoyables.

— Nous ne sommes ni lâches ni pitoyables, contesta Missélia. Nous sommes forts et vaillants, prêts à vous anéantir.

— C'était les actes de nos ancêtres qui étaient aussi fous que vous, intervint Alarex III. Nous ne sommes pas pareils. Nous sommes unis désormais.

— Ah oui, vraiment ? C'est drôle comme cette union se produit au moment de mon retour. Soit ! Mais elle sera vaine. J'ai déjà conquis plusieurs de vos villes et une fois qu'Isla tombera, j'aurai Gallia rien que pour moi. Kentex sera le prochain bien sûr, puis viendra Skregel. Ce monde deviendra le mien et je serai la seule déesse qui puisse exister. La seule qui...

Un couteau siffla l'air, traversa le bouclier magique puis se planta dans la terre. La mère des démons disparut dans un éclat de fumée bleutée.

— Une illusion, souffla Helja, toujours debout sur les remparts. Dolos...

Aussitôt, tous les démons se mirent à foncer vers la capitale. Ils percutèrent le mur de volutes lumineuses, faisant trembler le sol. Ils renouvelèrent leur tentative, encore et encore, créant des impacts colorés sur la bulle qui protégeait la cité. Bientôt, de petites fissures commencèrent à percer les défenses et illuminèrent la nuit d'un arc en ciel destructeur.

Les trois dirigeants rebroussèrent chemin, retournant dans la ville tandis que les personnes en premières lignes brandirent leur arme, prêts à attaquer dès que la magie céderait.

Descendant les marches quatre à quatre, la sorcière les retrouva au milieu du bataillon. Les visages étaient fermés et on pouvait lire la peur dans les yeux de chacun.

— Nous aurons essayé, déclara Gaston. Maintenant, chacun sait ce qu'il a faire ?

Tous hurlèrent.

— Pour nos peuples ! rappela fièrement Missélia.

— Pour notre monde ! ajouta Alarex III.

Et alors que le plus jeune des rois accompagna les enfants et les infirmes vers le château, Helja vit Gabriel le rejoindre. Elle n'eu pas le temps de l'appeler qu'il disparut dans la masse.

Au-dessus de leur tête, le bouclier vibrait de multiples couleurs à chaque fois qu'un démon se jetait dessus. Charlie et Luba arrivèrent, l'aslev portant une armure d'argent avec elles.

— Va avec Gaston, ordonna la sorcière à la petite fille.

— Quoi ? Je n'ai pas besoin d'aller me cacher. Tu me crois toujours si faible que ça ?

— Au contraire. Je te demande d'aller assurer la sécurité de ceux qui ne peuvent se protéger eux-mêmes. Défends-les du mieux que tu peux. Et avant ça, je pense qu'un coup de main de notre amie fantôme ne serait pas de trop.

Charlie acquiesça, comprenant où elle voulait en venir. Et alors qu'elle allait repartir, Helja l'attrapa pour la serrer contre elle.

— Reviens-moi en vie.

— Toi aussi.

Après une longue enlacade, la fillette disparut dans la foule qui grandissait, tous se dirigeant vers le pont-levis afin de se battre.

— C'est pareil pour toi, déclara-t-elle enfin à la métamorphe. Je ne veux plus te perdre. Je veux vivre avec toi, je veux passer mes journées avec toi.

Pour toute réponse, Luba l'embrassa langoureusement. Un baiser magique, et humide de larmes.

— Nous arriverons à la tuer, ensemble, dit-elle en essayant de le croire de toutes ses forces.

Elles se regardèrent l'une l'autre dans les yeux encore quelques secondes puis elles suivirent les hommes et les femmes qui sortaient de la ville.

Dehors, ils étaient plus nombreux que jamais. La sorcière s'avança, apercevant des visages familiers autour d'elle. Des humains et des êtres magiques de tout âge, de tout horizon, unis face à un adversaire commun. Beaucoup ne survivraient pas, elle le savait.

Elle ne se trouvait qu'à quelques mètres des démons qui continuaient de se jeter tels des bêtes sauvages. Certains avaient succombé, les corps s'entassant les uns sur les autres. D'autres arrivaient, grimpant sur les cadavres et continuant de forcer le passage.

D'un rapide coup d'œil, Helja tenta de localiser Lilith, mais elle semblait vouloir rester à l'écart, probablement effrayée par le couteau noir qu'elle tenait dans sa main. Elle regarda la lame, mais n'y aperçut pas même son reflet. Juste les ténèbres. La vision du vide duquel les déesses étaient nées.

Le noir se mit à gonfler jusqu'à prendre toute sa vue et quand elle parvint à émerger, elle se trouvait face à un livre d'un rouge éclatant, aux reliures en cuir bordeaux et dont l'unique symbole du triquetra marquait la couverture. Au même moment, un sablier terminait de couler et une porte s'ouvrait.

— Tu as fini ? demanda Médée.

— Oui, je l'ai lu plus de dix fois.

Elle attrapa une chaise et s'assît face à son élève.

— Bien, et quelle leçon en tires-tu ?

— Je ne sais pas vraiment, avoua la jeune sorcière. Les humains mentent depuis des cycles, faisant croire qu'il n'existe qu'une seule déesse alors qu'elles sont trois.

— Qu'elles étaient trois ! rectifia-t-elle. Sihrla est morte et nous n'avons jamais trouvé trace de Lybova. Quant à Lilith, personne ne sait où elle a été enfermée, mais je n'exclue pas l'idée qu'un jour, elle se libère.

— Vraiment ? répondit-elle, à la fois effrayée et intriguée par la réflexion de sa préceptrice.

— Bien sûr. Lilith était la plus forte des trois si bien qu'on ne pouvait la tuer. Je crains le jour de son retour, c'est pour ça que je dois faire de toi la meilleure des sorcières. La plus puissante que ce monde ait connue.

— Mais pourquoi ? Et si Lilith ne revenait jamais ?

Médée se contenta de sourire. Un rictus énigmatique qui désormais, en disait long. Ouvrant doucement les yeux sur le temps présent, Helja songeait au souvenir qui venait de resurgir. Sa tutrice savait-elle depuis le début qu'un jour, elle serait amenée à affronter la mère des démons ? Tant de questions se posaient depuis sa mort, mais elle ne pouvait pas y réfléchir plus longtemps. Devant elle, les défenses s'affaiblissaient. La sorcière jeta un regard à Luba qui lui souriait, tenant son épée fermement.

Il y eut un dernier impact puis une explosion. Le bouclier se brisa avant de tomber en morceaux, telle de la neige transparente et scintillante. Une ultime vision poétique et douce.

Puis ils attaquèrent et alors, tout ne fut plus qu'anarchie. Chaos. Mort. Un choc d'une violence inouïe.

Sortant le poignard du front d'un homme, Helja lui sauta dessus pour tomber sur le démon juste derrière, le décapitant d'un mouvement sec. Dans la cohue, elle fut bousculée, mais réussit à se redresser rapidement. Autour d'elle, il y avait tellement de personnes en train de se battre qu'elle ne savait plus où donnait de la tête et dans la nuit, elle ne voyait pas à plus de cinq mètres. Des flèches et des coups de canon partaient par vingtaines des meurtrières de la palissade. C'était un véritable carnage.

Otstek !

L'onde magique envoya voler cinq corps désarticulés, mais le double revenait à la charge. Tentant de se frayer un chemin, la sorcière tua à tour de bras, une arme dans chaque main.

Elle enroula ses jambes autour du cou de la femme, la forçant à s'écrouler sur le dos. Elle releva la tête et d'un coup sec, planta sa lame dans le menton de son assaillant. Un choc au crâne et elle s'effondra à plat ventre. Une douleur cuisante à l'épaule la fit vaciller entre le passé et le présent. Elle chassa l'image de Médée et découvrit un démon au visage dur qui revenait à la charge. Sortant la dague enfoncée dans sa chair, elle la jeta sur lui.

Essayant de se remettre sur pied, une femme lui tomba dessus. Elle vit alors la sorcière du clan des cavaliers, ses yeux vairons illuminés d'une fureur nouvelle. Les deux femmes se dévisagèrent un instant puis, celle qui ressemblait beaucoup trop à sa tutrice lança :

Kesyr !

Se retournant, Helja aperçut trois démons coupés en deux au niveau de la taille. Elle se releva, suivie de son alliée qui la prévint :

— Ne meurs pas pendant cette bataille, ça serait dommage de ne pas avoir le plaisir de te tuer moi-même.

Et elle disparut, lançant sortilèges sur sortilèges, assassinant, transformant et détruisant ses ennemies. Helja partit elle aussi à l'attaque, une foule de nouveaux démons émergeant des bois, cette fois, vêtus de lourdes armures en or.

***

Les bruits de la guerre faisaient rage dehors, mais à l'intérieur du château, c'était les cris de détresse qu'on entendait surtout. Des pleurs, des vagissements et des prières.

Gabriel se tourna vers une des fenêtres en ogive, observant les dernières bribes du bouclier s'envoler.

L'envie de faire demi-tour et de se joindre à la bataille le démangeait pourtant, il reprit son avancée, désobéissant à toutes les règles qu'il s'était, un jour, fixé.

— Qu'est-ce que je fais ? murmura-t-il. Qu'est-ce que je fais ? Mais qu'est-ce que je fais ?

L'homme c'était toujours juré que jamais il n'interviendrait dans la mort de quelqu'un, que jamais il ne bouleversait ses visions au risque de changer le futur de tous les autres. Pourtant, malgré les enjeux capitaux, il parcourait les couloirs du château à la recherche de celui pour qui il était prés à tout. Pour l'heure, plus rien ne comptait, ni la défaite de Lilith ou le bouleversement qu'il s'apprêtait à commettre. Tout ce qu'il voulait, c'était plus de temps. Plus de temps avec lui.

Gaston apparut dans son champ de vision. Il aidait une vielle femme à avancer, criant à tous ceux à ses côtés d'accéléré.

Le démon se précipita alors vers lui, tenta de l'arrêter mais le jeune roi l'obligea à prendre la relève, lui offrant le bras de la dame.

— Emmène-la à la salle du trône avec les autres ! ordonna-t-il.

— Attends, je dois te parler.

— Je ne crois pas que ce soit le moment. Nous devons tous les mettre à l'abri, tout de suite. Il y a encore du monde qui nous attend dehors !

Et il repartit au pas de course, sans même entendre ce qu'il avait à lui dire. Pourtant, ils devaient avoir une discussion. Il devait lui expliquer ce qu'il avait vu. Lui expliquer qu'il n'allait pas survivre à cette journée de guerre.

C'était impossible. Inenvisageable pour Gabriel qui essayait de faire marcher la femme plus rapidement. Il devait être avec lui et le protéger, quoiqu'il arrive. Jamais il n'était intervenu pour modifier une mort, c'est un précepte qu'il avait toujours respecté. Mais jamais il n'avait aimé une personne comme lui. Jamais. Alors il se refusait de rester les bras croisés à attendre. Il se refusait de laisser le destin lui prendre l'homme qui avait fait de lui beaucoup plus qu'un démon et même, plus qu'un numéro. Peu importe ce qu'il adviendrait. Devenir celui qui tuerait Lilith lui semblait si futile à présent. Seul sauver Gaston comptait.

Charlie le doubla au pas de course, portant un sac et incitant les personnes à se dépêcher. Elle lui tint la porte et alors, il découvrit avec effrois à quoi ressemblait l'endroit où ils voulaient mettre en sécurité ceux qui ne pouvaient combattre. Abandonnant la femme aux soins d'autres, il partit en arrière retrouver la jeune fille, sans regarder autour de lui.

— Nous devons changer de lieu, dit-il, hors d'haleine.

— Quoi ? Pourquoi ? s'étonna la fillette qui se recula pour faire de la place, deux gardes débarquant avec une inconnue plongée dans le coma et allongée sur un brancard.

— Parce que nous ne devons pas rester ici, c'est trop dangereux.

— C'est l'endroit le plus éloigné dans le château d'après Gaston. Nous n'avons d'autre option.

N'écoutant plus le démon, Charlie sortit dans le couloir chercher les dernières personnes à protéger. Pourtant, ce qu'elle ne savait pas, c'est que tous ces efforts, tous leurs efforts, seraient vains. Regardant les grands vitraux derrière le trône, Gabriel voyait à nouveau ces images horribles.

Le verre brisé. Les démons qui envahissaient la pièce. Gaston qui mourrait, seul.

Personne n'était en sécurité ici. 

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