Chapitre 3 (partie 1/2) - Roi / Reine
58e jour de la période du croissant de lune — 1338
Korol [kɔʁɔl] = Roi / Koroli [kɔʁɔli] = Reine
Avant que le soleil ne se lève, Helja quitta la maison. L'air glacial l'obligea à se couvrir les cheveux et le visage d'un épais foulard. Tous ses poignards bien attachés, elle enfila un long manteau qui lui tombait jusqu'aux chevilles, son sac minutieusement préparé la veille dans sa main.
— Quand penses-tu rentrer ? demanda Bastet sur le seuil de la porte.
— Je ne sais pas. Mais tu peux survivre quelques jours sans moi j'espère.
— Je crois pouvoir y arriver oui.
— Bien, peut-être que je penserai à te contacter pour te tenir informé.
La sorcière grimpa sur son cheval.
— Mais tu ne vas pas y penser, comme d'habitude, répliqua le chat, ses moustaches frémissant d'agacement.
— Tu me connais si bien, sourit la sorcière avant de donner un coup de talon dans le flanc de l'étalon.
— Fais quand même attention à toi.
Mais elle ne l'avait pas entendu. Elle venait de franchir le voile d'invisibilité, laissant fondre la maison dans les ombres de la forêt.
Sur le chemin, les yeux à demi fermés pour se protéger du vent, Helja se perdit dans ses pensées. Elle se demandait ce qu'un roi pouvait attendre d'une sorcière, lui qui possédait déjà une armada de gardes à son service. Aussi, la perspective d'une nouvelle mission totalement inconnue avait de quoi l'exciter.
Un coup de bâton sur les doigts la fit grimacer. En relevant la tête, les nuages gris et froids avaient laissé place à un ciel bleu resplendissant où le soleil étincelait.
Médée laissa tomber la canne de bois alors que la jeune fille se baissait pour ramasser son poignard planté dans l'herbe.
— Voilà, un simple coup et tu es désarmée, maugréa-t-elle. Je veux que tu tiennes le manche avec plus de fermeté.
La jeune Helja acquiesça, les yeux brillants de détermination. Elle n'avait que sept cycles, mais sa tutrice avait estimé bon de lui enseigner l'art du combat. Son tout premier entraînement pour devenir une sorcière aguerrie.
La fillette, les cheveux attachés et son poignard toujours maladroitement tenu dans sa main gauche, faisait face à la grande Médée. Sa tignasse charbonneuse en bataille encadrait son visage rond. Elle jugeait son apprentie, maniant désormais une dague de ses long doigts souples.
— Bien, commença-t-elle, une sorcière se bat avec toutes les armes qu'elle a en sa possession. Des couteaux, comme celui-là, des potions, de la magie, tout ce qui peut déstabiliser et dans le meilleur des cas, tuer l'ennemi. Mais, la plus puissante des sorcières, elle, se bat avec une arme que toutes n'ont pas. Son intelligence et sa logique.
Tout en expliquant les rudiments de la nouvelle vocation de la jeune fille, Médée tournait autour d'elle, la regardant des pieds à la tête. Elle appuya sur son dos pour la redresser davantage.
— L'intelligence et la logique ne sont pas innées chez toutes les sorcières. C'est quelque chose en perpétuel apprentissage. On se bat, on observe, on gagne et on apprend. Reconnaître immédiatement les points faibles de son adversaire est la seule façon de l'emporter.
Sans s'y attendre, Helja reçut un coup dans les reins qui la fit tomber à plat ventre.
— Tu ne te tiens pas suffisamment droite et cela donne tout de suite un avantage à ton ennemi, grogna Médée, irritée. De plus, tu n'es pas assez vigilante. Mais nous allons rectifier tout cela. Relève-toi maintenant !
Helja se remit debout, tremblante, le souffle coupé.
— La magie ne pourra pas te sauver en permanence alors nous allons commencer par ce qui ne nous trompe jamais, les armes blanches. Attaque-moi !
La jeune sorcière sentit l'hésitation l'envahir. Une seconde de trop, et Médée se jeta à nouveau sur elle, la plaquant au sol.
Médée lui tendit la main, et au moment où elle allait la saisir, sa formatrice la prit par surprise, lui assenant un coup de poignard au visage. Du sang ruisselait sur sa bouche et des larmes coulaient le long de ses joues.
— Ne jamais faire confiance. Sache que le monde entier est prêt à te trahir, prêt à te tuer. Ne compte que sur toi. Penses-y dès que tu verras cette cicatrice dans le miroir. Maintenant, pour la dernière fois, relève-toi et attaque-moi !
Helja secoua la tête, chassant les souvenirs, et ouvrit les yeux sur le temps présent, mécontente d'elle. Se faire happer comme ça par sa mémoire alors qu'elle galopait dans la forêt, c'était le meilleur moyen pour se perdre, ou pire, tomber dans un ravin ou une rivière. Autant de dangers qu'elle ne pouvait appréhender, son regard bloqué dans le passé.
Elle s'arrêta, examina les environs, puis reprit sa route. Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de réfléchir à ce qu'elle venait de revivre. Sa tutrice avait été assassinée il y a maintenant cinq cycles, lors d'une mission dans le sud de Gallia. Une sorcière s'en était vantée, racontant à qui voulait l'entendre qu'elle avait abattu la grande et redoutable Médée, qu'elle avait usé de terribles sorts pour dissoudre sa peau et ses os. D'après ses dires, elle avait disparu dans les flammes de la magie et continuerait de brûler dans d'horribles souffrances pour l'éternité.
Helja se refusait à y croire. Sa tutrice ne pouvait pas partir, pas sans laisser de traces, pas si facilement. Pas elle qui lui avait tout enseigné. Pas elle qui l'avait élevée, formée et rendue aussi forte que possible. Pas elle qui était si intelligente. Quelque chose n'était pas clair dans toute cette histoire.
Mais Médée n'était jamais rentrée et elle ne l'avait jamais recontactée.
Helja n'avait jamais retrouvé son corps ou bien ses affaires, comme si elle s'était tout simplement volatilisée. Était-elle bien morte, avalée dans la gueule béante de la douleur ? Là encore, elle en doutait. Pas elle. Pas Médée.
Helja était partagée entre la colère, le chagrin et la confusion. Elle avait besoin de réponses, de comprendre ce qui était arrivé à sa tutrice et pourquoi elle avait disparu sans un mot.
La jeune femme avait bien tenté de la localiser grâce à la magie, d'interroger la meurtrière, mais cela n'avait abouti à rien. Elle s'était alors chargée de la venger avant d'entamer son deuil. Après des cycles de recherche infructueuse, elle devait se résoudre au fait qu'elle ne reviendrait jamais. L'incertitude sur son décès commença à s'estomper doucement, laissant place à l'acceptation. Ce qui apparaissait comme une simple éventualité devenait peu à peu la réalité. Médée était morte.
Pendant un temps, elle déplora la perte de la grande femme. Ses conseils, son savoir et ses instructions lui manquaient bien plus que sa présence qui était toujours glaciale. Mais Helja avait surtout ressenti de la rage et de la colère. Pourquoi Médée n'avait pas réussi à se défendre face à une sorcière qu'elle-même avait facilement tuée ? Pourquoi n'avait-elle pas pu résister ? Avait-elle décidé de l'abandonner ? Peut-être qu'après tous ces cycles, elle s'était rendu compte que jamais Helja ne serait à la hauteur de ses attentes. Que finalement, elle était devenue une telle déception qu'elle préférait mourir que de la voir avancer.
Puis, doucement, ses ressentiments diminuèrent, et cette fois, le chagrin l'envahit. Même si elle avait été rude avec elle, avare en compliments, Médée était la personne qui l'avait nourrie et protégée, la personne qui avait constamment été là pour elle. Elle était la femme avec qui elle avait grandi, qu'elle avait toujours connue. Elle était sa seule famille. Était...
Helja arriva aux abords de la ville d'Isla peu avant le coucher du soleil. Afin de respecter l'accord de discrétion, elle resta éloignée et n'entra pas dans la ville où elle pourrait être reconnue. C'est uniquement lorsque le ciel s'assombrit et que les étoiles commencèrent à s'allumer qu'Helja, le visage recouvert de son voile, s'avança vers le passage entre les palissades.
Pour pénétrer dans la capitale du pays, il fallait marcher plusieurs mètres sur une route écartée de la forêt, puis emprunter un grand pont qui permettait de franchir des douves plutôt calmes pour l'heure. Tout autour de la cité, des murs colossaux érigés dans une pierre blanche et granuleuse protégeaient les habitants. Des nombreuses meurtrières sortait une lumière orangée, éclairant les gardes en position d'attaque, prêts à agir à tout moment. On retrouvait aussi plusieurs canons.
Avant de traverser l'arche de gravier, chaque personne devait passer le point de contrôle. Helja patienta alors de longues minutes derrière la charrette d'un marchand de légumes et une famille dont les enfants n'arrêtaient pas de se plaindre. Lorsque vint son tour, elle se présenta au premier garde et n'eut qu'à dévoiler un morceau de son visage pour qu'il la laisse entrer. Il l'avait reconnue et savait qu'elle était attendue par le roi.
La cité s'étendait en un cercle parfait de plusieurs kilomètres. Le sol de pavés serpentait entre les bâtiments de bois ou de roche. Certaines demeures se dressaient avec une démesure incroyable, parfois même recouvertes d'une couche d'or étincelante. Des centaines de torches illuminaient les rues fleuries bordées de bancs – des bancs conçus de manière à empêcher les mendiants d'y trouver refuge la nuit – où se pavanaient paisiblement des habitants aux vêtements en soie, aux bijoux d'argent bien en évidence et aux coupes de cheveux extravagantes. Cette ville riche, abondante d'hommes et de femmes la plupart du temps ivres et les poches bien remplies, était un des lieux qu'Helja aimait le plus dans ce pays. Ici, il était facile pour elle de voler quelqu'un ou bien de se faire offrir quelque chose rien qu'en menaçant. Les bourgeois avaient peur et préféraient payer plutôt que de se battre. Et même l'omniprésence de l'armée du souverain ne pouvait pas l'en dissuader. Pourtant, aujourd'hui elle était venue pour tout autre chose.
Helja abandonna son cheval à une auberge puis avança vers le château déjà visible depuis qu'elle avait quitté la forêt. Il apparaissait comme cette ville, immense, imposant, titanesque. Construit sur un terrain surélevé, elle pouvait voir la porte d'entrée principale face à la grande avenue de la capitale.
La sorcière s'engagea sur un sentier étroit, où chaque pas soulevait des nuages de terre et de cailloux. Il démarrait derrière un sanctuaire orné de vitraux colorés, à l'écart des festivités habituelles et des regards de la noblesse. C'était le chemin des pauvres de la ville qui travaillaient sous les ordres de la royauté.
Et aussi celui des êtres magiques. Des parias.
Contournant les remparts du château, Helja observa ses différentes tours. Toutes à des hauteurs diverses, la plupart s'illuminaient dans la nuit. Mais elles étaient tellement nombreuses qu'elle n'aurait su les compter sans en avoir le tournis.
L'allée montait durement, ce qui obligea la jeune femme à forcer sur ses mollets. Après quinze minutes, elle se retrouva face à une porte en bois. Elle frappa. Rapidement, un petit carré au niveau de ses yeux s'ouvrit et elle distingua le visage d'un homme qui lui lança :
— Déclinez votre identité et la raison de votre venue !
— Je suis la sorcière Helja. Le roi a fait appel à moi.
Elle l'entendit déglutir à la prononciation de son prénom. Il referma aussitôt le cadran avant que plusieurs bruits de chaîne et verrous ne se succèdent.
Le passage donnait accès à la plus grande cuisine qu'Helja n'ait jamais vue. Une vingtaine de servants s'affairaient à préparer à manger alors qu'une douzaine de plats différents attendaient déjà sur une table. Le ventre de la jeune femme se mit à gargouiller. Le garde en armure royale – une cotte de mailles aux couleurs du souverain, le bleu et le jaune, avec un pantalon de fer et un casque sur la tête – l'escorta. Au passage, elle emporta une cuisse de poulet grillé qu'elle savoura joyeusement.
Helja traversa la cour totalement déserte. Avant d'entrer de nouveau dans le bâtiment, l'homme lui demanda de déposer toutes les armes qu'elle avait sur elle ainsi que son sac. La sorcière éclata d'un grand rire sonore, jeta l'os de poulet, puis reprit son sérieux. Une main sur l'épaule du garde, elle lui assura :
— Alors ça mon brave, ça ne va pas être possible.
— Désolé madame, répondit-il, mais je ne peux vous laisser en compagnie du roi en possession de votre arsenal.
— Et bien, monsieur, pourtant, c'est ce que vous allez faire. Je ne me séparerai pas de mes poignards. Compris ?
— Je ne peux...
— Compris ? insista-t-elle. Maintenant, allez le voir et dites-lui que s'il veut me parler, mes armes restent avec moi. Sinon je peux faire immédiatement demi-tour s'il préfère.
L'homme sembla hésiter, puis il reprit la route, disparaissant dans l'ombre.
En attendant, Helja contempla les bancs et arbustes qui décoraient la cour, éclairée par le clair de lune et les braseros rougeoyants. Seul les doux clapotis des poissons qui glissaient à travers les eaux de l'étang troublait ce calme princier.
La sorcière se demanda si elle avait bien fait de refuser. Elle aurait très bien pu se débarrasser de deux ou trois couteaux visibles et en garder d'autres cachés, au cas où. Elle ne pouvait pas passer à côté de ce contrat qui allait sûrement lui rapporter beaucoup de pièces d'or.
Pourtant, en acceptant, elle aurait révélé une faiblesse, un signe de soumission qu'elle ne pouvait envisager. Les hommes de ce pays percevaient les femmes comme de fragiles créatures dociles, mais Helja était bien loin de se conformer à cette image stéréotypée. Elle ne comprenait même pas pourquoi une telle distinction existait, contrairement au monde des êtres magiques où elles avaient toutes leurs places dans la société, sans préjugé aucun.
Le garde revint peu de temps après, la mine sombre, et lui enjoignit de le suivre. À priori, le roi avait consenti à sa requête. C'était un bon début.
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