Chapitre 2 (partie 1/2) - Souvenir
57e jour de la période du croissant de lune - 1338
Vospa [vozpɑ] = Souvenir
Le soleil poursuivait son ascension dans un ciel dépourvu de nuages lorsqu'Helja atteignait les environs d'une clairière vaste et solitaire, nichée au cœur de la forêt. Des fleurs jaunes parsemaient le sol, leurs pétales délicats inclinés dans une direction commune. Un fait anormal pour quiconque y ferait attention. Mais ici, personne ne remarquait jamais rien, ce qui avait le don d'agacer au plus haut point la sorcière. C'était à cause de la négligence des habitants de ce pays que les fantômes proliféraient autant. Et à chaque fois, ils venaient faire appel à elle pour régler les problèmes que leur manque de jugeote avait engendrés.
La jeune femme descendit de son cheval puis le tira par les rênes, marchant doucement dans ce champ flavescent. Le pendentif autour de son cou se mit à chauffer et luire d'une magnifique couleur émeraude. L'éclat lui brouilla la vue un instant et la seconde qui suivit, une incroyable maison biscornue surgit.
La bâtisse, imposante, s'élevait majestueusement sur trois étages. Fièrement dressée, elle arborait avec élégance quatre cheminées, chacune possédant sa propre singularité et tel un jeu de hasard, les fenêtres de tailles variées s'agençaient sans logique apparente. Au sommet du toit de chaume, une girouette grotesque prenait place. Elle ressemblait à un être replet aux ailes déchirées et aux yeux démesurément grands, affublé d'une flèche que la brise matinale semblait avoir renoncé à faire tourner.
Tout autour, un jardin luxuriant s'épanouissait et insufflait une chaleur apaisante. Un foisonnement végétal impressionnant prospérait, où certaines fleurs fumaient, d'autres crachaient sur les abeilles, quand d'autres encore métamorphosaient leurs feuilles en de minuscules papillons étincelants.
Helja guida son cheval jusqu'à une rambarde, l'attacha solidement, puis attrapa de quoi le nourrir. Elle s'approcha ensuite du vieux puits en pierre et se pencha prudemment au-dessus de son bord sombre. À l'intérieur, une jeune fille au corps nu et aux cheveux gras, de grosses taches rouges marquant son cou, tournait sur elle-même avec une incroyable lenteur. Brusquement, elle ressortit beaucoup plus floue puis elle se volatilisa et laissa place à un vieillard éventré, la barbe plus imposante que ses bras, des lunettes de travers, et un regard blanc porté vers les nuages. La vision de plusieurs spectres se succéda sans jamais s'arrêter.
— Désolée les amis, pas de nouveau compagnon pour vous aujourd'hui, lança la sorcière avant de s'écarter.
Tous les morts récupérés par Helja finissaient ici. Une ancienne sorcière avait enchanté ce lieu pour y entasser une infinité d'ossements et empêcher tout esprit de s'en échapper. Le paradis et l'enfer constituaient le plus grand mythe inventé par le sanctuaire pour que tous les habitants suivent aveuglément leurs sermons, rien de plus. À la fin, chacun apparaissait comme de pâles souvenirs du passé, errant bêtement dans le cimetière où il était enterré. Ou il se retrouvait là, coincé pour l'éternité dans ce misérable puits.
La porte d'entrée de la maison donnait directement accès à la cuisine. Une table en bois trônait en plein milieu, entourée d'étagères chargées de bocaux. Sur les étiquettes, on pouvait lire « foie de vierge » ou encore « yeux de serpents » juste aux côtés d'ingrédients plus traditionnels tel que la farine ou le riz. Plusieurs toiles représentant uniquement des femmes décoraient la pièce.
Helja accrocha son manteau puis examina le calendrier suspendu près de la fenêtre. Elle identifia les quatre cercles imbriqués les uns dans les autres, chacun symbolisant une période différente et chacun composé de quatre-vingt-onze jours. La période de l'étoile, la période du soleil, la période du croissant de lune et pour finir, la période de la lune.
— Resnok !
La magie barra d'un trait à l'encre rouge la date du jour. La jeune femme esquissa un sourire puis se détourna pour aller se réchauffer les mains face au feu rose qui brûlait dans l'âtre d'une cheminée. Elle releva la tête et profita de l'agréable chaleur quand elle remarqua qu'un des tableaux s'était à nouveau retourné de lui-même.
Je suis trop fatiguée pour ça.
Elle avança vers les escaliers quand une boule de poils sombre sauta sur la table dans un bruit qui la fit sursauter.
— Merde, Bastet, préviens la prochaine fois ! protesta-t-elle.
Le grand chat noir, doté d'un corps athlétique et d'un regard aux yeux jaunes, presque plus humain qu'animal, émit un ronronnement avant d'entrouvrir sa gueule pour répliquer :
— Désolé, je ne manquerai plus de te dire dès que j'entre dans une pièce désormais.
Sa voix bourrue d'homme résonnait dans la cuisine. La bête marqua une pause, observa sa maîtresse de haut en bas puis reprit :
— Alors, cette mission, pas trop compliquée ?
Helja reposa les deux pieds sur le sol en dalle grise, attrapa un sachet de gâteaux et tira une chaise pour s'asseoir face au chat.
— Non, une bande d'enfants fantômes qui s'attaque à une pauvre famille de fermiers. Rien de bien méchant, rétorqua-t-elle avant de mordre dans un biscuit.
— Des esprits ? Je ne t'ai pourtant pas vu jeter d'ossements dans le puits. Qu'en as-tu fait ?
— Rien, ils sont toujours avec cette famille.
Helja ricana, projetant des miettes sur ses cuisses.
— Je donnerais cher pour voir leur réaction quand ils reviendront les hanter cette nuit, ajouta-t-elle.
— Mais pourquoi tu n'as rien fait ?
Bastet semblait abasourdi par la nouvelle.
— Parce que cette femme ne voulait pas me payer la somme demandée. Elle m'a menti, alors à elle de se débrouiller avec ses propres fantômes. J'aurai au moins eu ça.
La rousse balança une bourse pleine à côté du chat qui la renifla avant de tourner sa grosse tête.
— Tu aurais pu faire un effort pour une fois. Je pense que cette famille ne pouvait pas te payer, et non ne voulait pas. Ce sont deux choses complètement différentes.
— C'est du pareil au même pour moi, grogna Helja.
— Mais, tu leur as volé ces cinq-cents pièces d'or si leur problème n'est pas réglé !
Helja s'emporta, tapant du poing sur la table. Le paquet de gâteaux tomba sur le sol. L'animal quant à lui sauta sur place, les griffes sorties et le poil hérissé.
— C'est eux qui m'ont volée Bastet, rentre-toi bien ça dans le crâne ! Un contrat est un contrat. S'ils avaient pu me payer, alors j'aurais pris avec moi les os, comme je le fais à chaque fois. Maintenant si tu veux bien, je vais aller dormir. Une nuit de chasse aux fantômes m'a vidé de mon énergie.
Helja se leva avant d'ajouter :
— Je te laisse le soin de ranger.
Montant les escaliers quatre à quatre et n'écoutant pas Bastet grommeler qu'il était impossible pour lui de ranger avec ses pattes, Helja arriva dans un couloir étroit où plusieurs autres tableaux coloraient les murs en bois. Une des portes menait directement à sa pièce préférée de la maison, la bibliothèque. Elle y avait entassé de nombreux grimoires ancestraux parmi lesquels on pouvait retrouver son ouvrage favori : Mille et Une Tortures pour Amuser les Sorcières.
Elle ouvrit la porte juste en face. Un escalier exigu aux marches inégales, complexes et penchées, se présenta à elle. Après plusieurs cycles à habiter dans cette étrange maison, Helja pouvait les emprunter les yeux fermés. Mais au début, elle avait dû s'y reprendre plusieurs fois pour atteindre le troisième étage.
Elle avança d'un pas sûr et rapide, évita la marche qui disparaissait dès qu'on y posait le pied et entra dans sa chambre. Une pièce unique, surpassant en espace et en luminosité tous les autres recoins de la résidence. Helja dépassa la cheminée aux braises crépitante, rangea ses poignards dans la grande armoire qui s'étirait sur deux des quatre murs, puis d'un coup sec du pied, elle défit ses bottes avant de se jeter tout habillée sur le matelas.
Son immense lit, de la taille d'un troll, se dressait au centre de la chambre. Helja se tourna sur le dos, observa le bleu limpide du ciel à travers le fragment transparent du toit, mais préféra s'imaginer face à une nuit noire et étoilée. Ses paupières se fermaient et s'ouvraient plus rapidement et plus souvent qu'à la normale. C'est alors que, sans s'en rendre compte, elle bascula dans l'autre monde.
L'odeur de la fumée et de la chair qui brûle. Une petite fille aux cheveux roux foncé abandonnée face au monstre de feu. Une femme qui hurle au loin. La main d'un homme totalement carbonisée qui lui attrape la cheville. Une inconnue qui sauve la petite fille. Une maison qui disparaît dans les flammes. Une famille qui meurt.
La sorcière se réveilla en sursaut, la respiration saccadée et le corps complètement en sueur. Elle lutta pendant quelques instants pour sortir de sa paralysie, se redressa lentement et scruta son environnement. Des formes vaguement humaines et orangées couraient dans la chambre, s'égosillant. Des bribes de paroles parvinrent jusqu'à elle, mais impossible d'en comprendre le sens.
Elle ferma les yeux, essayant de s'extirper de ses souvenirs oniriques, mais c'était bien plus difficile qu'elle le pensait. Tout se rejouait sans cesse devant elle. Une succession d'images effrayantes, violentes et douloureuses d'un passé lointain, mais pourtant si proche pour la jeune femme.
À l'époque, elle vivait avec son père et sa mère, tous deux aimants et attentionnés. Du haut de ses trois cycles, sa magie était apparue. Alors, sans le vouloir, elle avait provoqué dans son sommeil un incendie qu'elle n'avait pas su contrôler. Toute sa maison était partie en fumée en l'espace de quelques minutes seulement, emportant avec elle ses parents et ses deux grandes sœurs. L'unique raison de sa survie résidait dans l'intervention de Médée.
Médée habitait non loin de chez la jeune Helja. Lorsqu'elle avait ressenti l'ombre du danger planer sur l'une de ses semblables, la mort dans son sillage, elle s'était précipitée pour lui apporter assistance.
Helja se leva, attrapa des vêtements à la hâte et descendit se laver. Mais alors qu'elle ouvrait la porte de la salle de bain, elle se retrouva dans la cuisine, le premier jour où elle était entrée dans la demeure de sa tutrice.
— Te voilà chez toi, expliqua Médée. C'est ici que tu vas vivre désormais.
La fillette, pas plus haute qu'une chaise, s'engagea dans la pièce, regardant chaque recoin, chaque objet qui l'intriguait. Jamais elle n'avait vu d'aussi gros chaudrons et encore moins avec une cuillère en bois démesurée qui remuait toute seule un liquide framboise en ébullition. En un mot, la femme aux cheveux noirs et bouclés fit voler à elle deux bouteilles de lait.
— Et oui, c'est de la magie, révéla-t-elle, un sourire malicieux lui tirant les traits. Mais toi aussi tu peux faire de la magie, tu le sais ?
Helja fit non de la tête puis attrapa le verre que lui tendait Médée.
Cette dernière possédait un visage rond et opalin dont la tignasse obscure donnait une impression de grandeur. Ses lèvres pulpeuses étaient peintes de rouge et des colliers d'une couleur de sang pendaient autour de son cou. Lorsqu'elle baissa son regard sombre vers la petite fille, la scrutant avec beaucoup d'intérêt, elle la vit boire goulûment.
Helja s'essuya la bouche du revers de la manche et examina les pieds nus, écorchés et recouverts de boue de la femme face à elle. Enfin, elle demanda :
— Où sont mes parents ?
De l'eau sortie de nulle part se mit à envahir la pièce, à envahir le souvenir. Chaude et douce au toucher, elle ne semblait pas perturber les deux sorcières qui continuaient de discuter comme si de rien n'était. Le flot montait rapidement et emportait tous les objets avec lui. Quand la fillette se retrouva submergée, elle se noya dans le passé.
Et émergea brusquement dans le présent. Helja suffoqua et cracha avant de forcer ses yeux à s'ouvrir, cherchant désespérément à se libérer de l'emprise de sa mémoire. La jeune femme n'avait même pas remarqué qu'elle avait fait couler un bain, retiré sa combinaison et plongé dans le liquide presque bouillant. C'était ainsi que lui revenaient les souvenirs, le passé resurgissait dans le présent sans frapper à la porte.
Bien que la plupart du temps ces voyages semblaient merveilleux, pouvoir revivre à l'infini les pires comme les meilleurs moments de sa vie était un fardeau qu'elle devait porter. Ses balades l'arrachaient de l'instant et alors, elle n'avait plus conscience ni de ses gestes et ni de ses actions jusqu'à ce que les deux temporalités se mélangent et qu'elle reprenne connaissance.
Mais malgré sa faculté à se rappeler de tout, la terrible nuit où Helja avait perdu ses parents constituait le seul évènement qu'elle ne pouvait pas rejouer. Un traumatisme refoulé au plus profond de son esprit pour la préserver d'avoir tué sa famille d'après Médée. Et même avec les flashs qu'elle arrivait parfois à ressortir de cette soirée, Helja continuait de perdurer dans le flou.
C'était quelque chose d'assez perturbant, surtout pour elle qui comptait sur ce don au quotidien. Un incroyable pouvoir qui ne lui faisait normalement jamais défaut. Un pouvoir quasi parfait. La frustration demeurait telle que la jeune femme avait bien tenté par différents sortilèges de recouvrer la mémoire, mais il n'y avait rien à faire.
Peut-être aurait-elle dû éprouver du soulagement de ne pas voir ses proches mourir jour après jour, seconde après seconde. Peut-être aurait-elle dû se sentir rassurée de ne pas se souvenir de l'odeur de leur corps carbonisés ou bien du son de leur voix qui imploraient la déesse de les sauver. Peut-être était-ce mieux ainsi. Peut-être...
Helja se laissa glisser dans la baignoire, plongeant sa tête sous l'eau. Dans un silence apaisant, où l'unique bruit de ses mouvements se répercutait en échos dans le liquide, elle s'efforça de chasser ses idées noires. Si son cerveau restait bloqué dessus, elle aurait du mal à passer à autre chose, et alors la frustration prendrait le devant et l'empêcherait d'avancer. Mais ce n'était pas si facile. La jeune femme demeura donc en apnée bien longtemps. Seule.
Une fois lavée et habillée d'une nouvelle combinaison ébène, deux poignards soigneusement cachés sur elle, Helja descendit dans la cuisine. Elle aperçut tout de suite le morceau de parchemin où Bastet avait tenté de griffonner, mais des pattes de chat s'avéraient peu habiles pour manier une plume. Aussi, la feuille était recouverte de mots à moitié orthographiés, d'encre étalée et de traces de coussinets.
1 contra é 1 contra. Honor le ti1. Je n'é plu r à mang
Helja se mit à sourire bêtement et en déduisit qu'elle devait se coltiner les achats de la semaine.
Elle sortit aussitôt de la maison et aperçut au loin le grand chat noir allongé dans l'herbe, face au soleil, désormais au point le plus haut de la journée. L'animal ne lui accorda aucun regard lorsqu'elle réveilla et détacha le cheval qui était en train de dormir debout, ni même lorsqu'elle monta dessus et s'éloigna. Dès lors qu'elle franchit le seuil du sort de dissimulation, son collier vibra, chauffa, s'illumina et tout derrière elle disparut, laissant place à une étendue de fleurs jaunes.
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