Chapitre 15 - Océan (partie 2/2)
Une fois tout le monde à bord et le navire rempli des ressources qui devaient transiter entre Gallia et Kentex, le commandant ordonna le départ. Ils devraient naviguer toute la nuit et n'atteindraient les côtes qu'au lever du soleil, mais de ce que Njord avançait, ils avaient l'habitude. Ils effectuaient régulièrement des voyages entre les deux pays pour la cour et donc, tout se passerait pour le mieux.
Rapidement, Charlie eut le mal de mer. Regarder l'étendue d'eau noire et les halos blanchâtres de la lune lui donnait la nausée, si bien qu'elle préféra aller se coucher. Helja et Luba la suivirent dans les couloirs étroits du bateau et lorsque cette dernière ferma la porte de la chambre, elles se retrouvèrent toutes les trois très à l'étroit. Rien à voir avec la chambre du château.
La fillette était allongée sur une banquette rudimentaire, la tête au-dessus d'un seau. La sorcière se posa à ses côtés, le menton sur les genoux et Luba tenta de s'installer dans le second lit.
— Moi qui avais toujours rêvé de voyager en mer, ironisa Charlie avant de vomir tout son déjeuner.
— Je vais aller le vider, expliqua la métamorphe qui s'empressa de sortir avec le récipient.
La petite fille se redressa difficilement, son teint d'une extrême pâleur et ses tresses dans tout les sens. Elle avait les yeux à moitié fermés et légèrement gonflés.
— Je dois avoir une tête horrible.
— Pas plus que d'habitude, ne t'inquiète pas.
La porte s'ouvrit et Luba entra, une gourde remplie d'eau dans les mains.
— Tiens, ça va te faire du bien.
— Merci !
Elle but d'une traite puis parut aller mieux. Elle s'essuya la bouche du revers de la main avant de souffler de soulagement.
— Je sens que ça passe.
— Tu vois, une véritable guerrière ! l'encouragea Luba.
Elles se regardaient en silence quand Charlie leur expliqua :
— Je n'ai pas encore eu le temps de vous en parler, les moments où nous sommes que toutes les trois se font rares maintenant.
Elle s'arrêta quand le bateau tangua brutalement, frappé par une forte vague. Charlie attrapa le seau, prête à dégobiller, mais cette fois, elle se contenta de fermer les yeux et de souffler. Les deux autres la regardaient, intriguées par cette révélation que s'apprêtait à faire leur amie.
Une fois prête à parler, la petite fille reprit :
— C'était pendant que nous étions dans la ville souterraine. Il s'est passé quelque chose.
— Quoi donc ? s'inquiéta Helja.
— Ce n'est sûrement rien ou bien mon imagination, je ne sais pas. Quand j'étais dans la cave du magasin de Tiguil et Janus, j'ai vraiment cru que les démons allaient me tuer.
Les souvenirs de cette nuit resurgir dans l'esprit de la gamine. La violence. Le sang. Les morts. Tiguil. Elle chassa les cauchemars et repoussa les larmes qu'elle ne voulait plus verser puis poursuivit :
— J'ai trouvé cette bougie, mais je n'avais pas de feu et... c'est là qu'il s'est passé le truc.
— Quel truc ? demanda Luba
— J'ai eu juste à penser au sortilège et la tige s'est enflammée.
— Tu veux dire, comme si tu étais une sorcière ?
— C'est impossible, rectifia Helja. Si Charlie était une sorcière, je l'aurai senti le jour où je l'ai rencontrée.
— Je n'ai aucune idée de comment ce feu est apparu, mais sans lui, ils m'auraient tout de suite retrouvé et Lilith aurait sûrement reprit possession de mon corps.
— Et d'autres incidents du genre sont arrivés depuis ? interrogea-t-elle, reconsidérant ce que Gabriel lui avait dit à son sujet.
— Non, rien. Il faut dire que je n'ai jamais eu l'occasion d'essayer à nouveau.
— Qu'est ce que tu attends ? pressa la métamorphe qui sortit une chandelle de son sac et la tendit à la petite fille.
Charlie observa le lumignon avec une grande insistance. Elle paraissait concentrée, même peut-être trop. La veine sur sa tempe semblait sur le point d'exploser. Était-il possible qu'elle ait développé une sorte de magie ? Est-ce une des conséquences dont parlait le démon ? Devait-elle lui dévoiler qu'elle n'avait pas de mort ou garder ça pour elle ?
— Nig, prononça Charlie.
Tous fixaient la bougie. Elles patientaient. Retenaient leur souffle.
La porte s'ouvrit avec fracas, les faisant toutes les trois sursauter.
— Oh, je vous dérange peut-être, s'enquit Gabriel.
— Oui, comme à chaque fois que tu viens nous voir, rétorqua Helja.
— C'était juste pour vous dire qu'un dîner était prêt avec le reste de l'équipage.
Il regarda la chandelle dans les mains de la petite fille et demanda :
— Vous faites quoi ? Vous essayez de faire de la magie ou de mettre le feu au bateau ?
— Encore une fois, ce n'est pas tes affaires.
— Je sais, mais ça peut le devenir, ça ne me gène pas.
Il ferma la porte et s'assit à même le sol, face à ses nouvelles camarades déjà à l'étroit dans la cabine exiguë.
— Personne ne t'a invité à...
— Helja ! plaida Luba, laisse-le s'il te plaît.
— Oui Helja, écoute donc ta petite amie et laisse-moi faire partie de votre bande de copines.
— N'en rajoute pas s'il te plaît.
— Bien. Alors que faites vous ? Une séance de magie ?
— Non, on va aller rejoindre les autres et manger, ordonna la sorcière.
— On peut bien attendre dix minutes ! Je veux bien que tu nous expliques un peu plus tes dons du maître de la mort, proposa Luba.
— Mes dons ? Je vous l'ai déjà dit, je peux voir beaucoup de choses.
— C'est une réponse très vague, interpella Charlie. Qu'est-ce que tu vois réellement ?
— Comment vous dire ça ? murmura-t-il, l'air pensif. Cela dépend de la personne que je contemple. Par exemple là, j'observe Helja. Comme vous, je vois sa chevelure qui lui tombe sur les épaules, la cicatrice qui marque ses lèvres et son regard qui parle pour elle. Elle a envie de m'étriper, ça, c'est sûr. Mais en plus de tout ça, je vois une sorte de nuage qui l'entoure. Une brume épaisse et d'un rouge éclatant. Ça, c'est son aura, nous en avons tous une qui nous est propre et, avec le temps, j'ai réussi à comprendre ce qu'elle veut dire. Encore une fois, pour Helja, la couleur signifie que c'est une personne qui n'a peur de rien, ni de la mort, ni des conséquences ou de la sensualité qu'elle dégage. Elle est à la fois passionnée par ce qu'elle entreprend et a une soif insatiable d'agitation, d'aventure. Elle aime le danger. Et ce qui me fait dire que notre chère sorcière est très puissante c'est l'intensité de ce rouge. Au contraire, l'apparence vaporeuse de l'aura montre qu'elle a ce côté instable, volatile et qu'il y a en elle une grande fragilité. Ce n'est pas une femme qui a l'habitude des autres ni même qui s'attache facilement, et je crois que c'est un trouble qui remonte à très loin. Peut-être même qu'elle se déteste pour ça, ce qu'elle n'avouera jamais.
— Tu vois réellement tout ça ? interrogea Charlie.
— Oui et bien plus encore. En plus de cette aura, je discerne partout sur son corps des marques qui s'illumine par intermittence, manifestations des nombreuses blessures qu'elle a eu au cours de sa vie. Je distingue donc toutes les erreurs qu'elle a pu commettre et de cela, j'apprends pour que jamais je ne les reproduise. Je peux également observer des filaments qui la lie à vous deux, ce qui prouve qu'elle tient énormément à chacune d'entre vous. Il y a aussi plusieurs autres fils cassés, signe qu'elle a perdu plusieurs personnes qui lui étaient chères. Mais le plus troublant, ce sont ces images qui flottent au-dessus de sa tête. Une personne avec une capuche, un sol recouvert de verre. C'est à la fois poétique et dérangeant. C'est parfois un peu flou, mais j'arrive à distinguer...
— STOP ! s'emporta Helja. Ça suffit maintenant. Je ne t'ai jamais demandé de ma raconter tout ça. Tu crois que je ne sais pas tout ce que tu viens de dire là ? Mais c'est peut-être ça que tu aimes ? Tout connaître sur tout le monde ? C'est ton côté pervers qui se délecte du malheur des autres quand tu leur racontes leurs pires moments. Et vous deux, ça vous fascine peut-être ?
Elle dévisagea tour à tour Luba et Charlie puis sortit en trombe de la cabine. Elle traversa le couloir, renversant un employé de cuisine au passage, puis une fois dehors, elle fila vers la proue du bateau. Désormais face à la mer, face au vide infini, elle hurla. Un cri qui déchira la nuit et qui lui procura un sentiment de liberté incroyable.
L'air marin lui caressa doucement la peau alors qu'elle baissait la tête. Comment avait-il pu savoir autant de choses sur elle en un seul regard ? Cette sensation d'impuissance qu'elle avait ressentie pendant qu'il parlait, comme si le démon l'avait dépouillée de tout ce qui faisait d'elle qui elle était. Il l'avait étripée et avait mis ses émotions et ses sentiments à la vue de tous. Elle se sentait souillée, violée et totalement perdue.
Elle avait envie de rugir à nouveau, évacuer toute la colère qu'elle avait en elle, mais finalement, ce qui la soulagerait en ce moment serait de se plonger dans un souvenir. Retrouver les instants de sa vie où elle n'avait aucun souci, où tout n'était que beauté et amour.
— Tu es un magnifique bébé, oh oui le plus joli bébé de tout le pays.
Face à Helja, tout était flou. Une lumière vive brillait dans cette palette de gris, l'obligeant à plisser les yeux. Mais malgré ça, elle éprouvait un bien-être sans pareil. Les marques de tendresse contre sa peau, la chaleur de la femme qui la tenait dans ses bras. Confort. Sécurité. Douceur.
Ce flux d'émotion positif l'apaisait. Elle sentait glisser les doigts contre sa joue, tentait de discerner les traits de cette femme. Joie. Affection. Légèreté.
— Je te souhaite d'avoir la plus belle des vies, d'être heureuse et de ne jamais te perdre dans la tristesse et la colère. Tu es mon enfant miracle, ma petite douceur que j'aime déjà plus que tout.
On lui posa un baiser délicat sur le front. Son cœur sembla chaud et serré. Dans les bras de sa mère, tout n'était que paix.
— Helja ?
Le retour au présent la transperça en pleine poitrine et quand elle ouvrit les yeux face au démon, elle fut d'autant plus déçue que ce soit lui.
— Qu'est ce que tu veux ? Tu ne crois pas que tu en as déjà assez fait ?
— Je suis sincèrement désolé si j'ai pu te blesser, s'excusa-t-il, la mine sombre. Quand je commence à réellement observer quelqu'un, je n'arrive plus à m'arrêter et je vois tellement de choses autour de toi. De très belles choses entremêlées d'évènements tragiques.
Elle se détourna et fixa à nouveau l'horizon, le visage face au vent.
— Tu viens de parfaitement résumer ma vie, répondit-elle.
— Je ne réitérai plus cette analyse de toi, promit l'homme, s'accoudant sur la rambarde à ses côtés. Je souhaite vraiment que nous devenions amis toi et moi. Nous avons le même objectif et la même force de vivre.
— Tu m'en demandes peut-être un peu trop là.
— Alors, contentons-nous d'être de bons partenaires ?
Il lui tendit la main, souriant. Helja le regarda puis rétorqua :
— On peut essayer ça si tu arrêtes d'utiliser ton don contre moi.
— Je n'en attendais pas moins de toi, se réjouit Gabriel. Je peux te poser une question ?
— Tu peux toujours tenter.
— Comment avais-tu déjà connaissance de ta mort ?
La sorcière se renfrogna et il le vit immédiatement, aussi, il ajouta :
— Si tu ne veux pas en parler, je comprends. Ce n'est jamais amusant de parler de ces choses-là, je suis bien placé pour le savoir. Je suis né en sachant exactement comment j'allais mourir et depuis je vis avec cette vision dans un coin de ma tête. Non, ce n'est vraiment jamais amusant, surtout quand tu es constamment seul. Je n'ai jamais été comme mes frères et sœurs.
— Les sœurs de la sagesse, répondit-elle après quelques minutes. Des sorcières qui ont eu une prédiction et qui l'ont partagée avec moi sans le vouloir. Mais je compte bien pouvoir changer le futur.
— Tu sais qui se cache sous cette capuche ?
— Je n'en ai pas la moindre foutue idée, rigola Helja. Il doit bien y avoir une bonne centaine de personnes qui souhaite ma mort, si ce n'est plus, mais personne d'assez fort où d'assez courageux pour s'y risquer. Et toutes les fois où j'ai confronté cette personne, je n'ai jamais pu discerner le moindre un indice. À un moment j'ai cru que c'était... laisse tomber.
— Si jamais nous sommes amenés à recroiser cette personne, je ne pourrai sûrement pas voir son visage, mais je pourrais voir bien plus. Nous trouverons qui se cache sous cette capuche.
Ils restèrent silencieux encore quelques minutes, profitant de l'air frais, de l'odeur de la mer, du bruit des remous des vagues contre les parois du bateau et des magnifiques reflets de la lune sur la surface de l'eau. Enfin, Gabriel proposa :
— Nous devrions rejoindre les autres pour dîner non ?
Tous deux empruntèrent les escaliers qui menaient à la cantine. En chemin, le cuisinier qu'Helja avait percuté sortit d'une pièce, mais y retourna aussitôt à la vue de la femme.
Au plus elle s'approchait, au plus la mélodie d'une guitare se faisait entendre et quand elle ouvrit la porte, elle découvrit Njord jouer, un pied sur une chaise, pendant que tout le monde chantaient joyeusement. Divers mets savoureux, principalement à base de poissons, étaient disposés sur les trois longues tables au côté de nombreuses bouteilles de rhum déjà bien entamées. Charlie et Luba ne semblaient pas participer à la fête et lorsqu'elles aperçurent la sorcière, elles esquissèrent un sourire gêné.
— Vous me servez un verre ? demanda-t-elle. Et aussi un pour lui, on va voir s'il tient bien l'alcool.
— Attention, gloussa le démon, ça va faire plus de sept cents cycles que je n'ai pas touché à ces choses-là moi, je ne garantis rien.
La petite fille et la métamorphe se détendirent, soulagée que leur amie ne soit plus énervée.
Le reste de la soirée se déroula dans la bonne humeur et sans incident notable. Les marins se relayaient à la navigation tandis que les autres s'amusaient. Même les gardes qui les accompagnaient finirent par discuter avec eux, l'ivresse aidant. Ils passèrent une grande partie de la nuit à chanter des ballades évoquant les voyages en mer, à boire et à parier aux jets de dés, ce qui permit à la sorcière de remporter une bourse pleine d'or du capitaine, non sans utiliser discrètement sa magie. Quand il fut temps d'aller dormir, Helja ne marchait plus très droit et ne savait pas très bien si c'était le bateau qui tanguait ou le dernier verre qui était de trop.
— Terre en vue ! hurla quelqu'un. Nous approchons de Kentex !
Le lendemain matin fut difficile pour les filles qui sortirent de leur cabine en traînant les pieds. Mais une fois dehors, la chaleur étouffante les réveilla d'un coup. Le soleil débutait sa levée, mais déjà, la température semblait atteindre les maximales.
Traversant le pont, Helja retrouva Gabriel qui regardait les côtes du pays se dessiner dans l'horizon marin. Des étendus de sable à perte de vue qui paraissaient scintiller comme des étoiles avec les reflets de la lumière.
— De retour à la maison, souffla-t-il, soucieux
En effet, à l'origine, Kentex portait un tout autre nom : celui de sa fondatrice et mère des démons.
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