Chapitre 6 (partie 1/2) - Mort


63e jour de la période du croissant de lune — 1338

Mert [mɛːʁt] = Mort 

Le goût métallique du sang dans le fond de la gorge. 

Une impression de tomber sans jamais s'arrêter. 

Un impact violent. 

Le noir.

Le froid envahissant Helja glissa le long de son corps, pareil à une couverture. Les yeux à demi-clos, elle n'avait pas la force de les ouvrir. Une agréable chaleur environnante la réconfortait.

Des pas résonnaient tout autour d'elle et des voix s'élevaient de temps en temps, mais la sorcière ne comprenait pas un mot. Trop affaiblie, elle se rendormit.

De hautes flammes ravageaient tout sur leur passage. La maison partait en fumée et des gens prisonniers à l'intérieur hurlaient de douleur. Une inconnue attrapait la main d'une petite fille aux cheveux roux foncé pour l'éloigner de la souffrance. Elle tapota trois fois sur son crâne, marmonnant quelques paroles indistinctes avant que tout ne soit embrouillé. Une épaisse vapeur blanche sortie de nulle part engloutit la demeure et les souvenirs.

Helja se réveilla en sursaut, le corps en sueur et une sensation désagréable au niveau du cou. Lorsqu'elle y glissa ses doigts, elle sentit un bandage collé sur sa trachée. La sorcière tourna la tête et découvrit qu'elle était étendue dans un lit, au beau milieu d'un salon. Un violon habillait le dessus d'une cheminée dont les flammes puissantes éclairaient la pièce. Par la fenêtre, la jeune femme aperçut la toile obscure de la nuit, la pleine lune pareil à une tache délicate de peinture.

Tout un tas de bibelots garnissait les diverses étagères en bois, tandis que plusieurs fleurs de vie – sept cercles dont le centre se trouvait sur la circonférence de six autres cercles de même taille – pendaient aux parois, symbolisant le sanctuaire et la déesse des humains, Lybova. Derrière elle, une table était mise pour deux couverts, cependant, la salle déserte lui était complètement étrangère.

Ses affaires étaient soigneusement empilées sur le sol, juste à côté des pieds du lit. Son manteau, ses bottes, son collier et le bracelet de Dolos, mais aucune trace de son sac.

C'est alors qu'une fillette sortit par l'arche qui menait à une pièce adjacente, un saladier dans les mains. Lorsque ses grands yeux sombres se posèrent sur Helja, elle se figea sur place.

— Papa, elle est réveillée ! cria cette dernière avant de mettre le bol sur la table.

Elle devait avoir une dizaine de cycles, mais affichait déjà un visage bien marqué. La jeune fille à la peau noire arborait des cheveux crépue mi-longs, un tout petit nez en trompette et des lèvres charnues. Elle portait une robe déchirée et sale qui laissait entrevoir deux mollets bien musclés.

Un homme arriva à son tour de ce qui semblait être la cuisine. Il ressemblait énormément à son enfant : les mêmes yeux tombants, la même coupe et le même air fatigué. Une mince barbe grisonnante couvrait cependant sa mâchoire carrée.

— Va me chercher de l'eau s'il te plaît, demanda-t-il.

Mais la gamine restait plantée sur place, le regard rivé sur la sorcière.

— Charlie, s'il te plaît ! insista ce dernier.

Helja en profita pour se lever. Elle devait rentrer chez elle, tout de suite. Pourtant, l'inconnu courut pour la faire se rasseoir.

— Ne bougez pas, lui conseilla-t-il.

— Qu... est... ce..., commença-t-elle, mais chaque mot lui pesait, comme si on l'égorgeait une nouvelle fois.

— Ne parlez pas non plus, préconisa l'homme désormais posé au bord du lit à ses côtés.

C'est à ce moment que la dénommée Charlie revint, un verre à la main. Elle le donna à Helja qui le prit d'un mouvement sec. Elle était assoiffée, mais lorsqu'elle essaya de boire, elle recracha tout sur le parquet. Impossible pour elle d'avaler quoi que ce soit.

— Je vais chercher de quoi nettoyer, s'empressa la jeune fille avant de disparaître dans la cuisine.

— Nous vous avons trouvé comme ceci dans la décharge aux abords du château. Vous rappelez-vous de ce qui s'est passé ? Contentez-vous de hocher la tête, précisa-t-il.

Helja acquiesça. Elle se souvenait parfaitement de la trahison du roi, mais aussi de ce sentiment d'impuissance à l'instant où on l'avait privée de sa magie. Cette douleur qu'elle avait ressentie au moment où le couteau lui avait léché la gorge et quand toute force l'avait quittée pour finalement, chuter par la fenêtre. Tout ça pour son sang, pour ce cylindre. Pour une arme.

Jamais elle n'aurait dû se faire avoir. Si seulement elle avait gardé ses poignards, elle aurait pu se défendre. C'était une erreur qu'elle n'était pas prête de réitérer. Déterminée, elle se leva une nouvelle fois. Elle devait se venger, faire payer Gargoth pour ce qu'il avait commis. Mais à peine avait-elle effectué deux pas qu'elle s'écroula à plat ventre. L'homme accourut pour l'aider à se relever, mais elle refusa. Elle devait réussir seule. Elle devait tuer le roi, le torturer pour qu'il souffre encore plus qu'elle n'avait souffert.

Pourtant, malgré ses coups violents, il parvint à la rasseoir sur le lit tandis que sa fille entrait dans la pièce, une serpillière à la main.

— Vous... ne... sa... savez... p... p... pas... qui... je... suis, chaque mot lui tirait une douleur si atroce qu'elle jura de brûler ce château, cette ville et tous les habitants qui s'y trouvaient.

— Si, nous savons, répondit l'homme. Vous êtes Helja la sorcière et si vous voulez mon avis, il vous est arrivé quelque chose de plutôt moche.

Encore une fois, Helja acquiesça.

— Vous n'avez qu'à rester ici, le temps que votre blessure guérisse. Vous avez eu une chance incroyable d'avoir survécu. Lybova devait être à vos côtés.

En réalité, la chance n'y était pour rien et encore moins leur déesse. Il y a des cycles, Helja avait tissé l'un des enchantements les plus complexes de ce monde. Ce sort lui offrait la garantie de revenir à la vie si quiconque tentait de lui ôter. Cependant, à présent qu'elle avait usé de cette bouée de sauvetage, de ce joker, elle ne pouvait plus tolérer la moindre erreur. Pour ce privilège, elle avait dû sacrifier sa possibilité d'enfanter, rendant tout recommencement irréalisable. 

Des images macabres s'enchaînèrent dans son esprit, réveillant des souvenirs de sang abondant et de souffrance indicible. La douleur physique prédominait sur la douleur morale car Helja n'avait jamais eu le désir de donner naissance. Elle chassa ce sombre moment de son passé et cette odeur de fer qui lui titillait le nez afin de concentrer son attention sur l'homme qui ne la lâchait pas du regard.

De plus près, il paraissait encore plus épuisé, mais en même temps, une lueur particulière illuminait son regard. Quelque chose qu'Helja n'observait presque jamais chez l'être humain, mais qui semblait naturel et évident avec lui. C'était quelqu'un de bien.

— Je me trouvais avec ma fille dans la décharge pour y dénicher de quoi manger, expliqua-t-il. C'est à ce moment que nous avons vu un corps basculer par l'une des tours du château. Un garde, tombé raide mort. Puis il y a eu vous. Mais vous avez survécu.

Il marqua une pause, se tournant vers son enfant à la fois effrayée, mais aussi intriguée par la sorcière. Enfin, il continua :

— Je ne sais pas ce qu'il s'est passé et je préfère ne pas le savoir. Les affaires du roi restent ses affaires, mais je ne pouvais pas vous abandonner là à vous vider de votre sang. J'ai conscience que la plupart des autres humains pensent que les sorcières ne sont que des monstres des enfers, mais pour ma part, j'aime à croire que Lybova a créé chaque chose pour une bonne raison. Nous ne devons pas nous rejeter les uns les autres. Aide ton prochain, c'est bien cela que nous prônons n'est-ce pas ?

Encore une fois, il s'arrêta, souriant. Cette explication, pourtant erronée sur le commencement du monde, toucha Helja qui détourna le regard. Cela faisait bien longtemps qu'un humain lui avait dit quelque chose de si gentil.

— Enfin, je vais vous laisser tranquille, termina-t-il. Maintenant, essayez de vous reposer un peu et sachez que vous pouvez rester avec nous jusqu'à ce que vous ayez retrouvé toutes vos forces.

L'homme se releva pour permettre à Helja de s'allonger puis ajouta :

— Au fait, moi c'est Edmond. Et la petite puce que vous voyez là, c'est Charlie.

Il alla ensuite se mettre à table avec sa fille qui souriait timidement puis servit deux assiettes d'une soupe très claire où flottait quelques légumes à l'apparence douteuse.

La sorcière hésita un instant. La douleur au niveau de son cou la faisait terriblement souffrir et il était vrai qu'elle avait bien besoin de repos. Mais si elle voulait pouvoir partir au plus vite d'ici, elle devait se nourrir.

Elle alla s'asseoir avec eux et désigna d'un coup de tête le saladier avant que Charlie ne se lève pour amener un nouveau couvert. Enfin réunis tous les trois, l'homme lui tendit la main et saisit celle de son enfant de l'autre. Mais la jeune femme n'en fit rien. Elle attaqua son repas tandis qu'il commençait à réciter le bénédicité.

Chaque gorgée était horrible et lui arrachait une grimace. Le goût ne l'aidait pas vraiment non plus et déglutir paraissait insurmontable, mais elle n'avait pas le choix. Si elle voulait assouvir sa vengeance, elle devait prendre sur elle et alors, dès qu'elle serait remise sur pieds, elle irait tuer le roi de ses propres mains.

Le reste de la nuit fut mouvementé. Helja se réveilla en sursaut plusieurs fois, revivant inlassablement le moment où Gargoth l'avait égorgé pour lui voler son sang. Le matin, elle ouvrit les yeux et vit Edmond quitter la maison afin d'aller couper du bois, laissant Charlie prendre soin de leur nouvelle invitée.

La sorcière passa la plus grande partie de sa matinée à dormir sous le regard apeuré de la jeune fille. Elle arriva à manger et boire plus facilement le midi et sentait déjà ses forces revenir. Son corps guérissait rapidement et c'était une bonne chose.

L'après-midi, elle voulut examiner le bracelet qui lui avait réprimé sa magie, mais dès lors qu'elle posa un doigt dessus, ce fut comme si on la brûlait par le froid.

— Qu'est ce que c'est ? demanda timidement Charlie, la tête derrière un livre.

Helja n'en avait aucune idée. Ce simple bracelet dénué de pierre précieuse ou autre ornement, entièrement constitué d'or, n'avait rien de particulier. Même si l'or était la seule matière insensible à la magie, jamais il n'avait eu autant de puissance sur une sorcière. Lui brider ses sortilèges et la blesser dès qu'elle le touchait. Comment était-ce possible ?

Cet objet représentait un véritable non-sens. Son fonctionnement était illogique. Impossible même.

— Ne... sais... pas, répondit alors Helja dans un râle qui la faisait maintenant beaucoup moins souffrir. Prive... moi... magie.

Sa voix restait déformée et plus grave qu'en temps normal. Charlie s'approcha pour attraper le bijou toujours sur le sol et ne subit pas le moindre désagrément.

— Tu veux dire qu'il t'enlève tous tes pouvoirs ? interrogea-t-elle.

— Oui.

Elle prit le bracelet des mains de la fillette et l'examina en tous sens, grimaçant de douleur.

— Arrête, tu te fais mal ! cria Charlie.

— Dois... savoir.

Mais après plusieurs minutes de supplice, elle ne distingua rien. Elle l'envoya voler à travers la pièce et regarda les marques qu'il avait causées sur sa paume. Des cercles de peau brûlée au fer chaud.

Pour se changer les idées, elle sortit de la maison. Elle était située en plein milieu de la forêt et d'ici, elle pouvait voir le château. Helja ressentit une horrible envie de foncer tuer le roi sur-le-champ. Tout son corps semblait en ébullition, mais elle devait se résoudre à attendre. Si Médée lui avait bien appris une chose, c'était qu'il fallait reconnaître quand un combat était perdu d'avance et tant qu'elle n'aurait pas réussi à retrouver toutes ses forces, elle ne pourrait pas aller se venger de Gargoth.

Un couteau fendit l'air et s'abattit sur Helja. Elle s'abaissa à temps, évitant l'attaque et d'un coup joliment envoyé, elle planta sa lame dans le genou du démon. La sorcière tourna d'un coup sec le poignard, arrachant un horrible hurlement à l'homme qui s'écroula.

Au même moment, une femme aux yeux rouges lui sauta dessus par-derrière et referma ses deux bras autour de sa gorge. Helja pivota, mais le deuxième démon ne la lâcha pas. Elle donna alors un coup de tête en arrière, lui cassant le nez et la faisant tomber. Libérée, Helja lui asséna un bon coup de pied dans le ventre qui la propulsa à travers la forêt. Au loin, une vingtaine d'autres arrivaient en courant, leur sourire de dément tourné vers elle et leur arme tranchantes brandies.

La jeune sorcière s'élança, hurlante et prête à tous les tuer quand le sol se fendit sous ses pieds. Elle chuta profondément dans les ténèbres et ouvrit les yeux dans sa maison. Elle se releva brusquement et se retourna vers Médée. La tutrice n'avait pas bougé, toujours agenouillée et ses mains écartées là où se trouvait la tête d'Helja il y a encore quelques secondes.

— Pourquoi as-tu arrêté l'entraînement ? gronda la sorcière.

— Parce que tu allais perdre pauvre idiote, lança-t-elle d'un ton sec tout en se levant.

— Perdre ? J'étais justement en train de gagner.

Helja la suivit, passa à travers le rideau de perle et la regarda se servir une tasse de thé.

— Non, tu n'allais pas l'emporter cette fois. Je t'avais envoyé très exactement vingt-six démons et tu penses qu'à toi seule tu aurais réussi à les battre ?

— Malheureusement, on ne le saura jamais puisque tu ne m'as pas laissé une chance, s'injuria Helja terriblement remontée.

— Écoute Helja, je ne t'enseigne pas à devenir n'importe quelle sorcière, mais la meilleure que ce pays ait connue. Et une autre qualité de la meilleure sorcière est de reconnaître quand un combat est perdu d'avance. Se surestimer creuse ta tombe un peu plus à chaque fois. Si tu persistes à te croire invincible, tu risques de rapidement découvrir le contraire.

Médée défia son élève du regard, mais Helja ne se détourna pas.

— Très bien, répondit la jeune apprentie. Pourquoi m'as-tu envoyé autant de démons si je ne pouvais pas les battre ?

— Justement pour voir comment tu allais te comporter et je dois t'avouer que je suis déçue de ta réaction. Courir vers la mort comme la petite idiote que tu es.

Helja souffla longuement, une horrible colère bouillant en elle.

— D'accord, alors dis-moi, clama Helja en haussant le ton, quelle était donc la meilleure façon de gagner ?

— Ça, c'est à toi de trouver. Va dormir maintenant et j'espère mieux de ta part demain.

— Vous allez bien ? s'enquit un homme.

Helja ouvrit les yeux sur le temps présent et fit face à Edmond qui revenait les bras chargés de provisions.

— Oui, répliqua-t-elle, la voix cassée.

— Je suis désolé, vous aviez l'air en grande réflexion. Est-ce trop indiscret de vous demander à quoi vous étiez en train de songer ?

Sans même le regarder, Helja lâcha :

— Oui...

— Bien, je ne vais pas insister.

Il reprit sa route et s'apprêta à rentrer chez lui quand elle l'interpella :

— Merci.

Il ne répondit pas, sachant parfaitement que ce simple mot signifiait beaucoup de la part de la sorcière que tout le pays craignait. Il se contenta donc de sourire et de hocher paisiblement la tête, fixant la jeune femme droit dans les yeux. Un court instant qui semblait durer des heures, rempli d'une émotion nouvelle qui réchauffa Helja. Enfin, Edmond lui conseillait d'une voix douce et pleine de sagesse :

— Venez, vous allez avoir froid dehors sans manteau. La période de la lune arrive et elle risque d'être rude ce cycle.

La sorcière attendit quelques minutes, examinant les courbes du château qui se détachaient de la forêt de pins, son esprit se perdant encore une fois dans ses souvenirs limpides. Médée était morte quelques jours seulement après l'entraînement contre les démons et depuis, Helja devait se débrouiller seule. Repenser à leur dernière conversation où plutôt, à leur dernière dispute, la fit se sentir mal. Le vide en elle semblait s'agrandir davantage si bien que rester là à ne rien faire n'arrangerait rien à la situation. Elle décida donc de retourner à la maison pour se préparer à rentrer chez elle.

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