Chapitre 11 - Sang (partie 4/4)
Cela faisait près de cinq minutes que les démons cherchaient Charlie dans la cave sans pour autant avoir pu mettre la main dessus. Plongés dans l'obscurité la plus totale, ils se prenaient les meubles dans les genoux et se cognaient le visage contre les murs. Pourtant, ils semblaient complètement immunisés contre la douleur, continuant de fouiller les lieux sans relâche. Bientôt, d'autres se joignirent dans l'exploration et alors, la fillette n'eut plus d'autres choix.
Avec un déchirement au cœur, elle abandonna Tiguil toujours inconscient. Elle savait que s'ils le trouvaient dans le noir il était mort, mais si elle ne bougeait pas d'ici, ils finiraient par la retrouver. Ses ennemis en avaient surtout après elle donc si elle pouvait les éloigner de la boutique, peut être le jeune homme aurait-il plus de chance.
Tenant la poupée de bois d'une main, la bougie allumée de l'autre et son bâton accroché dans son dos, elle posa un baiser délicat sur le front de Tiguil puis, les larmes aux yeux, elle se releva. Essayant de faire le moins de bruit possible, elle avança vers les escaliers.
Pour elle, tout paraissait beaucoup plus clair et lumineux. Sa vision apparaissait même tellement éclatante que les objets ressortaient presque tous d'un blanc laiteux. Des images dans un nuancier de gris plus ou moins radieux.
Les démons se rentraient dedans ou criaient qu'ils avaient trouvé la fillette dès qu'il attrapait la main d'un des leurs. Charlie se déplaçait si lentement qu'elle avait l'impression de ne pas bouger, mais elle ne voulait pas les alerter par le bruit de ses pas. Alors, quand la vitrine explosa dans son dos car une femme était tombée dessus, elle en profita pour accélérer l'allure et atteindre l'escalier.
Elle pouvait apercevoir la porte fermée tout en haut. Elle monta la première marche, puis la deuxième, mais la troisième grinça dès lors qu'elle posa le pied sur la planche. Le son lui parut beaucoup trop fort et elle eut le sentiment que tous les démons autour d'elle l'avaient entendue. Après avoir attendu quelques secondes, avec cette angoisse d'être à la vue de tous, son cœur faisant des bons incroyables dans sa poitrine, elle reprit son ascension.
Arrivée à un peu plus de la moitié, la porte s'ouvrit et alors, Charlie crut que tout était perdu. Mais aucune lumière ne perça l'obscurité créée par la bougie magique, bien au contraire. La brume de ténèbres s'élargit, entra dans le couloir et à en croire les cris, s'engouffra même dans la boutique, la plongeant dans le noir.
— Elle doit être ici, beugla quelqu'un à l'étage. Son sortilège s'est étendu.
— Tu ne peux pas faire quelque chose toi ? demanda quelqu'un.
— Que la réalité se transforme et se plie à ma volonté ! vociféra le maître du changement.
Charlie retint son souffle, persuadée à nouveau que tout était perdu, mais rien ne se modifia. Tout resta identique et alors, le démon brailla :
— Trouvez là et vite ! Je ne sais pas quelle magie elle utilise, mais elle ne doit pas sortir de ce taudis. Et condamnez-moi cette foutue porte d'entrée !
Tous se mirent à chercher quand une femme apparut sur le seuil des escaliers. Elle commença à descendre tandis qu'en haut, un nouveau vacarme retentissait.
L'ennemie s'avançait de plus en plus, ses mains rasant les murs. À son approche, Charlie se baissa et arrêta de respirer. Aussi, elle se surprit à prier. Après avoir pensé qu'elle n'y arriverait plus, après avoir réalisé tous les mensonges qu'on lui avait inculqués dès son plus jeune âge, mais surtout, après la mort de son père, Charlie parvint enfin à s'adresser à sa déesse.
Peut-être alors que quelqu'un là-haut l'eut entendue. Que ce soit Lybova où quelqu'un d'autre, la femme passa juste à côté d'elle sans même la sentir. Elle poursuivit sa descente, faisant un bruit monstre qui permit à Charlie de continuer d'avancer.
Mais lorsqu'elle atteignit le rideau d'os, des voix appelèrent. Ils avaient trouvé Tiguil.
Le cœur de la fillette sembla tomber sans ne jamais toucher le fond du gouffre. La panique qu'elle tentait de contrôler prit le dessus et son cerveau n'effectua qu'un tour. Elle devait sauver son ami et peu importait les conséquences. Aussi, sans réfléchir, elle entra dans la boutique où plusieurs hommes et femmes paraissaient perdus dans le noir. L'un d'eux se démarquait des autres par sa grande taille et ses vêtements colorés. C'était le maître du changement, elle en était persuadée.
Charlie s'avança, et au dernier moment elle jeta la bougie. D'un même mouvement, elle agrippa son bâton pour atteindre l'homme de côté, lui laissant une trace rouge sur le front et la joue. Elle frappa à nouveau, mais quelqu'un lui saisit son arme et tira dessus.
Des bruits de pas précipités indiquaient que les démons remontaient, abandonnant son ami. Désormais, Charlie se retrouvait seule contre tous.
On l'attrapa, l'obligeant à lâcher la poupée de bois qui roula contre les débris du comptoir. Une femme empoigna les pieds de la petite fille qui se débattait en vain tandis que le maître, se frottant la peau, la dévisageait de ses yeux rouges et brillants.
Il s'avança, son sourire trop large donnant des frisons à Charlie qui ne pouvait maintenant plus bouger. Il approcha sa tête dégoulinante de sueur sur laquelle des cloques poussaient à vue d'œil et lorsqu'il parla, il lui souffla son haleine fétide au visage :
— Tu vas pouvoir récupérer ton corps mère. Elle est là, avec moi.
Le nez crochu du démon à quelques centimètres seulement, la petite fille remarqua que rien ne se reflétait dans le rouge de ses yeux, comme si elle se retrouvait en face de deux pierres lisses. Mais alors qu'il s'avançait encore plus, son odeur âcre lui donnant la nausée, elle distingua les traits d'une femme apparaître doucement. La mère des démons l'observait à travers les yeux de son fils.
La couleur du sang semblait prendre le dessus, envahir tout autour d'elle. Il n'y avait plus que ça, que du rouge et ce visage qui étouffait la fillette.
***
Ils avaient réussi. Tous les êtres magiques étaient morts et ceux qui continuaient de résister le seraient bientôt. La sorcière persistait à vouloir se battre, mais elle faiblissait. Et maintenant, ils avaient retrouvé la petite. Ce corps jeune et puissant auquel elle avait déjà goutté et qui serait dans quelques minutes à nouveau le sien.
Elle avait réussi. Elle avait réussi là où tous avaient échoué. Elle dominait désormais une espèce et dans quelques jours, tous les humains ploieraient également le genou.
— Devons-nous y aller mère ? demanda Dolos à ses côtés.
— Oui, je crois qu'il est temps que nous allions rejoindre la bataille. Elle risque de ne plus durer bien longtemps.
Lilith se tourna vers lui et d'un signe de tête, elle lui fit comprendre ses attentions. Alors, Dolos s'avança jusqu'au précipice, là où la cage de fer descendait. D'un geste de la main, il matérialisa des planches lumineuses et transparentes conduisant au cœur de la ville. Il posa pied dessus pour emprunter l'escalier qui continuait de se construire, suivit par sa mère et son allié.
***
La reine Missélia regardait avec horreur et désespoir sa ville qui partait dans les flammes. Les cris abominables des habitants qui périssaient lui étaient insupportables. Elle détourna la tête de la fenêtre pour reporter son attention sur l'image qui flottait dans un nuage de poussière au-dessus de la table. C'est avec effroi qu'elle découvrit Lilith qui posait pied dans sa cité, accompagnée de deux personnes.
Il est temps, songea-t-elle. Les êtres magiques avaient vaillamment combattu, mais ils avaient perdu. C'était la fin. La fin de la ville souterraine, de leurs espèces, mais aussi la fin des démons qui partiraient avec eux.
— Verrouillez ce château, ordonna-t-elle au garde qui attendait devant la porte. Que personne n'entre et tuez quiconque passera par cet étage.
— Bien ma reine.
L'homme la salua puis disparut dans le couloir, la laissant seule.
Être souveraine impliquait bien des choses, d'autant plus lorsque l'on dirigeait la ville souterraine. Régler n'importe quel conflit, devoir veiller à faire cohabiter un millier de personnes, la plupart confinées sous terre, découvrir un moyen de restituer la liberté à son peuple, ne jamais faire oublier les anciennes traditions... Tout un tas de missions que Missélia avait essayé au cours de sa longue vie d'honorer, toujours avec fierté et bravoure. Un devoir hérité de ses ancêtres qu'elle chérissait et qui était continuellement avec elle par la pensée.
Pour autant, en cet instant, elle aurait tout donné pour ne plus être la reine. Rendre ses privilèges et ses richesses, aller se battre aux côtés de ses amis. Mais on n'échappe pas à son destin et c'est pourquoi elle se trouvait ici. Elle actionna la manivelle donnant accès à la zone interdite puis pénétra dans le couloir à l'odeur de renfermé.
Le protocole zéro, coupant les quatre dernières entrées de la ville comme des cordes et par la même occasion, la faisant sombrer dans les limbes de la Terre, avaient été créé au moment de la Première Guerre entre êtres magiques et démons. Un ultime recourt auquel elle n'aurait jamais pensé faire usage.
Quand elle posa pied dans la petite salle circulaire, une sphère blanche et éclatante se mis à flotter en son centre. Missélia la contempla avec regrets. Si elle en arrivait là, c'est que quelque part, elle avait failli dans son rôle de reine. Elle n'avait su protéger son peuple.
Aussi dure et impitoyable soit-elle, la décision était prise. Elle rachèterait son impuissance par ce dernier acte. Condamner Lilith et préserver les êtres magiques qui avaient réussi à fuir, telle était sa rédemption.
La chute de la ville souterraine devenait inévitable.
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