Chapitre 20 - Puissance
85e jour de la période du croissant de lune — 1338
Mashny [maʃɲi] = Puissance
Tout ce qu'Helja pouvait redouter, tout ce qui la terrifiait, arriva brutalement, comme un coup en plein visage.
Elle était de retour dans la salle où la mort l'avait emportée un nombre inimaginable de fois. Tout paraissait identique, du sol au plafond, sauf un détail. À la place du piédestal où était posée la branche, une forme floue et noire, au contour incertain, lévitait quelques centimètres au dessus d'une estrade ronde. Elle tourbillonnait avec une extrême lenteur dans un bruit sourd et continu.
La sorcière s'approcha avec beaucoup de précautions, mais elle ne distingua rien au travers ou bien à l'intérieur. C'était un peu comme si on avait découpé un morceau de la nuit pour le mettre ici avec le plus grand soin.
La salle était vide, aucune trace de Charlie ou de Luba, ni même du roi, de Dolos ou des gardes. Il n'y avait pas non plus de porte de sortie et celle qu'elle avait empruntée pour entrer était à présent verrouillée.
Helja retourna voir l'étrange manifestation ténébreuse, faisant le tour et l'examinant sous tous les angles. Elle avança sa main, sentant un immense froid émaner de la chose. Elle allait essayer de la toucher, quand quelque chose claqua non loin d'elle.
Charlie venait d'apparaître complètement déboussolée. Elle avait les cheveux en batailles, le visage rouge et les yeux humides. Helja se précipita alors vers elle pour la prendre dans ses bras, la serrant aussi fort qu'elle le pouvait.
— AIE ! Je ne peux plus respirer.
— Désolée. C'est bien toi, la vraie Charlie ? demanda-t-elle.
— Euh oui c'est bien moi, pourquoi tu dis ça ?
— Si tu savais ce qui m'était arrivé dans la salle précédente.
— Où sommes-nous maintenant ? questionna la fillette qui examinait tous les recoins de la pièce, son regard s'arrêtant sur le phénomène sombre plus loin.
— Dans la dernière salle, je pense. Enfin, j'espère, répondit la sorcière qui elle aussi inspectait tout autour d'elle.
Les deux filles ne parlèrent pas pendant un instant puis Helja reprit :
— Tu te rappelles de tout ? Le roi qui nous tuait encore et encore ? J'avais l'impression que toi et Luba vous oubliiez à chaque fois.
— Comment ça ? s'interrogea Charlie.
— Et bien dans la pièce juste avant, le roi et Dolos nous abattaient avec l'arme qu'ils recherchent. C'était interminable. Et finalement, quand on a réussi à l'arrêter, j'ai atterri ici.
— Désolée, je ne me souviens pas.
— Où étais-tu avant d'arriver là alors ? s'étonna la sorcière.
— Je... elle sembla réfléchir longuement, je ne sais plus trop. J'étais avec mes parents, je crois.
— Tu crois ?
— Oui.
— C'était une salle vraiment étrange, conclut Helja.
Puis, la sorcière se mit à rire. Un rire nerveux mais apaisant qui lui permit d'oublier un instant tout ce qu'elle venait de vivre. Elle pensait que son amie allait se joindre à elle, se joindre à cette petite parenthèse de bonheur, mais elle resta de marbre. Elle avança, le doigt pointé sur la forme noire :
— Qu'est-ce que c'est ?
— Aucune idée, sûrement la puissance qu'ils recherchent tant.
Pendant que Charlie analysait le curieux phénomène qui vibrait dans l'espace, Helja avança à nouveau sa main, sous les yeux de la fillette. Mais la sorcière se ravisa :
— Ce n'est peut-être pas la meilleure chose à faire. Nous ne savons pas ce que c'est.
— Mais si on ne fait rien, on ne le saura jamais, rétorqua la filette.
— Je pourrais peut-être, le faire exploser.
— Non ! Surtout pas. On ne sait pas encore ce que c'est.
— Je peux essayer...
La porte s'ouvrit et se referma, empêchant Helja de s'approcher trop près de la forme. Un garde venait d'entrer, l'air totalement décontenancé. Aussitôt, elle le ligota sur place avant même qu'il n'ait pu s'apercevoir qu'il n'était pas seul.
Le roi et Dolos n'étaient toujours pas arrivés, mais toutes les deux étaient prêtes à les recevoir. Mourir un millier de fois aura au moins appris une chose à la sorcière : elle ne voulait plus que cela recommence.
— Qu'est ce qu'on fait ? demanda la fillette. Les autres peuvent se montrer à tout moment.
— Nous allons nous défendre. Prépare-toi !
Toutes deux dégainèrent leur arme et se positionnèrent de chaque côté de la porte, parées à attaquer face à la première alerte.
Mais personne n'entra à nouveau dans la salle. Elles se regardaient dans les yeux, le silence pesant brisé par le bruit sourd et continu de la forme et par les gémissements du garde bâillonné plus tôt. Quand enfin la porte s'ouvrit, elles sautèrent sur le nouveau venu. Mais cela ne servit à rien.
— Luba ?
— Vous m'avez fait peur, soupira-t-elle, la main sur le cœur. Où sommes-nous ?
Charlie et Helja partagèrent alors leur histoire avant que la métamorphe ne raconte ce qui lui était arrivé dans la douzième pièce :
— J'étais retourné dans la ville souterraine, le jour où tu as torturé et assassiné la sorcière qui avait tué Médée. Mais cette fois, tu étais venue me chercher pour fuir avec toi. J'avais ce sentiment que rien n'était vrai, mais en même temps, ce que nous avons vécu paraissait tellement réel et c'était tellement magique. Et un beau jour, la porte treize est apparue. J'ai longuement hésité à l'ouvrir avant de me décider. Ça va Charlie ?
— Oui pourquoi ? s'enquit la jeune fille qui détourna le regard de la forme noire.
— C'est bien que ce soit toi qui sois entrée, observa Helja. Nous sommes toutes les trois maintenant, nous pouvons arrêter le roi et Dolos, dès qu'ils seront là. Et après, nous pourrons partir d'ici.
— Et comment on sort de cette salle ? demanda Luba.
— Un problème à la fois, tu le sais bien, précisa la sorcière.
La porte s'ouvrit et un autre garde pénétra, mais il fut si rapidement enseveli qu'il ne comprit pas ce qu'il se passait. Elles le jetèrent au côté de son camarade puis elles se préparèrent à nouveau. Quand enfin Gargoth pointa le bout de son long nez crochu, Helja lança son sortilège avec tant de fougue qu'il fut entouré de bandelettes des pieds jusqu'au cou. La sorcière le poussa ensuite violemment contre le mur où il se cogna la tête avant de tomber, étendu aux pieds de ses hommes.
Les filles furent toutes les trois soulagées et heureuses, Luba versa même une larme de joie. Pourtant, Helja avait l'impression que quelque chose n'allait pas, sans vraiment savoir quoi. Et pendant qu'elles ligotèrent les autres arrivants, cette impression ne s'envola pas. Elle se repassa la scène sans parvenir à mettre le doigt sur ce qui clochait quand soudain, la porte s'ouvrit, les laissant toutes les trois sans voix.
Charlie entrait à nouveau. Et lorsque son regard se posa sur son double, elle arrêta de bouger.
— Comment ? demanda Luba.
— Attention, c'est sûrement un piège, hurla la fillette à leurs côtés.
— Quoi ? Mais non ! gronda la nouvelle venue. C'est elle la fausse Charlie. Je suis moi, la vraie moi.
— Ne l'écoutez pas, c'est moi, Charlie.
Toutes les deux se criaient dessus, accusant l'autre et argumentant aussi bien qu'elle pouvait. Luba recula, mais Helja comprit alors ce qui l'avait tant chamboulé.
Elle alla vers la porte, son poignard pointé vers son amie.
— Non Helja, qu'est-ce que tu fais ? C'est moi ! Charlie ! Il faut que tu me croies.
La sorcière leva la main, mais, au dernier moment, elle se tourna vers la première et lui jeta l'arme au visage avec force.
La Charlie artificielle montra sa paume gauche et ce fut comme si le couteau percutait un mur invisible, retombant à ses pieds. La fillette changea brutalement de ton de voix.
— Qu'est-ce qui m'a trahi ? demanda-t-elle.
— Quand j'ai poussé le roi, tu n'as pas eu mal.
— Je savais que j'avais oublié un détail. Dommage. Mais maintenant que tout le monde est réuni, passons aux choses sérieuses.
La jeune fille devant eux se modifia. Pas comme les métamorphes, ni comme les sorcières lorsqu'elle utilisait la magie. C'était différent, comme si Charlie n'avait été qu'un mirage qu'on effaçait pour laisser place à quelqu'un d'autre.
— Vous, tonna Helja qui attrapa la main de Charlie.
— Oui, moi, répondit simplement Dolos.
Mais cette fois, quelque chose avait changé chez l'homme. Il ne semblait plus aussi minable. On aurait dit qu'il avait gagné en prestance, une soudaine assurance émanant de lui. Il jeta ses lunettes, laissant apparaître des yeux rouges d'illuminé et son sourire lui monta jusqu'aux oreilles.
Luba se rapprocha des gardes et du roi, qui gémissaient encore plus, sans quitter Dolos du regard. Ce dernier avançait vers la forme noire et tourbillonnante.
— Nous y sommes enfin. Ne t'inquiète pas maman, j'ai réussi à te ramener, moi, ton fils le plus fidèle.
— Qui est enfermé à l'intérieur ? demanda Helja, qui craignait la réponse.
Dolos lui fit face et lui parla avec une volubilité déconcertante :
— Tout simplement la personne la plus puissante qui n'ait jamais foulée cette terre. Ton ancêtre l'a emprisonnée ici parce qu'elle en avait peur, mais je savais qu'un jour, je la reverrai. Ça a été si facile de manipuler cet imbécile, se moqua-t-il en regardant le roi. Lui faire croire qu'il pourrait remporter une prétendue guerre grâce à une hypothétique arme, me faire passer pour le roi de Kentex pour renforcer mes propos, c'était du génie. J'avais en ma possession tout son pouvoir, son armée et son or. Mais un élément n'était pas encore de la partie. Toi ! Helja, la dernière descendante des Kalam mais surtout, la dernière descendante directe de Sirhla. Je commençais à désespérer je l'avoue, mais fort heureusement, j'ai reçu l'aide qui me manquait. La providence à mis sur ma route la personne qui allait tout changer. La personne qui savait qui tu étais...
— Médée ! coupa Helja. C'est Médée sous cette capuche ! Mais pourquoi ?
— Médée ? répéta l'homme d'un grand rire moqueur. Si à l'époque j'avais su qu'elle protégeait le sang qui permettrait la résurrection de ma reine, je l'aurais peut-être épargnée, mais elle était si faible, si fragile. Comment aurais-je pu imaginer qu'elle puisse avoir la moindre importance ? La tuer a été un tel jeu d'enfant.
La révélation tomba comme un coup de massue qui bouleversait la sorcière. Elle ne savait plus qui croire, ni quoi faire.
— Vous, parvint-elle à dire. Vous l'avez assassinée.
— Qui est sous cette capuche ? hurla Charlie à ses côtes.
— Quelqu'un de grand et de puissant. Une personne à qui je suis sûr, ma mère accordera un haut rang parmi ses fidèles. Désormais, Dolos leva sa paume et une dizaine de couteaux se matérialisèrent, je n'ai plus besoin d'eux.
À peine avait-il fini sa phrase que toutes les lames se dirigèrent vers les gardes et le roi, se plantant dans leur gorge avec une violence inouïe.
Aussitôt, Helja se tourna vers Charlie qui porta sa main sur sa trachée.
Un flot de sang jaillit puis, elle s'écroula.
La sorcière se précipita vers son amie et l'attrapa avant qu'elle ne percute le sol.
Quelque chose avait changé dans son regard innocent. Son teint devenait extrêmement pâle et lorsqu'elle ouvrit la bouche, elle n'émit que d'horribles gémissements.
Relevant la tête, Helja aperçut tous les hommes succomber à leur blessure et parmi eux, Gargoth tentait de marcher vers elle, la paume autour de son cou et le regard suppliant.
— Sau... Sau... dit-il.
Il cracha un jet de sang.
— Sauvez... mon peuple... Helja ! finit-il par demander avant de s'effondrer.
Au même moment, un son guttural sortit de Charlie. La sorcière baissa les yeux avant qu'elle ne prononce elle aussi ses derniers mots :
— Hel... Helja !
Et la lueur qui brillait dans les yeux de la petite fille s'éteignit à tout jamais.
À nouveau, Helja ressentit une sensation de chute imparable, comme si un poids invisible la faisait sombrer sans fin. Son regard était fixé sur la jeune fille lorsqu'elle perçut une tiédeur s'écouler le long de sa joue avant de déposer une goutte sur le front de son amie. Une autre suivit. Puis une autre. C'est à cet instant précis qu'elle prit conscience qu'elle pleurait sans un bruit.
C'était impossible.
Inimaginable.
Tout cela n'était qu'un cauchemar. La sorcière allait fermer les yeux et se réveiller, son amie à ses côtés.
Mais il n'en fut rien.
Le souvenir de sa promesse lui revint, comme un coup de fouet en plein visage.
— Je te l'avais dit, soupira Helja, la voix secouée, tu n'aurais jamais dû venir avec moi.
Tout un tas d'autres images se bousculaient dans sa tête. Helja réalisa que plus jamais elle ne la verrait sourire. Elle n'aurait plus l'occasion de l'entendre rire ou bien de répondre à l'une de ses nombreuses questions. Elle ne pourrait plus jamais écouter sa respiration si particulière qu'elle avait en dormant. Elle qui observait tout comme si elle le voyait pour la première fois, avait désormais le regard vide.
C'était un véritable déchirement qui la brisa, comme jamais elle n'aurait pensé l'être. Luba, face à elle, sanglotait également, ses mains caressant les cheveux de Charlie.
Le sol sous ses genoux s'ouvrit sur le passé et fit voyager la sorcière à une vitesse irréaliste. Elle était de retour dans la maison d'Edmond, à table avec lui et la fillette, à l'époque encore craintive. Elle tomba la tête la première et se retrouva dans le tonneau, enfermée dans le noir. Et alors qu'elle tapait sur les parois pour sortir, elle apparut dans une forêt, avançant en compagnie de Bastet et Charlie. Elle les observait discuter tous les deux, un pincement au cœur, quand quelqu'un lui entailla l'épaule.
Elle se retourna dans la treizième salle, le cadavre de son amie dans les bas. Au loin, Dolos montait les marches de l'estrade, une dague pleine de son sang dans les mains.
La rage la submergea comme un tsunami. Confiant le corps de Charlie à la métamorphe, elle se releva et donna tout ce qu'elle avait.
La pièce se mit à trembler et des morceaux de murs s'arrachaient des parois pour foncer droit sur le petit homme. D'un mouvement, il les transforma en sable avant de regarder la sorcière droit dans les yeux. La pierre du sol s'éleva et lui bloqua les pieds, mais Helja fit voler son poignard vers lui. Dolos le stoppa à nouveau puis déclara :
— Je suis le premier de ma mère, j'ai donc beaucoup plus de pouvoir que toi. Tu ne pourras jamais m'arrêter ! Je suis le maître de la création tandis que toi, tu n'es qu'une simple et misérable sorcière. Rien n'empêchera son retour. Le sang qui l'a un jour enfermée va désormais la libérer.
Sur ces mots, Dolos jeta la dague dans la forme noire.
Pendant une fraction de seconde, rien ne se passa. Puis, la chose implosa, projetant tout le monde contre les murs avec une force incroyable. Les pieds de la jeune femme furent arrachés du sol. Son corps se claqua contre les parois avant de chuter durement à terre. Une pluie de poussière lui tomba dessus et toute la pierre de la pièce se fissura. Seul Dolos n'avait pas bougé.
Quand Helja se réveilla, elle ne vit personne à ses côtes et la manifestation avait totalement disparu. Les cadavres des gardes et du roi s'entassaient dans un coin et Luba gardait près d'elle une Charlie qui semblait dormir paisiblement.
Jusqu'à...
La fillette émergea doucement, poussant de faibles grognements.
— Charlie ? appela la métamorphe
— Quoi ? demanda Helja complètement perdue, peinant à se remettre debout. Que se passe-t-il ?
Charlie tenta de se relever, mais Luba lui attrapa la main.
— Charlie parle moi !
Pour toute réponse, elle lui abattit son poing dans la figure. La petite fille s'éloigna alors d'une démarche qui n'était pas la sienne. Dolos s'agenouilla à son approche et lui embrassa les pieds dès lors qu'elle trôna au centre de la salle.
Lorsqu'elle se tourna vers la sorcière, un sourire dément animait son visage et ses yeux écarlate transpirait la folie. D'une voix emplie d'échos, comme si plusieurs femmes s'exprimaient à travers elle, Charlie déclara :
— Lilith est de retour, et ça va saigner !
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