Chapitre 13 - Douleur (partie 1/2)


1er jour de la période de la lune — 1339

Agrol [aɡʁol] = Douleur

Après l'abandon de Lilith, les miliciens ratissèrent entièrement la ville, mais ils ne trouvèrent plus une seule trace de démon, tous ayant sûrement pris la fuite avec leur mère. Ils découvrirent d'innombrables blessés et quelques réfugiés bien cachés, qu'ils amenèrent au bout de la grande avenue, face au château en ruines.

Pendant que certains essayaient de soigner au mieux les plaies, entailles et lésions — ou les personnes plongées dans un coma magique — les derniers s'occupaient de rassembler les morts. Malheureusement, la taverne transformée en fosse commune le temps de pouvoir tous les enterrer dignement devint bien trop petite et ils durent entreposer les cadavres dans les maisons qui tenaient encore debout. Bientôt, un incroyable travail devrait être effectué pour se charger de tous ces nouveaux fantômes, mais pour l'heure, ils avaient bien d'autres préoccupations.

Sliverth était revenue avec tous les enfants et vieillards ayant pu être évacuées, le danger étant maintenant écarté. Mais lorsque les plus jeunes mirent pied dans la ville ravagée par la guerre et sous un ciel blanc taché de noir par endroit, les pleurs furent immédiats. Les plus grands se joignirent aux secours tandis que la femme à deux têtes tentait au mieux de rassembler les familles qui pouvaient encore l'être.

L'homme sorti de la poupée n'avait plus dit un mot, se contentant de manger en silence sur les marches de l'escalier. Tous passaient à côté de lui en évitant soigneusement de croiser son regard, comme si ses yeux rouges étaient deux puissants poisons.

Helja et Luba se reposaient un peu plus loin. Après avoir pansé leurs blessures, elles avalèrent également un repas pour se redonner des forces, sans vraiment apprécier le goût. Quant à Charlie, elle essayait de traiter au mieux les brûlures du jeune aslevs, seul rescapé de son espèce.

— Ça va aller mon petit, tu iras bien mieux après ça, dit-elle avec délicatesse, comme pour apaiser l'animal.

Elle lui étalait une pâte transparente sur son flanc droit, tirant de faibles cris à la bête, dont les pupilles fumantes hypnotisaient Luba.

— Vous pensez qu'on peut lui faire confiance ? demanda soudainement Helja, sortant les deux autres de leurs rêveries.

— Qui ça ? s'interrogea la métamorphe avant de voir la sorcière fixer numéro treize. Oh, lui !

— C'est le dernier des treize, le maître de la mort. Probablement le pire de tous.

— Il a quand même réussi à faire fuir Lilith, rappela Charlie en refermant le tube de soin. Sans lui, je ne sais pas comment on aurait survécu.

— Peut-être ! Il n'en reste pas moins un démon.

Deux miliciens passèrent devant elle, tenant chacun un brancard sur lequel Ly reposait. Après le sortilège de la maîtresse des sacrifices, sa peau s'était tendue sur ses os, comme un tissu qu'on aurait beaucoup trop étiré. Aucune d'elles ne parla, regardant le cadavre de la femme s'éloigner pour rejoindre celui de tous les autres.

— Elle m'a sauvé la vie, expliqua Helja. Elle est morte en me sauvant la vie.

La vision de la marchande se faisant exécuter froidement sous ses yeux la hanterait le restant de sa vie. Luba posa une main délicate sur ses genoux, lui apportant chaleur et réconfort.

— C'était une personne pleine de courage. Jamais je n'aurais pu équiper tout le monde sans elle.

— Et sans elle, je n'aurais jamais eu ma première arme, se souvint la petite fille qui attrapa le long bâton attaché dans son dos. Elle a bien su me conseiller.

— Oui, Ly était la meilleure en ce qui concerne les nouvelles recrues.

La sorcière se mit à sourire puis fixa son poignard. Le tube entre les deux lames était rempli de sang, mais pour autant, elle savait que ce n'était pas encore le moment d'utiliser la force dévastatrice. Quand celui-ci adviendrait, elle le sentirait.

— Il arrive ! s'empressa Charlie, qui maintenant, caressait l'aslev paisiblement endormi.

Relevant la tête, Helja vit le démon s'avancer vers eux. Il arborait la démarche des hommes puissant et sûrs d'eux, pleine d'entrain. Les yeux tatoués à l'encre noire sur son torse semblaient les dévisager avec insistance, mais son visage s'était adouci. Son regard n'était plus rouge, mais d'une magnifique couleur noisette et au contraire de ses frères et sœurs, il n'avait pas un sourire monté jusqu'aux oreilles, mais un rictus léger et presque charmeur, accentuant ses fossettes.

— C'est toi Helja ? demanda-t-il

— Peut-être bien. Qu'est-ce que tu veux ?

Il se posa avec elles sous le regard étonné d'Helja qui tenta de répliquer, mais il fut plus rapide :

— J'entends les gens parler depuis tout à l'heure et ils s'accordent tous à dire qu'ici, c'est toi la sorcière la plus puissante. L'être magique la plus puissante même.

Bien que le compliment était flatteur et particulièrement vrai, elle ne laissa rien paraître et rétorqua simplement :

— Et ?

L'homme rigola avant de répondre :

— J'espérais juste une confirmation des rumueurs qui circulent, mais surtout, je voulais attester de ce que je vois.

— De ce que tu vois ? s'interrogea Luba.

— Oui, dit-il en se tournant vers elle. Je vois beaucoup de choses, bien plus que ce vous pouvez-vous imaginer.

— Et qu'est ce que tu vois à propos de moi ? sollicita Helja, sa curiosité piquée au vif.

— Je distingue une aura singulière autour de toi, unique en son genre. Quelque chose de fort et de puissant, que je n'avais jamais observé chez les autres êtres magiques avant. C'est pour ça que tu m'intrigues beaucoup.

Tous deux se jugeaient sans jamais détourner le regard. Quelque chose d'inhabituel était en train de se produire, quelque chose que la sorcière ne pouvait interpréter.

— Pourquoi Lilith a fui à ton arrivée ?

Sa question ne déstabilisa pas l'homme qui se mit à sourire, dévoilant des dents d'un blanc impeccable.

— On va dire que j'ai un lourd passif avec ma mère.

— Ça ne répond pas à sa question, intervint Charlie.

— Comme je vous l'ai expliqué, je peux voir beaucoup de choses et parmi elles, je peux voir comment les personnes sont destinées à mourir. Un don que ma chère mère n'a pas vraiment apprécié, surtout quand je lui ai divulgué sa fin tragique.

— Mais, comment est-ce que c'est possible ? Notre mort n'est pas écrite.

— C'est là que tu te trompes ma petite. Nous avons tous un destin rédigé quelque part et comme tout livre qui se respecte, ce dernier possède bien une fin définie à l'avance. Je ne sais pas réellement qui décide de tout ça, mais en tout cas moi, je connais la fatalité de chacun de vos ouvrages, ainsi que celui de ma mère. C'est pour ça qu'elle a fui en me voyant. Elle pense sûrement qu'en étant loin de moi elle échappera à la mort, ce qui est complètement ridicule.

L'homme dévisagea intensément la fillette, comme s'il essayait d'y percer un secret, puis demanda :

— Qu'est-ce que tu es, toi ?

— Comment ça ? s'enquit cette dernière, interloquée.

— Je vois quelque chose autour de toi. La présence d'une personne. De ma mère, je crois.

Toutes les trois se regardèrent et c'est Helja qui expliqua la situation :

— Il est possible que Lilith ait pris le contrôle du corps de Charlie, l'espace d'une dizaine de minutes seulement.

Le démon, qui ne l'avait toujours pas quittée des yeux, avança sa grosse main pour lui toucher la joue, mais la sorcière le repoussa.

— Ne t'approche pas.

— Ne t'inquiète pas, sourira-t-il. Je ne vais pas lui faire de mal. À aucune d'entre vous d'ailleurs. Je suis simplement très intrigué par ce que j'observe. Cette enfant est liée à ma mère, je peux clairement distinguer ce fil qui lui entoure la gorge.

Par réflexe, Charlie porta ses doigts à son cou, juste sur sa cicatrice quand Luba demanda :

— Tu peux faire quelque chose pour ça ?

— Malheureusement je ne pratique pas la magie, je ne peux que la voir. Mais ce lien s'étire, s'effiloche. Le temps fait son œuvre. Il sera bientôt coupé, ce n'est qu'une question de jours. Enfin, je crois.

— Tu crois ?

— Je ne vous dis que ce que je vois. Le reste, je l'interprète du mieux que je peux. Bien...

Alors que le démon esquissait un mouvement pour repartir, Helja posa la question qui lui brûlait les lèvres :

— Comment Lilith doit-elle mourir ?

Tous le regardèrent, l'interrogation d'Helja devenant des plus pertinentes. À nouveau, l'homme se mit à rire avant de répondre.

— Quand j'ai dévoilé la façon dont elle allait disparaître à ma mère, elle m'a puni en m'enfermant dans cette poupée. Un millier de cycles de tourments, vous imaginez ce que ça fait ?

— Personne ne le peut, concéda Luba. Mais si vous nous disiez comment on peut arrêter Lilith, vous aurez là votre vengeance.

— Il en est hors de question, rétorqua le démon en se levant. Je veux devenir celui qui tuera Lilith donc je vais garder toutes les cartes en main.

— Mais nous sommes du même côté sur ce coup-là, aboya Helja qui se releva également. Pourquoi ne pas nous le dire ?

— Oh, mais je vais vous aider. Seulement, c'est moi qui mettrai le coup fatal et personne d'autre.

— C'est stupide, fulmina la sorcière, sentant l'agacement la gagner.

— Au contraire. Je sais exactement quand elle va être assassinée alors je sais précisément quand je dois attaquer.

— Au détriment des milliers de personnes qui trouveront la mort au passage ?

— Tu es peut-être la sorcière la plus puissante ici, mais sûrement pas la plus futée, cracha l'homme. Pour que Lilith meurt, tout doit se dérouler comme JE l'ai vu. UN changement, et, la fin ne risque peut-être plus d'être la même. Donc maintenant, soit vous écoutez ce que j'ai à vous dire, soit vous vous faites tuer bêtement en tentant de détruire une des trois déesses de ce monde.

Puis numéro treize se retourna et s'éloigna, laissant Helja folle de rage.

— Attendez que je me retrouve face à lui et je...

Mais elle ne termina pas sa phrase. À nouveau des miliciens passaient devant elles. Cette fois, ils transportaient deux corps. Un jeune homme aux taches de rousseur et un vieillard bedonnant.

Voyant Tiguil et Janus, la colère s'évaporera aussitôt, laissant place à une tristesse profonde et infinie. Découvrir un ami de longue date partir rejoindre les autres personnes tombées au combat lui était insupportable, mais c'est Charlie qui agit la première :

— Stop, exigea-t-elle, la voix tremblante.

Ils s'arrêtèrent et lorsqu'elle leur expliqua qu'elle voulait dire un dernier mot à son ami, ils posèrent les deux cadavres avant de les laisser seuls.

Charlie prit la main de Tiguil et lui parla doucement. Elle pleurait, mais aussi, elle tentait de garder le sourire et la tête froide. L'aslev se releva et, par de petits coups de langue, essaya de réveiller le jeune homme qui semblait dormir paisiblement.

À côté, Helja regarda Janus et déclara :

— Le monde va être beaucoup moins drôle sans toi. Tu te souviens de la première soirée que nous avons passée ensemble ?

Elle sentit les larmes monter et quand elle ferma les yeux, le bruit d'une musique sourde se fit entendre.

La sorcière prenait place dans la taverne Alcool, Frivole et Cabriole, assise face à Janus qui buvait tapageusement sa bière au côté de Médée. Elle n'avait que treize cycles et mettait les pieds dans la ville souterraine pour la première fois.

Elle trouvait l'homme qui discutait avec sa tutrice malpropre et impoli, mais il la faisait beaucoup rire avec ses plaisanteries et autres pitreries.

— Attends, attends, j'en ai une encore une ! dit-il, de la mousse plein la moustache. Vous connaissez la blague du Kryltit ?

La fillette hocha la tête et Médée, qu'elle voyait s'amuser qu'à de très rares occasions, semblait déjà connaitre la réponse.

— Et bien un jour il s'assied et il meurt ! hurla-t-il avant de taper du poing sur la table, les larmes aux yeux et le sourire jusqu'aux oreilles.

— Désolée, mais hum, c'est quoi un Kryltit ? demanda Helja qui n'avait absolument pas saisi le sens de l'histoire.

— Ah oui, nous n'avons toujours pas étudié les animaux d'élevage acoustique, gloussa Médée avant de se lever. Je te laisse le soin de lui expliquer, moi je vais nous chercher de quoi nous sustenter.

Alors que la grande femme sortait de la bulle bleutée et disparaissait dans la foule, le marchand de magie noir but une nouvelle gorgée de sa bière. Helja porta également sa chope à ses lèvres, mais tira une grimace à chaque goulée.

— Alors, reprit Janus, les Kryltit c'est de petites bêtes, pas très intelligentes, qui font énormément de boucan, qui transpires abondamment et qui ressemblent un peu à des œufs, tu vois ? Avec un genre de cor d'harmonie sur le sommet de leur crâne. Enfin bref. Et leur particularité, c'est qu'ils respirent par hum... les fesses.

Helja, comprenant désormais l'ironie de la blague, souriait.

— Bien sûr, c'est beaucoup plus drôle quand on connaît les Kryltit.

Un silence s'installa. Ni l'un ni l'autre ne parlaient, attendant que Médée revienne. Mais le temps semblait si long que Janus finit par dévoiler :

— Tu sais, je fréquente Médée depuis une vingtaine de cycles maintenant et jamais elle n'a eu une apprentie sorcière aussi forte que toi.

— C'est vrai ? demanda Helja, des étoiles dans les yeux.

— Oui, mais ne lui dis pas que je te l'ai dit sinon elle serait capable de me transformer en Kryltit et alors, t'imagines comment je terminerai.

Tous deux se mirent à rire.

— J'ai un garçon qui est quelques cycles plus jeunes que toi, reprit le commerçant, je pourrais peut-être te le présenter. Et par la même occasion, te faire découvrir ma boutique. Je suis sûr que tu trouveras beaucoup d'objets intéressants.

— Avec plaisir, répondit la gamine qui ne pouvait être plus ravie.

Helja souffla longuement et se releva, laissant les miliciens repartir avec les corps. Charlie pleurait à chaudes larmes dans les bras de Luba tandis que l'aslev lui tournait autour, gémissant. 

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