Chapitre 1 - Sourire


85e jour de la période du croissant de lune — 1338

Ulyumsek [yliumsɛːk] = Sourire

Elle n'avait jamais eu la vie facile. Née dans une porcherie, au milieu la boue et les excréments, elle était déjà prédestinée à mener une existence de souffrance.

Ses parents faisaient partie de ceux qu'on oublie, qu'on ne regarde pas et qu'on ne nomme pas sur Gallia. Les parias de la société qui survivaient reclus dans les forêts, généralement aux abords des grandes villes. Ils se nourrissaient bien souvent des déchets des autres, se vêtaient de ce qu'ils pouvaient dénicher et passaient leur temps à prier leur déesse pour qu'un miracle se produise. Mais personne n'avait l'air de les entendre.

Pourtant, dès ses premières minutes dans cet univers horrible et cruel, hideux au plus haut point, elle regorgeait d'une richesse que bien des personnes ne possédaient pas. L'amour incommensurable et immuable que lui portait sa famille. Ils s'étaient promis que leur chère et tendre vivraient la plus heureuse du monde, qu'elle ne manquerait de rien et qu'à chaque instant, chaque seconde, elle sourirait.

Pour les premiers moments de son existence, cela avait été le cas. Elle débordait d'une joie comme on n'en voyait nulle part ailleurs. Un bébé au rire communicatif et aux yeux emplis d'émotion. Un véritable rayon de soleil au sourire permanent. De par sa simple présence, ses parents oubliaient leur modeste réalité.

Mais la vie n'a jamais été bienveillante avec elle. Elle décida de lui arracher sa mère après quelques cycles, emportant avec elle affection, cajoleries, musique et tendresse. Pourtant, là encore, Elle souriait.

Accompagnée de son père, elle surmonta ce chagrin en bâtissant un nouveau domicile, plus petit certes, mais plus éloigné du drame. Si Lybova avait jugé bon de la ramener à elle au paradis, c'était bien pour une raison. Le destin était ainsi écrit et on ne pouvait aller à son encontre.

Le temps passa, mais son existence ne s'améliora pas pour autant. Les riches demeuraient toujours plus riches et les pauvres bien plus pauvres. La politique menée par le souverain Gargoth oubliait d'aider ceux qui en avaient le plus besoin, permettant à certains de vivre dans l'opulence au détriment des autres.

Mais malgré cela, malgré le manque de nourriture et le froid, malgré le peu de distraction et le dur labeur du quotidien, elle continuait de sourire.

Puis, aussi soudainement que pour sa mère, son père trouva également la mort, assassiné par les gardes du roi alors qu'il portait secours à une sorcière. Assoiffée de vengeance et emplie de colère, elle embarqua avec la fugitive afin de traquer le meurtrier d'Edmond. Un voyage périlleux qui l'aura conduite bien plus loin qu'elle ne pouvait l'imaginé. Un voyage qui lui aura permis de croiser de nouvelles personnes, de rencontrer des amis. Un voyage qui lui aura dévoilé l'existence d'un monde inconnu, peuplé de magie et de mystères. Un voyage où elle souriait.

Mais le voyage s'arrêta brutalement, dans le sang et les larmes, tuée en même temps que celui qu'elle pourchassait.

Charlie n'avait jamais eu la vie facile.

Au moment où elle avait ouvert les yeux, sa mort était devenue le début d'un énième voyage. Un voyage où son joli sourire n'avait plus le même éclat.

***

— Mère ! implora Dolos, ses lèvres posées sur les pieds de la jeune fille.

— Tu as été un garçon formidable, répondit Lilith, caressant le crâne chauve du petit homme. Un garçon formidable oui. Peut-être même le meilleur de mes enfants.

Sa voix n'avait rien d'habituelle. Suave et autoritaire, elle semblait remplie d'échos.

— Mère... répéta-t-il, le regard humide et un sourire fier tirant ses traits.

La main de la fillette se referma autour de la gorge de Dolos et le souleva avec une force extraordinaire. Ses pieds effleuraient à peine les dalles.

— Mais si tu es si formidable, alors pourquoi tout ce temps ? Je suis restée enfermée pendant des siècles à attendre que l'un d'entre vous vienne me libérer. Tu ne peux imaginer la douleur que j'ai vécue à cause de ton incompétence.

Le visage de l'homme se teinta de rouge et ses yeux semblaient sortir de leur orbite. Il essayait de répondre, mais ne pouvait émettre que de petits grognements. Enfin, Lilith décida de le relâcher. Il tomba durement sur le sol, se cognant la tête contre la roche.

— Mais ça n'aura pas été inutile après tout. J'ai pu accumuler beaucoup de puissance et beaucoup de pouvoir pour me venger de ma sœur. Et puis, il faut dire que ce nouveau corps est... parfait, ajouta-t-elle en se caressant les joues, les paupières closes.

— Ne la touche pas ! hurla Helja

La fillette se tourna vers elle et écarquilla les yeux, comme si elle venait de découvrir qu'elle n'était pas seule. Elle renifla l'air bruyamment puis un énième sourire de démence tira les traits de son visage.

— Toi ! ricana-t-elle en approchant. Ton sang pue autant que ma geôlière. Tu es l'une de ses descendantes.

La mère des démons se retrouva en un instant face à la sorcière. Elle lui attrapa la mâchoire avec une poigne déconcertante, la comprimant assez pour lui faire mal. Son regard entièrement rouge n'avait plus une once d'éclat de vie. Elle la dévisageait avec dégoût.

— Je vais me faire une joie de te tuer. Je le ferai doucement, que tu ressentes chaque entaille, chaque brûlure.

Sa voix résonnait chez Helja comme un coup de massue. Chacun des ses mots pesaient dans son esprit, comme si elle ne pouvait entendre parler une déesse sans en subir les conséquences. Les échos se mélangeaient entre eux, lui striant les tympans.

— Je veux que tu ressentes toutes les souffrances que j'ai éprouvées enfermée ici, ajouta-t-elle, plus fort, plus violent encore.

— Essaye toujours pour voir ! rétorqua la sorcière.

Elle abattit sa tête en avant, lui donnant un coup dans le nez. Elle tenta ensuite de la frapper, mais la paume de la jeune fille se referma autour de son poing. D'un coup sec, elle l'envoya voler dans la pièce.

Quand Helja ouvrit les yeux, elle découvrit Luba agenouillée à ses côtés, le visage perlé de sueur et luisant de larmes. Des ecchymoses importantes marquaient son corps et ses cheveux blonds, baignés de sang, collaient sur son front. Plus loin, Lilith avançait vers Dolos.

— Appelle-moi les autres ! Je veux que tous les démons de ce pays nous rejoignent au plus vite. Nous devons rapidement tuer mes sœurs avant qu'elles n'apprennent mon retour.

— Shirla vous a enfermé au sacrifice de sa propre vie, mère.

— Quoi ? Je ne pourrai donc pas avoir le plaisir de me venger ? cracha-t-elle, furieuse. Et qu'en est-il pour Lybova ?

Helja esquissa un geste pour se relever, mais Luba l'en empêcha. Lilith semblait l'avoir oubliée, lui faisant dos.

— Elle n'a pas été vue depuis que les humains ont envahi Gallia, mère. Il s'est passé tellement de choses depuis votre... absence, expliqua-t-il, choisissant soigneusement son dernier mot.

— Bien, tu vas avoir le temps de tout me raconter. Et pour les treize, qu'en est-il ?

— Numéro trois et huit sont morts, mais j'ai encore des contacts avec les autres. Pour ce qui est de numéro treize, je n'en sais rien !

— Bien. Je veux qu'ils soient tous là dans l'heure. Nous allons reprendre ce monde qui nous est dû.

Sur ces mots, Lilith écarta les bras. Un liquide rouge sembla sortir de sous sa peau et se mit à couler le long de son coude jusque'à ses mains, tombant en grandes gouttes sur le sol et formant deux flaques qui grossissaient à vue d'œil.

Encore une fois, la sorcière essaya de se lever, mais Luba l'arrêta.

— Non, ne fais pas ça, implora-t-elle.

Peu importe ce que la mère des démons fabriquait, l'occasion était trop belle. Elle devait sauver Charlie. Elle repoussa Luba et se précipita vers la jeune fille.

Face à elle, les étendues écarlates s'élevaient à présent dans la salle, se modelaient et prenaient rapidement une forme vaguement humaine. Les deux créatures paraissaient faites de chair et de sang, mais sans peau, les orbites vides.

Ils avancèrent doucement vers elle tandis que derrière, deux autres commençaient à voir le jour.

Hayti ! formula Helja.

Son poignard vola jusque dans sa main au moment même où elle rencontrait les nouveau-nés. Elle trancha la gorge du premier qui explosa et coupa les pieds du second qui partit en fumée. Les démons au stade de fœtus semblaient plus simples à tuer.

Helja planta sa lame dans une épaule puis dans un cœur. Elle glissa sur le sol, arrivant à quelques mètres de Lilith. Elle décapita. Égorgea. La jeune fille était toute proche. La sorcière sauta alors aussi haut qu'elle le put, dirigeant son arme vers sa cible qui n'avait toujours pas bougé.

Mais au dernier moment, Lilith se retourna, les yeux rouges et un sourire de folie animant son visage. Elle bloqua Helja net dans le ciel, sans même la toucher.

— Tu n'as donc rien compris ? Tu n'es pas assez forte pour m'arrêter. Je suis une déesse immortelle alors que toi, tu n'es rien. Pauvre et minable sorcière.

Charlie ferma le poing et la cheville d'Helja se brisa, lui tirant une plainte horrible. Son pied formait un angle impossible qui lui donnait envie de vomir. Et alors qu'elle allait tourner de l'œil, le bruit d'une lame fendit l'air. Le sabre de Luba atteignit Lilith au poignet ce qui l'obligea à relâcher Helja. Elle tomba au moment où des cris de deux femmes retentirent. Quand elle se redressa, elle découvrit la métamorphe au sol, bras et jambes écartés comme si des chevaux invisibles s'apprêtaient à l'écarteler.

— Tu as l'audace de t'attaquer à moi ? vociféra l'adolescente, folle de rage. Tu oses toucher la seule déesse qui n'ait jamais foulé cette terre ?

La sorcière, qui se tenait debout tant bien que mal, s'avança d'un pas claudicant, mais Dolos s'interposa.

— Vous ne ferez pas de mal à ma mère ! aboya-t-il.

L'atmosphère se modifia et des formes géométriques se matérialisèrent entre eux, d'une couleur saphir, quasi transparente. Helja tenta de les franchir, mais reçut un choc électrique au contact de la magie du maître de la création.

Luba hurla. Un cri abominable qui lui donnait des frissons.

Elle projeta boules de feu et couteaux sur le bouclier, mais tous rebondissaient dessus et lui revenaient en pleine face. Elle ne pouvait pas non plus les contourner, les cubes et autres solides se multipliant autour d'elle pour l'enfermer dans une étrange prison de cristal.

Les parois se rapprochèrent dangereusement. Helja boita jusqu'à pouvoir les toucher puis expulsa toute l'énergie qu'elle possédait encore :

Vzrar !

Le mur vibra, mais resta intact. Des étincelles azur explosèrent en tous sens, lui brûlant la peau. De l'autre côté, Dolos, les traits tirés pas l'acharnement, s'efforçait de maintenir sa magie en place. Mais Helja persistait. Elle ferma les yeux et hurla. Hurla aussi fort qu'elle le pouvait. Elle transforma ses mots en ordres.

Puissance.

Contrôle.

Les formes géométriques se brisèrent en mille morceaux, comme du verre. Helja tomba à genoux alors que le petit homme perdit connaissance.

L'attention de Lilith fut détournée et Luba en profita pour s'échapper, marchant à quatre pattes.

— Maudite sorcière ! beugla-t-elle.

— Va crever ! parvint à dire Helja qui tenta de se relever.

Son couteau vola alors vers sa cible, mais changea de direction et se planta dans la roche. Lilith tendit les mains vers les deux femmes et leur corps se soulevèrent, la pointe de leurs pieds traînant sur le sol. Elles s'approchèrent doucement, incapables de bouger.

La mère des démons ouvrit la bouche et la même substance carmin en coula. Mais cette fois, au lieu de tomber, elle plana dans l'air, tel un essaim d'abeilles. Le liquide se divisa en deux et s'insinua comme un serpent dans la gorge de la sorcière et la métamorphe qui commencèrent à suffoquer.

Elles ne pouvaient ni respirer, ni tousser ou bien parler. L'acide leur brûla la trachée avant de leur monter à la tête. Le fluide leur sortit des oreilles pour ensuite rentrer dans leurs yeux.

Tout devint flou et teinté de rouge. Helja sentait toutes forces en elle la quitter. Elle ne pouvait plus prononcer de sorts ou se servir de son poignard. Elle ne pouvait pas non plus bouger.

— Vous allez disparaître et moi, je vais dominer ce pays. Dominer ce monde !

Les paroles de Lilith semblaient venir de loin. Helja tenta de remuer les doigts, mais impossible. Le serpent vermillon et visqueux continuait de lui entrer dans la bouche sans s'arrêter.

Tout était brûlant.

Tout était souffrance.

Et bientôt, tout se terminerait par sa mort.

— Pas mes amis ! hurla Charlie de sa propre voix.

Le liquide les libéra et les corps des deux femmes tombèrent lourdement. Complètement sonnée, Helja ne parvint pas à entendre la dispute pourtant toute proche d'elle. Deux personnes se criaient dessus et se frappaient. Dans cet univers encore entièrement rouge, Helja distingua une forme plus foncée se jeter contre le mur avant de se traîner à terre.

La sorcière s'essuya le visage puis fit face à Charlie. Elle n'avait plus l'apparence de Lilith, ses yeux redevenus noirs. Elle pleurait, se contorsionnait et vagissait.

— Lâche-moi ! Non, tu es à moi ! Je ne veux pas leur faire de mal ! Tu n'as pas le choix !

Helja se saisit de son poignard.

— Tue-les ! NON ! Je suis la mère des démons, tu dois m'obéir ! Je ne te laisserai pas faire ! TUE-LES !

Luba, étendue un peu plus loin, ne bougeait plus. Charlie, elle, se roulait à terre, se tirait les cheveux, criait de deux voix différentes.

Helja boita doucement dans sa direction. Puis, quand elle put la toucher, elle appela son amie :

— Charlie ?

— PERDUE !

La fillette se retourna, les yeux imbibés de rouge et le sourire agrandi à l'extrême. Aussitôt, sans vraiment réfléchir à ses gestes, sa main guidée par la peur, la sorcière lui trancha la gorge.

Charlie tomba sur le dos, prise de convulsions. Le sang qui coulait de la plaie monta vers le plafond et forma une masse compacte. À l'intérieur, des doigts appuyaient contre les parois, comme pour s'échapper. Un genre de tentacule se déroula, enveloppa Dolos puis s'éleva encore plus haut jusqu'à passer à travers les murs.

Tout était redevenu silencieux et serein. Pourtant, quand Helja baissa la tête vers la petite fille, elle découvrit son cadavre étendu dans une mare rougeâtre, les yeux toujours ouverts.

Helja s'écroula, abandonnant son poignard. Elle porta son regard sur le corps allongé devant elle et instinctivement, elle commença à lui caresser le visage avec une grande tendresse.

— Je suis désolée, bégaya-t-elle. Je... Je ne savais pas ce que je faisais. Je suis sincèrement désolée Charlie.

Elle avait l'impression de la perdre encore une fois. D'à nouveau la voir partir sans pouvoir lui dire adieu. L'émotion la submergea, balayant la colère et la rage. Elle ne pouvait retenir les larmes qui tombaient sur ses mains tremblantes.

— Je suis désolée. Tout est de ma faute. Je n'ai pas assez veillé sur toi. Je n'ai pas réussi à te protéger comme j'aurais dû.

La sorcière observa au loin, mais Luba ne bougeait toujours pas. Elle resta seule, le cadavre de son amie sur ses genoux. Elle lui ferma les paupières, ne supportant plus de sentir son regard sur elle. Ainsi, elle semblait dormir paisiblement. Un sommeil éternel. Un sommeil silencieux.

Et Helja, elle, pleurait.

C'est alors que Charlie prit une grande inspiration. 

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