Chapitre 18 - Sacrifice (partie 1/2)
24e jour de la période de la lune — 1339
Zhertorn [ʃeʁton] = Sacrifice
Quand le petit bateau tapa contre la roche, le bruit provoqué sortit Helja de ses pensées. Elle se releva suivie des autres, puis, tandis que les gardes cherchaient un moyen d'évacuer, elle demanda l'arme récupérée à Gabriel.
Elle était assez légère et plutôt facile à manier. À part sa couleur entièrement noire, comme si elle avait été créée à partir de la nuit elle-même, elle n'avait pas l'allure d'un couteau capable de tuer une déesse. Pourtant, c'était bien avec elle qu'ils viendraient à bout de Lilith. Elle la rangea à sa cuisse, au côté de son poignard, quand Tristan appela :
— Je crois que j'ai trouvé !
La moitié de son bras disparaissait dans la roche, comme s'il s'agissait d'une simple illusion.
Tout à coup, une main émergea et lui attrapa le triceps avant de tirer. Le garde s'effaça, son cri évanoui dans l'obscurité.
Tous se précipitèrent et sortirent un à un, ouvrant les yeux dans le champ de pierres perdues en plein milieu du désert. Après quelques secondes, le temps de s'acclimater à la lumière éblouissante du soleil, ils découvrirent tous les calibres morts aux pieds de plusieurs démons. L'un d'eux tenait Tristan à genoux. C'était une femme grêle, au visage fin, aux longs cheveux lisses et nacres décorées de multiples perles et autres ornements.
— Numéro six ! appela l'homme dans le dos de la sorcière.
— Tiens, numéro treize, répondit-elle.
— Je m'appelle Gabriel désormais !
— Gabriel ? Comme c'est ridicule. Trainer avec les inférieurs ne te va décidément pas.
— Tu parles d'inférieurs ? C'est vous qui êtes à la botte de mère. Au moins, je peux prendre mes propres décisions moi. Je ne peux pas en dire autant pour vous.
Elle ricana, ses minuscules yeux rouges illuminés en plein jour.
— Tu aurais du rester enfermé dans cette prison, mais ce n'est pas grave, cela me donne l'occasion de te tuer.
— Je te rassure, ce n'est pas de tes mains que je vais mourir.
— Peu importe. Mère ne pensait pas que vous arriveriez à entrer sans elle, mais il faut croire que vous avez quelque chose qui lui ressemble. Quelque chose qui...
Elle arrêta son regard sur Charlie, puis elle sourit, ses fines lèvres s'étirant jusqu'à ses oreilles.
— Mmmh, c'est grâce à elle... Quand mère le saura...
— Va-t-elle succomber à ce combat ? chuchota Helja.
— Non, ce n'est pas encore son jour. Pour nous non plus, mais je ne peux pas en dire autant pour lui. Désolé de ne pas l'avoir vu avant.
— N'oubliez pas, tuez-les tous, mais gardez ces deux-là en vie, ordonna-t-elle. Et pour toi mon petit, c'est déjà trop tard. Mort !
Quand elle prononça ce dernier mot, elle parvint à saisir au vol le son provoqué et en une seconde, elle envoya le bruit désormais matériel directement dans le crâne du garde à genoux. Sa tête se détacha de son corps, tomba et roula sur le sable, sous les cris effrayés de ses camarades.
Les démons se mirent à courir vers eux, leurs yeux entièrement rouges transpirant la folie et leurs armes levées. Helja fonça vers la femme, son poignard dans la main.
Les deux lames s'entrechoquèrent. La sorcière donna un coup de pied qui fit chuter son adversaire. Dans le même temps, elle réussit à lui arracher son épée qu'elle jeta au loin.
— Tu n'as pas écouté, ce n'est pas aujourd'hui que je meurs.
— Ça ne va pas m'empêcher d'essayer !
Elle lui sauta dessus, mais son ennemie hurla. Sa voix se transforma, se solidifia et percuta la sorcière qui fut expulsée, se cognant contre un rocher.
— Je suis la maîtresse des harmonies. Mes seules armes, c'est les bruits.
À peine Helja avait-elle ouvert les yeux qu'elle entendit des claquements de plus en plus sonores. La femme applaudissait. La symphonie provoquée se changea en des lames acérées. Elle n'eut pas le temps d'éviter la première qui lui entailla la cuisse. Elle esquiva les autres avec la grâce et les réflexes que tous lui connaissaient.
Autour, tout le monde était aux prises avec les démons, se battant au mieux pour rester en vie. Tout le vacarme engendré par la bataille semblait renforcer la maîtresse des harmonies qui absorbait chaque bruit, chaque écho. Elle les attrapait au vol et les concrétisait avant de les envoyer sur Helja.
— Donvra ! formula-t-elle la paume levée.
La dissonance légèrement transparente et au bord pointu retourna vers la femme qui ne bougea pas la tête assez vite, se faisant entailler la joue. Elle essuya le sang qui coulait de ses longs doigts fins puis :
— Tu oses utiliser mes armes contre moi ? Intéressant...
De nouveau sur pied, Helja ne répondit pas et attaqua, son poignard dans une main et le couteau noir dans l'autre. Le sol sous ses pieds se mit à trembler. Au début doucement, difficilement perceptibles, les petits cailloux commencèrent rapidement à rouler à droite ou à gauche.
— Les milegrains ! cria Gabriel, lâchant le cadavre du démon qu'il venait d'assassiner.
— Quoi ? paniqua la maîtresse des harmonies. Ces monstres existent toujours ?
À peine eut-elle terminé sa phrase que quelque chose de massif surgit du sable.
Un corps filiforme de serpent aux larges écailles solide où une dizaine de pattes crochues et pointues s'agitaient. Sa tête plate et triangulaire comportait quatre yeux verts, deux mandibules visqueuses et des canines dégoulinantes d'une substance émeraude. Quand il fut sorti entièrement des profondeurs de la terre, la sorcière aperçut sa longue queue semblable à ses membres.
La femme délaissa son adversaire et se dirigea vers la créature imposante. Elle transforma les sons de sa voix en lames qui tailladèrent son abdomen. Le sang pleuvait en grosses gouttes. Il se laissa choir sur un démon et ondula vers son assaillante.
Helja se précipita vers Charlie et Luba qui ne quittait pas la bête du regard. Gabriel et les autres gardes se joignirent à elles quand la maîtresse des harmonies parvint à décapiter le monstre avec un simple sifflement.
Le silence retomba dans le désert. La femme se tourna vers ses ennemies, toujours le sourire aux lèvres.
— Où en étions-nous déjà ?
— Je crois que tu as oublié un truc, rappela le démon.
— Et quoi donc ?
— Les milegrains attaquent toujours en groupe.
Sans prévenir, de nouvelles créatures identiques sortirent la tête du sable et engagèrent les hostilités. Le sol sous leurs pieds trembla avant de se soulever. Ils eurent à peine le temps de reculer qu'une bête apparue.
— Shcalk !
Le milegrain se cogna contre un mur de volutes, leur laissant quelques minutes d'avance. Sans relâche ils fuyaient la bataille entre les démons et les milegrains qui tombaient un à un sous la magie de la maîtresse des harmonies. Même si Helja détestait devoir abandonner un combat, elle savait qu'il y avait plus important. Plus vite ils rentreraient, plus vite cette guerre pourrait cesser.
Dans leur course, un des monstres se mit à les pourchasser sous terre, le sable ondulant comme de l'eau. Bientôt, il les dépassa et émergea entre eux et une dune, projetant des grains dorés partout autour de lui. Son hurlement leur explosa les tympans, audible à des kilomètres.
Sans attendre, il leur tomba dessus, fracassant sa tête contre le sol et les obligeant à se séparer. Un des gardes tenta de le transpercer de son épée, mais sa lame se brisa au contact des écailles. Une des nombreuses pattes crochues se planta dans son dos et le souleva.
— Noooon ! cria un des hommes qui fonça aider son ami.
À peine était-il arrivé face au monstre que ce dernier se laissa tomber à plat ventre.
— Harigat ! s'époumona la sorcière, bougeant son alliée de place pour lui éviter de se retrouver écraser.
La bête se mit à serpenter vers eux et tous reculèrent. Elle fit demi-tour et fila droit sur Gabriel. Elle essaya de l'embrocher de ses membres pointus. Il lui coupa avec aisance, mais un coup de queue le propulsa au loin.
Charlie alla lui porter secours tandis qu'Helja et Luba sautèrent d'un même mouvement vers l'abdomen de la créature. Elles le lui tailladèrent à plusieurs reprises, bientôt aspergées d'un sang vert et bouillant. Le milgrain dirigea une de ses pattes vers la sorcière. Au dernier moment, la lame d'un des hommes la trancha.
Les écailles étaient impénétrables, mais pas le reste du corps spongieux et facile d'atteinte lorsque le monstre se relevait. Rapidement, ils parvinrent à terrasser l'ennemi sans subir d'autres pertes. Mais alors que la bête retombait sur le flan, ses pattes s'agitant encore légèrement, ils distinguèrent au loin des vagues de sables s'élancer dans leur direction. D'autres milgrains arrivaient.
Laissant leur coéquipier mort sur place, ils reprirent leur fuite. Dans leur dos, quatre têtes plates aux yeux de jade jaillirent du désert. Ils avançaient entre les dunes tels des requins dans l'océan, se rapprochant de plus en plus de leurs proies.
Tous couraient aussi vite que possible sous le soleil incandescent et étouffant de Kentex. En un rapide coup d'œil, la sorcière aperçut l'éclat lumineux d'un iris. Ils étaient là, à quelques mètres d'eux.
Devant, des vrombissements retentirent. Une explosion envoya une nuée de sable haut dans le ciel et émergeant du nuage, une demi-bulle transparente posée sur un cercle de bois, apparut. Le véhicule glissait vers eux, les canons sortis.
Un second bombardement percuta un milgrain. Les autres esquivaient avec une vélocité déconcertante les flèches que tiraient les archers postés aux ouvertures.
Une porte se dessina dans le verre avant que le visage d'un homme n'apparaisse, le bras tendu. La machine fit marche arrière, fuyant les monstres désormais rejoints par trois de leurs congénères.
— Montez, vite ! cria le soldat.
Charlie fut la première à l'empoigner et elle disparut à l'intérieur. Les gardes et Luba grimpèrent un à un alors qu'au-dessus, les canonnades continuaient. L'engin prit plus d'allure, les obligeant à accélérer leur course effrénée.
Gabriel se saisit de la main proposée puis attrapa celle d'Helja. D'un mouvement sec, elle fut tirée et se retrouva rapidement à plat ventre aux côtés des deux hommes. La porte se referma, tamisant les bruits extérieurs. Le sol s'ébranla avant de prendre davantage de vitesse.
La sorcière se releva et regarda les milgrains devenir de plus en plus petits jusqu'à n'être plus que de simples taches dans le désert rayonnant.
— Merci de nous avoir sauvés, dit alors un garde hors d'haleine.
— Après ce que vous avez fait, je ne sais pas si vous le méritez réellement, rétorqua une voix que tous reconnurent.
Alarex III s'avança, une canne à la main et une fiole vide dans l'autre. Helja remarqua immédiatement la potion qu'elle avait confiée au soldat. Derrière lui, une femme se tenait droite, haut perchée sur ses talons et portant une longue robe rouge au décolleté plongeant.
— Vous pensiez vraiment pouvoir me duper si facilement, mademoiselle Helja, souffla-t-il en s'approchant d'elle.
— Vous ne vouliez pas nous écouter et voir le danger que notre monde encourt, répondit-elle froidement, sans se laisser impressionner. J'ai fait ce que j'avais à faire et si vous êtes là, c'est que j'ai réussi.
Tous deux se jugeaient, aucun ne désirant baisser le regard. Ses yeux d'un noir profond donnaient froid dans le dos. Enfin, après un certain temps, il se retourna et marcha vers l'inconnue en déclarant :
— Les êtres magiques ne vivent pas exclusivement sur Gallia. Kentex regorge aussi de ces êtres dotés de dons particuliers tout comme vous. Ils sont certes moins nombreux, mais néanmoins pas moins puissants.
Il se plaça derrière la femme, décala ses cheveux plus écarlates que ses vêtements et la gratifia d'un baiser dans le cou.
— Je vous présente mon épouse, Hestia. Une enchanteresse d'une beauté inégalable, comme vous pourrez le remarquer.
— Un roi et un être magique, ensemble, s'étonna un garde.
— Sur Kentex nous ne rejetons pas les êtres magiques, pas s'ils peuvent nous être utiles en tout cas. Et sans ma compagne, j'aurais certainement bu cette potion sans m'en rendre compte.
Il jeta la fiole à Helja qui la rattrapa au vol.
— Elle est vide et vous êtes là, c'est donc que quelqu'un l'a bue, constata Luba.
— Les flammes m'ont alertée de votre sort d'envoutement, expliqua la femme qui s'avança. J'ai rapidement arrêté le soldat sous votre contrôle et après avoir interrogé le feu, j'ai compris que ce breuvage qu'il voulait faire boire à mon mari n'était qu'une potion de souvenirs. Pas très bien réussie d'ailleurs.
— Faites cette potion rapidement et avec les moyens que j'ai à Isla et on en reparlera, s'emporta Helja, calmée par Charlie qui lui donna un coup de coude.
— Une potion de souvenirs, reprit Hestia se tournant vers le paysage désertique qui défilait. Je savais alors que nous ne craignions rien si nous en buvions une goutte. Au pire, un mal de tête et des images désagréables, mais rien de plus.
— Pour des images désagréables ça, tu ne pouvais pas trouver meilleur terme, enchaîna le roi. J'ai vu le réveil de cette Lilith. L'attaque de votre ville. Les morts. C'était effroyable.
— Je ne comprends pas, intervint la petite fille. Si votre femme est un être magique, pourquoi ne connaissait-elle pas l'existence de Lilith ? Tous les êtres magiques la connaissent et savent que la Première Guerre contre les démons est de sa faute.
— Parce que cette information a semble-t-il était oubliée dans les siècles passés jeune fille. Après l'invasion des humains de Skregel sur Gallia, ils ont embarqué mes ancêtres pour devenir les esclaves de ce troisième continent qu'ils ont renommé Kentex. Il y avait très peu d'êtres magiques et les nouveau-nés étaient toujours retirés à leur famille. Il était impossible alors de leur enseigner leur passé, d'où ils venaient. J'ai appris la vérité sur la mère des démons en même temps que mon mari.
— Vous ne connaissez donc pas Sihrla, s'étonna Luba.
— Pas avant aujourd'hui.
— La perte de l'information a rendu votre pays si ignorant, observa Helja.
— Pas plus que Gallia et Skregel, rétorqua le souverain. Les premiers humains ont tout fait pour couvrir les traces des deux autres déesses et prôner l'existence seule de Lybova.
— Donc si vous êtes là, c'est pour nous aider à tuer Lilith ? demanda Gabriel qui était resté depuis le début dans un coin, les bras croisés.
— Ce que nous avons vu est terrifiant. Gallia n'y arrivera jamais sans un coup de main. Cette Lilith semble déterminée à conquérir notre monde, nous allons lui montrer que nous ne nous laisserons pas faire. Avez-vous au moins réussi ce pour quoi vous êtes venus sur mon continent ?
Helja dévoila le couteau noir dont la lame ne reflétait pas la lumière du soleil qui baignait la demi-bulle. Alarex III et Hestia, ainsi que tous les soldats, posèrent le regard dessus, intrigués. La sorcière la rangea rapidement aux côtés des os de la noyée alors que le véhicule paraissait déjà ralentir à l'approche de la capitale.
— Comment nous avez-vous retrouvés ? demanda Charlie. Nous aurions pu être n'importe où dans le désert.
— Nous pouvons apprendre beaucoup de choses grâce à la puissance du feu, répondit l'enchanteresse d'une voix envoûtante et faisant jaillir un orbe de flamme dans le creux de sa main, sans même prononcer de formule magique.
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