Chapitre 9 - Exploser
66e jour de la période du croissant de lune — 1338
Vzrar [vzʁaʁ] = Exploser
Les yeux bandés, Helja se sentait ballottée dans l'obscurité. On la bousculait et la poussait vers une destination totalement inconnue. Les mains liées dans le dos, elle ne pouvait user de la magie sans voir qui elle visait. Elle aurait pu blesser Charlie ou Bastet. Entendant devant elle ce dernier se plaindre qu'un garde lui avait donné un coup de pied dans le postérieur, elle fut soulagée que ses compagnons soient encore avec elle. Mais pour combien de temps ?
Marchant d'un pas pressant, personne ne lui indiqua les escaliers devant elle et la sorcière tomba face contre terre, sans pouvoir amortir sa chute. Des rires graves retentirent autour d'elle tandis que le gouffre de sa mémoire se fissurait.
Le sol gelé qui lui mordait les doigts devint soudainement doux au touché. Une herbe fraiche lui grattait les paumes, un vent se levait et la chaleur du soleil lui caressait la peau.
— Relève-toi ! aboya Médée. Relève-toi et bas-toi !
Une jeune Helja, les cheveux noués, un poignard dans chaque main et un tissu lui couvrant les yeux tenta de se redresser. Sa tutrice tournait autour d'elle sans produire un seul bruit.
— Mais comment veux-tu que je me batte si je ne vois rien ? cracha la fillette qui avait peine à se remettre debout.
— Tu n'as pas besoin de tes yeux, ils ne sont rien de plus qu'un outil. Tu dois pouvoir t'en passer.
Le poing de Médée s'abattit au niveau de la mâchoire de la jeune fille qui tomba à nouveau.
— Sers-toi de tes autres sens ! insista-t-elle.
L'élève se releva, mais elle chuta une troisième fois quand son enseignante lui donna un coup de pied dans le tibia.
— Utilise ta magie pour me sentir et me voir !
À nouveau, la jeune sorcière se retrouva face contre terre, ses armes éparpillées plusieurs centimètres plus loin.
— Je n'y arriverai jamais, répondit-elle en commençant à défaire son bandeau
— Ne le retire surtout pas ! lui ordonna Médée, la main tendue vers le crâne de sa protégée. Rmakam, ajouta-t-elle avant que les liens du tissu ne se serrent encore plus sur la tête d'Helja.
— Aie ! gémit la fillette qui porta le bout de son index à sa bouche. Tu m'as pincée.
— Cette douleur sera le cadet de tes soucis si un jour tu te retrouves privée de la vue comme aujourd'hui et que tu ne parviens pas à te défendre correctement. Écoute-moi bien. Les sorcières sont dotées d'un sixième sens, celui de la magie. Il te permet à lui seul de compenser les cinq autres. La magie voit, entend et sent. Alors pour la dernière fois, relève-toi et bas-toi !
La douceur de l'herbe contre sa joue se mua soudain en contact dur et glacé. Les éclats de rires cruels des hommes emplissaient l'air. Helja reprenait conscience d'elle, revenant au temps présent. Elle se redressa tant bien que mal, sentant la frustration et la détermination se mêler en elle. Ses poignets toujours liés derrière son dos, elle refusa catégoriquement d'avancer. Un des miliciens derrière elle la poussa, mais elle ne bougea pas. Son esprit s'enfonça dans les méandres de sa volonté à la recherche de l'étincelle de puissance qui sommeillaient en elle
— Relève-toi et bas-toi !
La voix de Médée avait été claire et limpide, comme si son ancienne tutrice se trouvait juste à côté.
Quand une main griffue s'abattit violemment sur son épaule, Helja se saisit du poignet avec autant de force qu'elle le put et le tordit. L'homme se retrouva à terre, mais d'autres arrivèrent. Helja, toujours les yeux bandés, voulut envoyer un coup dans la poitrine de l'un d'eux, mais son pied ne rencontra aucun obstacle.
Quelqu'un lui agrippa le bras. Dans un mouvement fluide, elle se retrouva projetée contre le mur avant même d'avoir pu esquisser le moindre geste de défense. Des mains brutales s'emparèrent de ses épaules, la pliant sous le coup violent qui s'abattit sur son ventre. Avant même qu'elle ne puisse se relever, quelqu'un lui agrippa le talon et on la tira, son dos glissant contre le carrelage. À côtés, Bastet et Charlie criaient.
— Les sorcières sont dotées d'un sixième sens, celui de la magie. Il te permet à lui seul de compenser les cinq autres.
Encore une fois, c'était comme si son ancienne tutrice était avec elle.
On retourna Helja, mais elle parvint à se redresser et à frapper quelqu'un qu'elle entendit tomber.
Rapidement remise sur pied, elle pivota sur elle-même. Alors que l'obscurité persistait, des formes lumineuses et chatoyantes émergèrent de nulle part. Privée de la vue, sa magie prenait le relais, comme Médée le lui avait expliqué.
Une masse écarlate se forma à sa droite, grandissant rapidement, semblant presque vivante dans les ténèbres. Helja se baissa à temps pour éviter l'un des miliciens. Un autre derrière elle l'entoura de ses bras titanesques, lui compressant le thorax. Un troisième approchait, volute violette et filiforme dans le noir. Des picotements dans la plante de ses pieds l'intimèrent d'agir. En donnant une impulsion avec ses talons, la sorcière parvint à lui attraper le cou avec ses jambes. D'un mouvement sec, elle lui brisa la nuque. Elle se servit du cadavre toujours debout pour s'élancer en arrière afin de passer au-dessus puis dans le dos de son ennemi.
Ses mains à présent devant elle, Helja était prête à user de sortilèges et même dans l'obscurité, elle savait où viser. C'était comme si l'environnement et le décor lui venaient en aide. Comme si son corps, son esprit et sa magie ne faisaient plus qu'un. Jamais encore elle n'avait ressenti une telle puissance.
La paume tendue vers les courbes bleutées que représentaient les miliciens, elle commença :
— Vzra...
— Ça suffit, la coupa une voix féminine à la fois douce et ferme. Inutile de faire exploser tout le château !
Helja se tourna vers la nouvelle venue et retira aussitôt le bandeau qu'elle avait sur les yeux.
Il lui fallut un certain tant pour que son regard s'habitue à la lumière verdâtre des torches, mais après quelques secondes, elle comprit qu'elle se trouvait dans un spacieux couloir, aux murs, sols et plafonds recouverts de carrelage noir et luisant. Devant elle, deux miliciens gisaient à terre, mais les autres tenaient Charlie et Bastet avec ténacité.
Tout au fond, baignant dans la lueur des flammes émeraude, une grande femme attendait parfaitement droite. Elle portait une élégante et interminable robe obscure sertie de pierres précieuses tout aussi sombres. Sur ses longs cheveux blonds tressés était posée une étrange et gigantesque couronne ténébreuse, représentant plusieurs créatures grotesques, directement sorties des pires cauchemars.
— Vous pouvez les lâcher, ordonna-t-elle aux hommes qui maintenaient toujours la petite fille et le chat.
Helja considéra la reine souterraine qu'elle n'avait jamais eu l'occasion d'approcher de si près. Elle remarqua sa peau impeccable et lisse qui scintillait comme un millier d'étoiles à la lumière.
Une foule se mit à hurler, scandant leur bonheur et leur joie. Tout le monde dans le couloir disparut, effacés du temps et quand Helja tourna la tête, elle prit place dans une ruelle de la ville souterraine en pleine nuit, plusieurs cycles auparavant.
Devant elle, une centaine d'individus admirait un impressionnant cortège passer entre les commerces, sous des lampions orangés qui volaient dans le ciel. Encerclés par plusieurs miliciens, des chevaux au corps entièrement constitué de fleurs et aux gros sabots en ronces tiraient un char végétal. Les canassons marchaient la tête haute, leur crinière en racines flottant dans l'air.
Helja avança et écarta les personnes qui chantaient joyeusement autour d'elle pour se rapprocher au plus près du spectacle. Rapidement, elle vit l'énorme siège posé sur l'embarcation. Dessus, une femme saluait la foule. Elle arborait de beaux vêtements ainsi qu'une effroyable couronne.
— C'est qui celle-là ? pesta la sorcière, intriguée.
— Comment, vous ne reconnaissez pas la reine souterraine ? s'offusqua un homme à ses côtés.
En se tournant, Helja remarqua que l'individu à la peau mate avait d'épaisses cornes recourbées sur elle-même, comme une spirale parfaite d'escargot.
— Non, c'est la première fois que je la vois, expliqua l'adolescente.
— Et bien jeune fille, devant toi tu as affaire à la reine morte. Elle est à moitié sorcière et à moitié fée et descend d'une lignée royale très importante. La reine est aussi dotée d'une grande puissance magique grâce à....
— Merci, mais je ne vous ai pas demandé de me faire un cours d'histoire.
L'homme se rembrunit, maugréant sur les jeunes tandis qu'Helja observait la femme s'éloigner. Était-elle réellement si redoutable ?
Quand elle baissa le regard, elle fixa une inconnue aux cheveux blonds et aux yeux bridés. Elle lui parlait, mais aucun son ne sortait jusqu'à ce qu'enfin, une voix résonne en elle :
— Venez avec moi !
Helja cligna des paupières et se trouva face à la reine et à ses énormes pupilles noires et dilatées. Alors, elle répéta :
— Venez avec moi.
Elle se retourna et avança dans le long couloir. Reprenant rapidement ses esprits, Helja interrogea :
— Où allons-nous ?
— Discuter mademoiselle Helja, répondit la souveraine sur un ton fort et hautain, sans s'arrêter de marcher ni même se tourner. Nous serons plus confortablement installés dans mon bureau.
La sorcière la suivit, Charlie et Bastet qui n'osaient pas parler sur ses talons. Ils parcouraient ainsi de nombreux tunnels sombres et déserts. Ils croisèrent parfois d'étranges personnes à la peau totalement translucide, comme de l'eau, laissant entrevoir leurs veines, organes, muscles et os. Tous étaient occupés à nettoyer chaque recoin du château.
Après avoir emprunté un escalier en colimaçon démesuré, ils entrèrent tous les trois dans une pièce de forme assez étonnante. Des étagères reposaient sur dix des treize murs du bureau. Sur la plupart, on y retrouvait des livres poussiéreux. Mais sur certaines, on pouvait contempler des objets des plus insolites : une tête humaine miniature aux yeux et à la bouche cousus ou bien un mont de petits cubes en acier qui s'assemblaient et se disloquaient à l'infini, se transformant occasionnellement en liquide avant de redevenir immédiatement solides. Mais un sablier, dont le contenu – de la poudre noire et lumineuse – montait vers le haut plutôt que vers le bas, intéressa énormément Helja.
Une malle en bois soutenue par des chaînes pendait au-dessus d'un tapis ovale. Juste à côté, un tabouret flottait dans les airs, virevoltant sur lui-même. Plus loin, un tableau représentait la reine sur son trône, arborant sa couronne horrifique. D'autres œuvres devaient dépeindre le reste de la famille royale, mais Helja n'en avait que faire. Elle se contenta de se tourner vers la souveraine qui venait de s'asseoir derrière son bureau où un nouveau fouillis d'objets s'entassait, parmi lesquels, un amas d'affiches du roi à l'encontre de la sorcière.
La reine fit glisser trois chaises vers eux d'un simple geste de la main tandis qu'une dizaine de gardes au visage impassible et effrayant prirent place dans les coins.
Pendant un instant, personne ne parla. Charlie fixait la baignoire immaculée qui se remplissait doucement d'une eau mauve dans le fond de la pièce, Bastet se léchait la patte et Helja soutenait le regard de la souveraine qui semblait juger chacun de ses invités avec dédain.
— Pourquoi nous avoir amenés ici ? demanda enfin Helja. Votre politique n'est-elle pas de tuer toute personne interdite d'entrer dès lors qu'elle y parvient ?
— Si, c'est exact, répondit la reine.
— Alors pourquoi sommes-nous encore en vie ?
La question d'Helja fit trembler Charlie et Bastet.
— Laissez-moi d'abord me présenter. Missélia, reine de la ville souterraine depuis cent-quarante-et-un ans, fée de premier ordre, sorcière suprême du conseil magique, présidente de l'assemblée des êtres ailés, décisionnaire de la famille des âmes égarées, l'immortelle, ordonnatrice des créatures à six jambes, révélatrice du...
— Oui vous êtes la reine de cette ville, j'avais compris, pas besoin de nous donner tous vos titres, la coupa Helja.
Missélia leva un sourcil et dévisagea la femme face à elle. Puis, sans relever la remarque, elle continua :
— Vous, Helja, la sorcière du nord, je vous connais déjà, mais, qui est avec vous ? Des amis peut-être ?
— De simples compagnons de voyage, expliqua Helja avec mépris. Maintenant, dites-moi, pourquoi nous garder en vie ?
— Parce que vous allez accomplir une mission pour moi.
Cette réponse interloquait la sorcière.
— Comment ça ? demanda-t-elle, méfiante.
— Il est de rumeur courante que vous avez tenté d'assassiner le roi du dessus, est-ce vrai ?
— Oui, mentit-elle sans regarder Charlie et Bastet qui venaient de tourner soudainement la tête vers elle. Oui, j'ai voulu le tuer.
— Et vous avez échoué. Mais vous êtes toujours en vie, comment ? Je croyais qu'il possédait une force d'arme si importante que personne ne pouvait l'approcher.
Helja contempla le sablier inversé, son esprit en ébullition alors qu'elle préparait sa répartie. Puis, d'un ton détaché mais empreint d'une confiance inébranlable, elle se lança :
— Parce que tous ceux qui ont essayé ne sont pas moi. Je suis la sorcière la plus puissante de ce pays, vous le savez parfaitement bien.
— Oui, on peut dire que le spectacle de votre dernière visite ici a laissé beaucoup de traces, mais soit. Si, comme vous le dites, vous avez réussi à atteindre Gargoth, vous y arriverez une deuxième fois. Vous allez donc le tuer pour moi.
— Tuer le roi ? Pour vous ? répliqua Helja totalement déconcertée.
— Oui. Il y a bien longtemps que les humains contrôlent ce continent et nous, êtres de la magie, en avons plus qu'assez de vivre sous terre. Si leur souverain meurt, nous pourrons de nouveau sortir sans craindre de nous faire exécuter.
Helja se mit à rire aux éclats, se balançant sur sa chaise. Autour d'elle, Charlie et Bastet ne s'expliquaient pas trop la situation. L'indignation se lisait sur le visage de la reine Missélia et les gardes, le regard fixe et les mains prêtes à dégainer, attendaient ses instructions.
— Vous ne comprenez pas, lui assura alors Helja. Le roi a un fils et s'il disparaît, c'est lui qui deviendra le prochain roi. Et les êtres magiques ne pourront pas plus quitter la ville qu'avant. Ils seront toujours chassés et tués. Gargoth n'est qu'un pion. Si nous voulons pouvoir vivre en toute liberté à la surface, nous devons éradiquer l'espèce humaine.
À ces mots, Charlie remua beaucoup trop sur sa chaise et la reine la regarda avec insistance.
— Mais c'est impossible, continua Helja qui tenta de reporter l'attention sur elle. Nous ne pouvons pas, ils sont beaucoup trop nombreux maintenant.
— J'ai bien peur que vous ayez pris des conclusions beaucoup trop hâtives mademoiselle Helja. Croyez-vous que j'ignore tout ce que vous avez dit ? J'ai un plan qui fonctionnera. Je vous demande simplement de tuer le roi, le reste, je m'en occupe.
— Et pourquoi c'est à moi de me farcir le sale boulot ? La ville souterraine regorge de sorcières et de créatures assoiffées de sang. Envoyez-les ! Pas moi !
— Parce qu'en cas d'échec, nous n'aurons pas de lourdes pertes à déplorer. Votre vie m'importe peu Helja.
— Très bien. Et si je refuse de vous obéir ? objecta-t-elle.
— Je ne pense pas que vous soyez en position de négocier, répondit la reine d'un ton supérieur, ses mains posées à plat sur le bureau. Soit vous acceptez ma mission, soit nous serons obligés de nous débarrasser de vous, ce qui serait fort...
Elle la dévisagea de haut en bas.
— Regrettable, termina-t-elle un sourcils levé.
Pour la troisième fois, Helja regarda l'étrange sablier puis elle tourna la tête vers la souveraine.
— Bien, si je n'ai pas le choix alors.
— Parfait ! Des espions suivent Gargoth à la trace depuis deux jours et nous savons donc avec certitude qu'il approche de Burdig, mais nous ignorons pourquoi. Nous vous affréterons à vous et vos, compagnons, expliqua-t-elle en jugeant Charlie et Bastet, un moyen de transport qui vous permettra d'arriver rapidement à lui sans risquer de compromettre la ville. Veuillez nous rejoindre à l'entrée du château dès demain à neuf heures. En attendant, prenez ceci, Missélia tendit un morceau de parchemin entièrement noir. C'est un sceau royal. Avec, vous pourrez acheter tout ce dont vous aurez besoin pour votre mission. Maintenant, la reine souterraine se leva, je vous dis à demain.
Les gardes accompagnèrent Helja, Charlie et Bastet vers la sortie. Lorsque la sorcière se retourna, elle vit la femme retirer sa robe, déployant une paire d'ailes resplendissantes, translucides et étincelantes à la lueur des flammes émeraudes. Quand la porte se ferma, l'eau du bain se mit à couler plus fort encore.
Helja marcha à travers les nombreux couloirs recouverts de carrelage obscur. Finalement, elle trouvait que tout s'était plutôt bien passé puisqu'elle pourrait acquérir gratuitement tout ce dont elle rêvait, aurait à sa disposition un moyen d'arriver rapidement au roi, et tout cela en échange d'un meurtre qu'elle comptait déjà commettre. Sa vengeance n'en serait que plus facile.
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