Chapitre 20 - Succès
34e jour de la période de la lune — 1339
Bapekh [bapɛːkʃ] = Succès
Le salon était rempli de monde assis en silence autour d'une grande table de marbre. Tous se regardaient, leurs yeux rouges illuminés dans la pénombre. Ils se reflétaient sur les multiples miroirs ovales, donnant l'impression qu'un nombre incroyable de démons patientaient. Pourtant, ils n'étaient qu'une poignée.
Par moment, des cris abominables remontaient de la cave, mais personne n'y prêtait attention. L'un d'eux, un homme aux cheveux longs et à la barbe mal rasée, tira sur une lourde chaîne en fer. Une femme, depuis le début cachée dans l'ombre, tomba face contre terre. Elle avait les lèvres cousues, ne pouvant que gémir et pleurer à la vue de tous ces démons.
Le maître des excès donna un nouveau coup sur les entraves enroulées autour du cou de l'innocente, la forçant à avancer à quatre pattes, sous les rires moqueurs de ses frères et soeurs qui se repaissaient de la scène.
— Bien ma belle, viens me voir.
Lorsqu'elle fut à sa portée, l'homme l'obligea à se relever.
— Hum, tu as peur, je le sens. Et si, ta peur devenait plus intense encore, qu'est-ce que cela te ferait ?
La femme ouvrit grand les yeux. Sa respiration se fit de plus en plus saccadée et ses lamentations de plus en plus fort. Des larmes de sang coulaient sur ses joues creusées et elle commença à trembler. Elle voulut crier, supplier, mais elle ne le pouvait pas. Alors, elle força, tira sur les liens qui l'empêchaient de pousser ce hurlement temps espéré. Les fils arrachèrent des morceaux de sa peau, se coupèrent, laissant échapper les premiers sons. Puis sa tête se détacha de son corps et tomba sur la table, roulant jusqu'au centre et faisant taire tous les rires.
— Vous pensez réellement que c'est le moment de jouer ? réprimanda une voix aux multiples échos.
Lilith ferma la porte dernière elle et s'assit face à ses enfants. Plus personne ne prononça un mot, tous regardant ailleurs. D'autres gémissements tonnèrent dans les ombres aux quatre coins de la pièce, mais encore une fois, personne n'y prêta attention.
— Comme vous le savez, reprit Lilith, nos ennemies ont en leur possession la seule arme capable de m'éliminer.
— Grâce à ce traître de numéro treize, pesta une femme au visage carré et aux dents pointues.
— Il tient à se faire appeler Gabriel maintenant, comme c'est pitoyable, se moqua la maîtresse des harmonies.
— Doit-on rappeler que c'est grâce à toi que nous en sommes là ? lâcha un homme totalement chauve, sans une once de poils.
— J'aurais bien voulu te voir face aux milgrains toi. Tu leur offres le plus doux des rêves ?
— Ça suffit, hurla Lilith. Ce n'est pas comme ça que nous pourrons avancer.
— Nous devons attaquer, et tout de suite, recommanda le maître des duels, un homme dont la barbe rousse était coiffée en une longue tresse.
— Où est votre allié mère ? interrogea Dolos.
— En voyage, il reviendra au moment opportun.
— Dans quelques jours, les syzygies commencent, la nuit perpétuelle pourrait jouer à notre avantage, propose la maîtresse des contradictions.
— Cela peut être envisageable, réfléchit Lilith. Mais il nous faut une nouvelle approche, un moyen d'attaquer et en même temps, d'isoler Helja. C'est elle qui aura l'arme noire, c'est certain.
— Charlie ! suggéra la maîtresse des harmonies. Si nous arrivons à l'attraper, elle fera tout ce que nous voulons.
— Elle est bien trop précieuse. Je ne sais toujours pas qui elle est, ce qu'elle est, mais je dois à tout pris récupérer son corps sain et sauf.
— Il y a Luba, mère, rappela Dolos.
Une vive lumière blanche éclaira un instant la salle, dévoilant une dizaine d'hommes et de femmes à moitié nus, une chaîne autour du cou et les lèvres cousues l'une à l'autre. Et alors que la pénombre retombait, une nouvelle personne venait d'apparaître. Une personne portant un long manteau à capuche.
***
Depuis leur retour de Kentex, Helja, Charlie et Luba passaient la grande majeure partie de leur temps à s'entraîner. Elles voyaient défiler tout un tas de nouvelles personnes, la capitale gonflant de jour en jour. Des nouveaux soldats ou êtres magiques en provenance de Kentex, des gardes arrivant des dernières villes occupées sur Gallia...
Les travaux d'élargissement avaient bien avancé, permettant d'accueillir tout ce nouveau monde. Et pendant que la plupart s'affairaient à la construction, les autres ne chaumaient pas. Confection de potions, de sortilèges de défense, d'objets magiques, d'armes, de poudre à canon, de flèches, de remèdes...
Malgré tous leurs efforts pour localiser Lilith, aucune sorcière ne parvint à la trouver, même en unissant toute la magie disponible. Un petit groupe partit en exploration s'était fait attaquer par des démons et une poignée était revenue en vie, mais sinon, c'était comme si leurs ennemies se faisaient oublier.
Tous se demandaient ce que pouvait manigancer la mère des démons à rester si calme, si silencieuse. Un détail qui convenait à merveille à Gabriel. Chaque jour où elle n'attaquait pas était un jour de plus qu'il partageait avec Gaston. Et au plus il passait de temps avec le jeune homme, au plus sa vengeance lui semblait futile et inutile. La seule chose qu'il désirait plus que tout, c'était être en compagnie de l'homme pour qui son cœur froid s'était mis à battre et à s'enflammer.
Sept jours durant, des conseils étaient levés avec les principaux dirigeants. De nouvelles expéditions étaient menées pour essayer de surveiller les périmètres et, pourquoi pas, trouver une trace de Lilith. Les membres des Cavaliers de l'Apocalypse s'impatientaient à attendre sans rien faire et pestaient sur les décisions qui tournaient en rond. Des conflits commencèrent à voir le jour au sein de la capitale si bien que plusieurs fois, les réunions terminaient en cris et injures.
Et c'est après l'une de ces réunions houleuses qu'Helja, marchant vers la cuisine du château pour y dénicher de quoi manger avant de dormir, croisa Ergonde. Elle n'avait pas rencontré l'homme depuis qu'il avait quitté la capitale plusieurs jours plus tôt.
— Comment ça s'est passé ce soir ? demanda-t-il.
— Comme d'habitude, répondit la sorcière d'un ton las.
— Les nerfs sont tendus, cela peut se comprendre.
— Les êtres magiques et les humains n'arrivent toujours pas à s'entendre.
— Je pense que cette fois, c'est plus une question d'égaux que d'espèce. Grâce à vous, nous avons devant nous les prémisse d'un nouveau monde qui se dessine. Un monde plus diversifié, plus tolérant. Mais le monde reste le monde et, les égaux domineront toujours. En tout cas, vous pouvez être fière de vous.
Helja souriait timidement quand des bruits de pas retentirent dans son dos.
— Ergonde, je suis ravie de te...
Missélia s'arrêta de parler, remarquant la présence de la sorcière. Elle prit alors une voix beaucoup plus autoritaire et dénuée d'émotion, comme à son habitude :
— Je, hum, je veux dire, bienvenue.
— Ne vous en faites pas, répondit Helja, je ne dirai rien pour vous deux si vous ne voulez pas que ça se sache.
— Comment ça ? s'étonna l'homme, le teint bien plus rouge.
— Bonne nuit !
Elle s'éloigna, laissant les deux amants se retrouver tendrement.
La sorcière entra doucement dans la chambre, Charlie et Luba dormant paisiblement. Elle avança vers la fenêtre, regardant la lune qui semblait avoir doublée de volume depuis la nuit précédente. À cause de ses réunions qui finissaient toujours très tard, elle n'avait pu assister au dernier coucher de soleil pour les treize prochains jours. Un évènement qu'elle ne loupait jamais normalement. Mais ce cycle était bien différent des autres et les jours de ténèbre s'annonçaient bien terribles.
Après avoir contemplé le ciel obscure encore plusieurs minutes, Helja se glissa sous la couette au côté de la métamorphe, la prit dans ses bras et ferma les yeux. Elle s'enivrait de son parfum, se laissant aller dans de doux rêves.
C'est un coup de sirène qui les réveilla toutes les trois plusieurs heures plus tard. L'horloge de la chambre indiquait déjà neuf heures pourtant, dehors, il faisait aussi noir qu'à minuit. Des bruits de pas précipités résonnaient tout autour d'elles. Ne comprenant pas ce qu'il se passait, elles se changèrent rapidement, attrapèrent leurs équipements puis rejoignirent le couloir.
C'était la panique. Tout le monde courrait dans tous les sens et quand Charlie essaya d'interroger quelqu'un, un nouveau coup de sirène retentit, terrible.
Lixy sur leurs talons, elles descendirent les marches en colimaçon tandis qu'une dizaine de servantes remontaient, effrayées. Dehors, c'était un véritable chaos, un désordre épouvantable. Sous la lumière des nombreuses torches enflammées, chacun tentaient de récupérer une arme ou bien d'en procurer une à son coéquipier. D'autres sortaient des maisons aussi perdus qu'elles, l'air hagard.
— Que ce passe-t-il, parvint enfin à demander Helja en arrêtant une fée qui fuyait.
— Elle est là. Lilith est là !
Regardant ses amies, dont un voile de panique s'était posé sur le visage, elle leur ordonna de ne pas bouger. Elle courut ensuite vers les remparts qui entouraient Isla puis monta les marches quatre à quatre afin de rejoindre les meurtrières où déjà plusieurs personnes armaient les canons.
Elle longea les murs puis se posta face à ce qu'elle avait redouté. Devant les bois, un nombre incalculable de démons attendaient, leurs yeux rouges rivés sur la capitale. Jamais la sorcière n'avait vu pareil bataillon aussi assoiffé de sang. Seul un bouclier transparent et empli de magie les protégeait.
Gabriel apparut.
— Tu l'avais vu ? Tu savais que ça arriverait ici ? demanda-t-elle, énervée. Pourquoi ne pas nous avoir prévenu avant ?
— Je suis désolé, répondit-il simplement. Si je n'ai rien dit c'est parce que pour que Lilith meure, tout doit se passer comme ça doit se passer, sans que je n'intervienne. Je ne suis qu'un simple témoin des événements, je ne dois pas...
— Mais tu te rends compte que tous ces innocents vont mourir, coupa-t-elle.
— Je le sais et crois bien que j'en suis désolé, s'excusa l'homme, la voix tremblante et les yeux humides.
Reportant son attention sur la foule, Helja dévisagea Lilith au milieu de ses enfants, sourire aux lèvres.
La guerre était imminente, et elle le savait, elle serait redoutable.
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