Chapitre 15 - Océan (partie 1/2)
18e jour de la période de la lune — 1339
Okéa [okɛːɑ] = Océan
Les annonces du prince avaient fait leur œuvre puisque dès le lendemain, quelques humains s'étaient rendus au château pour offrir leurs services. La menace que représentait Lilith avait eu beaucoup d'effet et l'armée de gardes s'était agrandie d'hommes et de femmes voulant apprendre à manier l'épée. Ils furent épaulés par Ergonde et des miliciens, chaque peuple échangeant sur ses techniques de combat.
Ardha et quelques sorcières proposèrent également d'enseigner aux médecins de la ville de nouveaux remèdes, plus efficaces et surtout, plus magiques. En contrepartie, eux leur inculquèrent l'art de ce qu'ils appelaient la chirurgie. Se dessinaient là les premières interactions entre les deux espèces désormais unies.
Au fil des jours, les êtres magiques quittèrent le palais pour récupérer une maison où ils pouvaient s'installer plus à leur aise, au grand dam des habitants d'Isla, habitués au luxe et à la profusion. D'autres résidences commençaient déjà leur chantier, mais en attendant, tous devraient cohabiter, surtout que le nombre de personnes à loger ne cessait de gonfler. Les gardes de Gallia arrivaient tous les jours, des citoyens enrôlés dans la guerre les accompagnant. Tous n'avaient pas approuvé le décret passé par le prince obligeant chaque adulte à rejoindre l'armée, mais personne ne pouvait se dérober. Parfois, les troupes arrivant des quatre coins du pays amenaient des paysans voulant trouver protection autour des hauts murs de pierre de la ville, désormais renforcée par des sortilèges de défense spécialement conçus par la reine elle-même. Un après-midi, Helja reconnut plusieurs habitants de Cularos, la cité non loin de son ancienne maison.
La colocation entre les deux peuples opposés n'était pas toujours au beau fixe, mais elle tentait à s'améliorer. Il y eut plusieurs querelles dans les champs ou lors des sessions d'entraînements, entre voisins ou pendant les grandes réunions du soir, mais elles ne paraissaient pas entacher les efforts collectifs. Il fallait dire qu'avoir un ennemi commun aidait beaucoup.
Le huitième jour de la période de la lune fut surtout marqué par le couronnement du prince, devenu désormais officiellement roi. Une courte pause pour tous, leur permettant de célébrer comme il se doit cet évènement, surtout pour numéro treize qui passait le plus clair de son temps au côté du jeune homme, essayant de l'aider du mieux qu'il le pouvait à accomplir ses tâches.
Pourtant, malgré la fête et les rires, malgré les litres de vin et les morceaux de viandes grillés, l'ombre de Lilith planait. Chaque jour, un conseil était organisé pour discuter des priorités de la ville et des tâches à effectuer. Ils évoquaient diverses options, mais rien ne semblait encore finalement décidé. Ils devaient se préparer à tenir un siège en cas d'attaque et donc faire davantage : plus de combattants, mais également plus de provisions, plus d'armes et plus de ressources. Ce n'était pas les bras qui manquaient, mais le capital avait déjà atteint son point de saturation. Pour y remédier, les forêts alentours avaient été complètement rasées pour pouvoir y installer des tentes où pouvait s'entraîner l'armée, sans déranger les autres habitants qui affûtaient les épées, préparaient des potions et des médicaments, tentaient de ressembler le maximum de poudre à canon ou concevaient autant de flèches que possible.
Ils devaient aussi récupérer l'arme qui pourrait tuer Lilith sans quoi, tous ces efforts seraient vains. Malheureusement, elle était cachée dans le pays d'origine des démons maintenant renommé Kentex, à des kilomètres de là. Fort heureusement, l'entente entre les deux continents était pacifique et ils y trouveraient peut-être d'autres alliées, contrairement à Skregel où ils le savaient déjà, aucun compromis ne serait fait. Même si le fait que ce pays envisageait une guerre contre Gallia n'était qu'une ruse de Dolos pour berner Gagorth, elle s'appuyait sur une réelle rupture entre les deux souverains voisins. Malgré tout, un ennemi commun pouvait-il unir les deux peuples si bien que Gaston rédigea tout de même une missive expliquant la situation, espérant que cela ferait mouche auprès du chef actuel.
Enfin, après presque vingt jours de discussions, de courriers envoyés et d'échanges interminables la nuit, la suite des évènements était décidée. Un groupe irait demander l'aide du clan des cavaliers de l'apocalypse, la communauté marginale de la société, néanmoins concernée par les problèmes des démons, tandis qu'un autre partirait vers le port de Valam afin de prendre un bateau pour Kentex.
— Et pendant que vous serez en voyage, conclut le roi, je déploierai tous mes efforts pour rendre cette ville plus forte et plus résistante encore. Avec votre soutien, il regarda la reine, nous arriverons à transformer cet endroit en une véritable forteresse, une cité impénétrable. Pour tous ceux qui nous quittent à la levée du jour, je vous souhaite bon courage.
Il se leva, signe que la séance était maintenant terminée. Mais alors que tous sortirent du bureau, Gaston resta discuter avec Missélia. Tous deux dormaient très peu et travaillaient dur à l'union des humains et des êtres magiques.
Les filles allèrent rejoindre leur appartement puis se glissèrent dans leur lit. Un long périple allait démarrer, sûrement aussi dangereux que les autres, mais sans comprendre pourquoi, Helja se sentait excitée de découvrir un nouveau continent, elle qui n'avait jamais quitté Gallia.
— Vous savez à quoi ressemble Kentex ? demanda Charlie en se retournant sous sa couette.
— De ce que j'ai lu dans les livres, c'est un pays aride, répondit Luba. Apparemment, les habitants sont sympathiques, mais nous ne sommes pas là pour faire du tourisme. Vous avez une idée de ce qui nous attend ?
— Aucune puisque numéro treize veux garder toute information pour lui, souffla la sorcière, comme d'habitude.
— Tu ne l'aimes pas beaucoup pas vrai ? s'enquit la petite fille qui se redressa pour la regarder.
Helja était allongée sur le dos, les bras ramenés derrière sa tête, et regardait le plafond.
— C'est juste que je ne comprends pas cet homme et je n'aime pas les choses que je ne comprends pas. Il nous cache des informations qui pourraient être cruciales et il nous conduit vers un lieu dont on ne sait rien pour récupérer une soi-disante arme qui pourrait tuer Lilith, je n'arrive pas à lui faire confiance.
— Mais il le faut bien. Si on ne le croit pas alors, que fait-on ?
— Encore une chose qui m'énerve chez lui. On n'a pas le choix que de devoir le suivre aveuglement. Mais tant que j'aurai des soupçons sur lui, je ne le lâcherai pas et au moindre doute, je lui plante ma lame dans le front.
— Nous allons bientôt le découvrir. Bonne nuit ! termina Luba en soufflant sur la bougie, ce qui plongea la chambre dans la pénombre.
Maintenant allongée sur le côté, Helja regarda la fillette. Depuis les révélations du démon, elle n'avait cessé de retourner l'information dans son esprit, tentant d'y trouver une réponse claire et limpide. Elle avait essayé d'interroger ses souvenirs, la reine, Ardha et tous les autres êtres magiques, mais comme l'avait si bien souligné numéro treize, ils avaient à faire à quelque chose sans précédant. Ils n'avaient aucun recul sur les conséquences à long terme. Et cette phrase trottait toujours dans un coin de sa tête : « Comme si elle était déjà morte ».
Pour ne pas l'effrayer d'avantage, elle ne lui en avait pas parler. C'était mieux ainsi, tant qu'elle ne saurait pas quoi faire. Mais d'après le démon qu'elle avait questionné la veille, la corde continuait de s'étirer, des filaments ayant déjà été coupés. Le temps lui manquait et elle en était consciente. Qu'allait-il se passer une fois que tous seraient brisés ? Elle ne voulait pas le découvrir alors, elle poursuivit ses recherches.
***
— D'après la missive, ils devraient arriver dans deux jours, expliqua Gaston. Ils amènent avec eux plusieurs caisses de vivres, cela fera du bien. J'ai peur que nous manquions de nourriture si cela dure.
— Nous devons également penser à la probabilité d'un siège, répondit Missélia, griffonnant des notes sur un parchemin. Je vais demander à mes enchanteresses de la nature de nous faire pousser plus de plantes.
— Et je ferai rapatrier autant de vaches et de moutons que possible, ajouta le roi.
Tous deux continuaient d'écrire des lettres, des ordonnances ou autres décrets. Sur la table devant eux, tout un tas de documents et de livres s'entassaient. Quand quelqu'un frappa à la porte, tous deux relevèrent la tête, comme sortis de leurs pensées.
— Entrez ! ordonna la souveraine.
Numéro treize apparut.
— Désolé, je ne voulais pas déranger.
— Non, nous avons terminé, rétorqua Gaston. Nous poursuivrons demain, je crois qu'il est temps de dormir.
— Aucun souci, j'irai parler aux êtres magiques avant de vous retrouver. Passez une bonne nuit.
Elle sortit du bureau, laissant les deux hommes ensemble.
— Tu n'es pas en train de te reposer ? demanda le roi, commençant à rassembler les affaires. Un long voyage t'attend.
— Je n'arrive pas à trouver le sommeil, répondit-il, attrapant une pile de livres pour aider le souverain.
— Retourner sur le continent qui t'a vu naître, ce ne doit pas être facile.
— Non, pas vraiment. Et, je suis très bien ici, je n'ai pas vraiment envie de partir. Je le range où celui-là ? ajouta-t-il, une encyclopédie de plusieurs kilos dans les mains.
— Tu peux le laisser là ne t'inquiète pas, je le ferai demain.
Gaston sembla réfléchir un instant puis demanda :
— Cela ne te fait pas bizarre que depuis plusieurs jours nous t'appellions tous numéro treize, comme si tu n'étais qu'un simple numéro ?
— C'est comme cela que je m'appelle, répondit le démon d'un ton las, s'asseyant sur l'une des chaises.
— Je me suis dit que, peut-être, tu voudrais te donner un prénom. Faire en sorte de t'éloigner un peu plus de ta mère. Désolé, c'était une mauvaise idée, ajouta-t-il précipitamment.
— Non, pas du tout, souriait le démon, regardant le roi dans les yeux. Je n'y avais jamais songé avant, mais c'est une très bonne idée. Hum... je ne sais pas quoi choisir. Peut-être que tu pourrais m'aider ?
— Vraiment ? se réjouit Gaston, rangeant les rouleaux de parchemin et se posant face au démon. Qu'est-ce que tu penses de Charles ?
— Pas terrible. L'autre jour j'ai entendu une femme crier sur son enfant et il s'appelait Charles.
— Alors pourquoi pas... hum... Gabriel ?
Le démon considéra les propos du jeune homme, puis répondit :
— J'adore.
— Bien, alors maintenant je t'appellerai Gabriel.
— Je me sens déjà mieux.
Tous deux souriaient, se regardant en silence.
— Je ferais bien d'aller dormir sinon je n'arriverai pas à me réveiller demain matin. Et je ne donne pas cher de ma peau si j'arrive devant Helja en retard.
— Oui, tu fais bien.
L'homme se releva et, devant le seuil de la porte, se retourna.
— Bonne nuit Gaston.
— Bonne nuit Gabriel.
***
Au petit matin, le ciel resplendissait d'une magnifique couleur d'or et semblait aussi lisse qu'un linge. Aucun nuage ne se profilait à l'horizon, annonciateur d'une douce journée, et seuls les chants matinaux des oiseaux troublaient le silence. Bientôt, des bruits de pas, d'armes qui tapent contre les flans des chevaux, et des brides de voix sortirent du château.
Deux groupes s'étaient formés face à la sortie de la ville. Le premier, composé d'Ardha, d'Ergonde et de quelques gardes et miliciens. Ils attrapèrent les lettres écrites par les souverains puis, après de rapides au revoir, ils chevauchèrent vers les montagnes du sud, disparaissant dans la brume opale.
Le deuxième groupe, constitué des trois filles et de Gabriel, accompagné cette fois uniquement par des gardes — les miliciens et leur accoutrement auraient posé problème sur Kentex — prirent la direction de Valam, ville côtière à l'extrême ouest du continent, à environ trois jours de cheval. Gaston avait envoyé un message quelques jours plus tôt, pour prévenir de leur arrivée, mais n'avait pour l'heure pas reçu de réponse. Il leur avait donc donné une autre missive, expliquant la situation et intimant un soutien du pays si jamais ils avaient l'occasion d'approcher la cour.
Après avoir salué le petit aslev renommé Lixy par Charlie et confié à Missélia pendant leur absence, la jeune fille grimpa dernière la sorcière qui prit la tête du cortège. Ils galopèrent le long des plaines et des forêts abruptes, ne ménageant pas les efforts de leur monture. Ils n'avaient plus le temps de se poser ni d'attendre. Personne n'avait revu Lilith depuis son départ et personne ne savait ce qu'elle pouvait manigancer. Même Gabriel qui les accompagnait ne pouvait plus pénétrer les pensées de ses frères et sœurs, les démons ayant sûrement coupé le réseau de communication depuis son retour.
Serrant les rênes fermement, Helja donna un coup de talon pour accélérer l'allure. Le vent cinglait ses phalanges et son visage et la bruine lui brouillait la vue, mais elle ne baissa pas la cadence, obligeant les autres à faire de même. Autour d'eux, les décors ne changeaient pas, des bosquets ou des champs de fleurs, parfois sur des étendues de plusieurs dizaines de kilomètres. Un moment, ils dépassèrent un groupe d'hommes et de femmes marchant en direction d'Isla, espérant sûrement y trouver refuge avant que la guerre ne commence.
La nuit s'abattit beaucoup trop rapidement au goût de la sorcière, mais les journées ne feraient que raccourcir jusqu'aux treize jours consécutifs de noir absolu au milieu de la période. Il ne fallait donc pas trainer.
Ne pouvant continuer comme ça, ils profitèrent d'une accalmie du temps pour dormir à la belle étoile. Heureusement, ils avaient prévu plusieurs couchettes épaisses et le feu que fit jaillir la sorcière réchauffa les corps et les cœurs.
Les gardes qui voyageaient avec eux semblaient décontenancés de partir en expédition avec celle qui un jour, était leur ennemie. Ils ne se mélangeaient pas et ne participaient pas aux conversations, ce qui ne la dérangeait pas. Elle non plus n'avait pas oublié tout ce qu'elle avait subi par leur faute.
Une fois un repas avalé sur le pouce, dans un silence que seul le démon troublait par ses questions, ses remarques ou ses suggestions sur comment ils auraient dû cuisiner le lapin, tous s'endormirent. Un sommeil léger et de courte durée puisqu'une avalanche les réveilla avant même le lever du jour.
C'est donc sous une pluie torrentielle qu'ils effectuèrent la route en ce deuxième jour de voyage. Un voyage plus court car au milieu de l'après midi, sombre à cause des nuages plus noirs que la nuit, la pluie se transforma en grêle. Ils s'arrêtèrent donc dans un petit village pour y passer la nuit, ne repartant qu'en début de matinée.
Ils n'arrivèrent à leur destination qu'en fin d'après-midi, au plus grand plaisir des chevaux qui purent enfin se reposer à l'abri avec d'autres de leurs congénères.
L'océan, déjà visible à des kilomètres, se présentait désormais devant eux, immense et puissant. Une étendue d'eau infinie dans laquelle le soleil commençait à se blottir, ses reflets orangés réfléchissant sur sa surface brouillée par les remous des vagues. Le voir de si près était assez déroutant pour la sorcière qui n'avait encore jamais voyagé au-delà de son pays natal.
Valam était une ville entièrement construite sur pilotis, à l'odeur iodée particulière : mélange de poissons crus, d'air marin et de fientes d'oiseaux. Ces derniers étaient très nombreux, perchés sur les toits pointus des maisons ou sur les proues des navires.
Ici, l'activité principale était la pêche si bien qu'un énorme marché était installé le long des quais pour que chacun puisse vendre le fruit de son dur labeur. En temps normal, ils se seraient retrouvés noyés dans une foule venue des quatre coins du pays, la ville étant réputée pour ses mets océaniques d'une saveur unique, mais aujourd'hui, l'endroit apparaissait quasiment desert. Seuls quelques commerçants avaient aménagé leur stand et deux ou trois clients vagabondaient dans les allées, mais tous les habitants semblaient avoir fui vers Isla.
— C'est celui-ci, appela un garde du nom de Tristan.
Tous le suivirent vers l'esquif le plus grand du port. Un trois mats aux couleurs royales, le bleu et le jaune, et dont le symbole du poing et de la couronne était peint sur les voiles. Sur la poupe, le buste de Gargoth était sculpté, fier et puissant. Des fenêtres ovales avaient été percées dans l'épaisse coque en bois. Déjà, différentes personnes s'affairaient à y monter d'énormes caisses, empruntant le pont installé entre la proue et l'embarcadère.
— Tu crois que c'est assez solide ? s'interrogea Charlie. Je n'ai jamais mis les pieds sur un bateau.
— Ne t'inquiète pas jolie demoiselle, répondit un jeune homme dans son dos, c'est moi le capitaine, tu n'as donc aucun souci à te faire. Vous êtes tous là ?
Il alla parler aux gardes quelques instants. L'officier avait un teint cuivré, des yeux en amande d'un noir profond et une forte carrure. De grosses boucles d'argent pendaient à ses oreilles et un chapeau indigo couvrait une partie de son crâne chauve. Helja remarqua tout de suite l'épée pointue accrochée à sa ceinture quand il se retourna pour se présenter au reste du groupe :
— Moi c'est Njord et vous êtes les bienvenues sur mon bateau.
Il les salua poliment, sourire aux lèvres et une main sur le cœur, puis il se hâta de monter avec son équipage.
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