Chapitre 6 (partie 2/2) - Mort
À l'intérieur, Helja regarda Edmond montrer à sa fille tout ce que, en plus du bois ramassé, il avait réussi à dénicher à la décharge. Plusieurs couvertures miteuses, de vieux livres auxquels il manquait sûrement des pages, mais aussi des légumes moisis par endroit. Tout un tas de choses que les habitants de la ville jetaient sans se rendre compte qu'elles pourraient faire le bonheur d'autrui, des oubliés qui subsistaient toujours autour d'eux et pour qui ils n'avaient aucun égard.
Pour la première fois depuis longtemps, Helja ressentit un pincement au cœur en voyant Charlie ravie de trouver une poupée aux yeux en boutons et aux bras arrachés. Leurs vies étaient une vicissitude incessante de travail et de repos, d'euphories et de désillusions, de misère et de pauvres richesses et pourtant, ils continuaient de sourire. Ils continuaient non pas de vivre, mais de survivre parce qu'ils n'avaient d'autres choix.
Alors que Charlie embrassait son père, la sorcière décida de quitter la pièce. Toutes ces émotions qu'elle avait tant de mal à éloigner d'elle remontaient à la surface et c'était dangereux. Maintenant qu'elle se sentait mieux, elle pouvait rentrer chez elle et récupérer un poignard qu'elle planterait avec joie dans le cou du roi.
Le soir, elle alluma un feu dans l'âtre à la manière des humains pendant que ses hôtes préparaient le repas. Dès qu'elle aurait terminé de manger, elle partirait.
Autour de la table, Charlie et Edmond se prirent la main pour accomplir la prière avant le dîner.
— Voulez-vous vous joindre à nous ? tenta une nouvelle fois l'homme.
— Non ! grogna Helja qui attaquait déjà son pain et sa soupe.
— Lybova, merci pour ce repas que nous avons réussi à confectionner, et merci aussi d'avoir mis Helja sur notre route. Merci de l'avoir...
Mais quelqu'un tambourina à la porte. Tous les trois tournèrent la tête quand une voix grave résonna au-dehors :
— Ouvrez sur ordre du roi Gargoth.
Edmond se leva, mais Helja lui attrapa le poignet quand on frappa à nouveau.
— Ouvrez-nous monsieur Edmond, où nous serons obligés d'utiliser la force pour entrer.
Charlie était complètement terrifiée. L'homme baissa le regard vers la sorcière qui pointa la porte du doigt et articula sans produire le moindre son :
— Eux... Tuer... Moi !
— Dernier avertissement monsieur Edmond. J'ai en ma possession un amendement officiel de la cour pour fouiller votre maison.
Personne ne bougea à l'intérieur. Le cœur d'Helja battait tellement fort qu'elle avait l'impression qu'il allait sortir de sa cage thoracique.
On n'entendait plus que les nombreux murmures provenant de dehors et le bruit du feu qui brûlait dans l'âtre. Edmond était resté debout, la panique marquant gravement son visage. Ses yeux embrumés oscillaient entre la porte et la sorcière pour enfin s'attarder sur sa fille
— Très bien, il semblerait que vous ne me laissiez guère d'autre alternative ! cria l'homme derrière la porte. Vous, venez !
Helja se leva. Elle ne pouvait pas fuir, l'habitation était sûrement encerclée. Elle ne pouvait pas non plus se cacher indéfiniment. Elle réfléchissait rapidement, écumait toutes les possibilités quand un violent coup dans la porte fit trembler toute la bâtisse.
La jeune femme ne se sentait pas encore assez forte pour se battre. Se lancer dans un combat sans savoir combien d'adversaires elle devrait affronter était de la pure folie. Son esprit s'embrasa soudainement alors qu'une idée risqué germa dans son esprit.
Elle entra dans la cuisine au deuxième choc sur la porte qui ne tarderait pas à céder. Elle fouilla hâtivement dans les étagères quand Charlie arriva.
— Tu as besoin de quoi ? chuchota la fillette.
— Un poignard ou autre chose. Il me faut juste un objet tranchant, répondit-elle dans un murmure.
C'est alors que la porte s'ouvrit et on entendit Edmond parler :
— Désolé messieurs, je m'étais profondément assoupi. Ce sont vos coups qui m'ont réveillé. Que me vaut l'honneur de votre visite ?
Charlie trouva un couteau émoussé qu'elle tendit à Helja. Pendant ce temps-là, les gardes entraient dans la maison.
— Nous avons ordre de sa majesté d'examiner votre demeure, déclara un homme dans la pièce voisine avec un bruit de parchemin que l'on déroule.
— Pour quel motif ? demanda Edmond.
— Il porte à croire que vous hébergez la sorcière Helja recherchée pour tentative d'assassinat sur notre souverain. Maintenant, reculez !
Charlie regardait avec effroi Helja qui, le couteau dans une main, essayait en vain de s'entailler la paume de l'autre.
La symphonie des armures métalliques de la garde royale résonnait avec une harmonie discordante, sonnant comme une mélodie sinistre. Dans l'atmosphère oppressante du salon, le cliquetis des pas approchait inexorablement de la cuisine. La plaie infligée par le vieux couteau semblait peu profonde, mais suffisante pour laisser perler quelques gouttes de sang.
Tout se déroula en l'espace de quelques battements de cœur.
Charlie saisit la jeune femme avec une précaution fébrile.
Helja articula doucement :
— Skrakla !
Lui fit signe de ne faire aucun bruit.
Un des hommes pénétra dans la pièce.
Scruta les lieux d'un regard perçant.
Puis :
— Rien à signaler ici général ! déclara-t-il d'une voix ferme
Cependant, dans le silence qui avait succédé au tumulte, la tension persistait, suspendue comme une épée au-dessus de leurs têtes. L'homme ressortit de la pièce alors que Charlie levait la tête vers la sorcière, l'air interrogateur. De nouvelles voix dans le salon résonnèrent :
— Vous êtes seul, monsieur Edmond ? demanda celui qui avait frappé à la porte et semblait être le chef de l'expédition.
— Non je suis avec ma fille qui... Edmond arrêta de parler lorsqu'il scruta la cuisine et ne vit personne. Pardon, comme je vous l'ai dit je dormais, elle doit sûrement se trouver dehors, mais elle ne devrait plus tarder.
Son regard inquiet parcourait le lieu rapidement à la recherche d'un indice. Helja qui sentait que Charlie allait la lâcher pour rejoindre son père l'attrapa plus fermement et lui plaqua sa main saignante sur la bouche pour l'empêcher de faire le moindre bruit.
— Si vous êtes seul, questionna un homme qui entrait dans la pièce également, pourquoi y a-t-il trois assiettes sur la table ?
Il le considéra de ses petits yeux de fouine.
— Monsieur, nous avons découvert ses affaires dans la chambre, cria quelqu'un au loin.
Le visage d'Edmond était devenu livide.
— Où est-elle ? demanda le chef.
— Je... je ne vois pas de qui vous parlez, mentit Edmond, la gorge nouée.
Le garde qui avait un cou proéminent, tel un crapaud, s'approcha de lui, le torse bombé. Son épée se cognait contre ses jambes à chacun de ses pas. Il se mit alors à sourire et dévoila ses dents jaunes.
— Oh si, vous voyez très bien de qui je parle. Vous savez que c'est un crime puni de la peine de mort de faire obstruction à une enquête royale ? Cette femme est une meurtrière qui a voulu compléter son tableau de chasse avec la tête de notre souverain. Elle doit être rapidement arrêtée et exécutée.
— J'ignore où elle est, murmura-t-il.
— Bien, vous ne me laissez donc plus le choix.
Le garde sortit son arme de son fourreau.
— Écoutez monsieur, je vous en prie, j'ai une fille, nous...
Mais l'épée traversait désormais le corps d'Edmond. Lorsque l'homme retira la lame d'un coup sec, une giclée de sang éclaboussa mur, sol et plafond.
— Terminez de fouiller la maison et brûlez-moi tout ça ! ordonna-t-il. Si la sorcière n'est pas ici elle ne doit pas être loin et nous finirons par la rattraper.
— Et que fait-on de l'enfant si on la trouve ? demanda l'un des gardes.
— Tuez-la.
Et il retourna dans le salon où on entendait déjà tout le vacarme qu'ils engendraient en inspectant meubles et armoires.
Charlie se débattait comme une fauve. Elle voulait se précipiter vers son père assis dos contre une étagère, se vidant de son sang dans d'horribles gémissements. Helja avait du mal à la retenir, mais elle n'avait pas le choix. Si elle rompait le lien d'invisibilité maintenant, si elle produisait le moindre bruit, elles étaient perdues toutes les deux.
Le son du feu dans la cheminée s'intensifia d'un coup, comme si une bombe venait d'exploser en plein milieu de la maison. La porte d'entrée claqua et on entendit des chevaux partir. Helja relâcha enfin Charlie qui courut vers Edmond.
— Papa ! S'il te plaît, non ! Papa, ne meurt pas ! le tumulte crescendo des flammes recouvrirent rapidement ses sanglots et une épaisse fumée stagnait déjà au-dessus de leur tête.
Arrivant dans la pièce principale de l'habitation, Helja vit l'énorme incendie devant elle. Il bloquait la seule issue, les fenêtres et il était impossible de sortir par la cuisine. Elle aperçut au loin ses affaires brûler. Le bracelet de Dolos était encore intact mais le collier qui lui permettait de rentrer chez elle fondait sous la forte chaleur.
Plus aucune échappatoire atour d'Helja qui commença à tousser, l'atmosphère étant devenue irrespirable. Deux silhouettes obscures se dessinèrent dans l'horizon, se mélangeant aux flammes. Même si elle ne pouvait distinguer leur figure, elle savait que c'était ses parents.
— Je suis désolée ! hurla-t-elle. Je n'ai pas voulu vous faire de mal ! Je ne me contrôlais pas !
Quelqu'un crachota derrière elle et les fantômes disparurent en fumée. Revenue à la réalité, Helja retourna dans la cuisine, le nez plongé dans son coude. Elle retrouva Charlie, le visage ruisselant de larmes et de suie, penchée sur son père.
— Viens, nous devons sortir kof... kof... d'ici ! lui ordonna Helja.
— Non, je ne peux pas l'abandonner.
— Si, tu dois kof... kof... partir, lui répondit Edmond.
— NON ! s'époumona Charlie.
— Helja, s'il vous plaît, demanda-t-il dans un ultime soupir.
La sorcière acquiesça puis attrapa la jeune fille. Elle se débattait avec une sacrée force, lui donnant de nombreux coups, mais elle arriva tout de même à la mener dans le salon sous le regard de son père. Ce dernier se mit à sourire une fois de plus, s'efforçant de ne jamais oublier le doux visage de son enfant.
L'incendie était devenu beaucoup trop gros pour qu'Helja essaie de contrôler les flammes. La fumée lui piquait les yeux et l'empêchait de voir correctement. Elle ne distinguait même plus la porte pour sortir. Charlie, qui insistait pour retourner dans la cuisine, ne l'aidait pas à se concentrer.
Un des piliers s'effondra, emportant avec lui une partie du toit et ravageant la moitié de la pièce. Une pluie de cendres et de débris se mélangea au nuage toxique qui brûlait Helja de l'intérieur. Les pieds de la table en bois craquèrent. Tous le contenu du dîner se renversa et c'est là que la sorcière décida d'agir. Tenant toujours aussi fermement Charlie, elle tendit une main vers la carafe d'eau tout en prononçant :
— SOU !
Le breuvage s'envola et dessina un arc de cercle dans l'air avant de former une petite bulle. Elle suivait la direction que pointait Helja qui la mena vers la seule fenêtre visible.
— SIBUKH ! ajouta-t-elle, puisant dans ses dernières ressources d'énergie.
Le liquide se mit à gonfler considérablement, jusqu'à ce qu'Helja ne puisse plus continuer. Elle n'en avait plus la force.
Elle relâcha son bras et ce qui tenait lieu désormais d'une bulle d'eau de la taille d'un projectile à catapulte tomba sur le brasier. Alors, il ne fallut pas plus de quelques secondes pour que la sorcière se jette vers la vitre qu'elle brisa d'un coup d'épaule. Elle fit traverser Charlie puis sauta à son tour quand un retour de flamme projeta vers l'extérieur un véritable monstre de feu, la gueule grande ouverte.
Dehors, elles s'écroulèrent toutes les deux dans l'herbe, respirant à nouveau l'air frais de la nuit. Une nuit horrible qui avait emporté avec elle un brave homme, laissant sa fille orpheline. Une tragédie qui leur donnait un point commun dorénavant.
Une nuit qui avait aussi tout changé pour Helja. Maintenant, elle ne voulait plus simplement tuer le roi, mais rétablir la vérité sur ce qui s'était réellement produit dans la tour.
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