Chapitre 16 (partie 1/3) - Pluie


79e jour de la période du croissant de lune — 1338

Yagozh [jagɔz] = Pluie

Helja changea son apparence avant de réveiller la femme endormie. Elle battit plusieurs fois des paupières puis elle reprit doucement conscience, incapable de se souvenir de tout ce qui lui était arrivé. Luba lui expliqua qu'elles l'avaient sauvée d'une attaque de goule et qu'elle avait perdu connaissance.

— Nous allons vous amener auprès de votre mari, ajouta-t-elle, souriante.

Elles rattrapèrent rapidement la route qui menait à Pontes. Sur la fin du voyage, la sorcière regarda son poignard. De nombreuses gouttes de sang voletaient dans le tube entre les deux lames. Désormais, il était impossible de les différencier. Ce n'était plus qu'un fluide visqueux qui ondulait avec grâce et légèreté. Bientôt, Helja pourrait se servir de la puissance unique et dévastatrice de cette arme, elle le sentait.

Mais ce qui venait de se produire, jamais encore elle n'avait ressenti ça. Comment cette arme avait-elle pu la rendre meilleure ? Plus puissante, plus féroce ? Où Ly avait-elle pu la trouver ? Helja la rangea à sa cuisse, se promettant de poser la question à la vendeuse dès qu'elle retournerait la voir.

À peine avaient-elles franchi le panneau qui marquait l'entrée de la ville qu'une foule se précipita dans leur direction. Ugo, lui, se jeta dans les bras de sa femme, l'embrassant et remerciant le ciel qu'elle soit toujours en vie.

— Ce n'est pas vraiment votre déesse qui l'a sauvée, vous savez ? intervint Helja.

Luba lui mit un coup de coude discret.

— Oh merci ! Merci beaucoup, les gratifia l'homme après de longues retrouvailles. Où était-elle ?

Toutes les têtes étaient tournées vers elles, la flamme de leurs torches les éclairant comme d'étranges fantômes inexpressifs au petit matin.

— Dans une grotte retenue prisonnière par la goule, répondit Helja, et comme vous pouvez le voir, ajouta-t-elle en pointa le sang séché qui maculait son visage, je l'ai tuée. Vous n'avez donc plus à vous en inquiéter. Maintenant, le reste de mon argent !

— Oui, bien sûr.

L'homme lui donna alors une deuxième bourse bien remplie que la sorcière s'empressa de sous-peser afin de vérifier la quantité.

Tout le monde rentra se coucher. Luba et Helja en firent de même et retournèrent chacune dans leur chambre à l'auberge.

Charlie et Bastet les attendaient, affolés. Helja leur raconta toute l'histoire, sans oublier de détails. La petite fille se leva ensuite et partit dans son dortoir sans avoir prononcé un mot, le teint livide.

— Elle a été malade toute la soirée, expliqua le grand chat noir. Et, je pense que tu devrais discuter avec elle Helja. Cela devient urgent que vous vous réconciliez. Il se passe quelque chose d'anormal avec Charlie depuis le temple.

— Si c'est ça, elle n'a qu'à venir m'en parler, rétorqua-t-elle avant de monter dans sa chambre sans souhaiter une bonne nuit aux deux autres.

Une fois seule, elle retrouva sa réelle apparence. Elle retira ses vêtements et examina son corps. Elle avait reçu plusieurs coups durant la bataille et parfois des entailles assez profondes, mais elle ne ressentait pas encore la douleur. La sorcière attrapa un pot au contenu étrange, semblable à de la boue colorée. Elle appliqua soigneusement la substance granuleuse sur ses plaies les plus graves quand une main se posa timidement sur la sienne.

Helja ne se retourna pas. Elle laissa les doigts glisser le long de son ventre puis caresser sa cuisse. On pencha sa tête sur le côté, releva ses cheveux puis des lèvres douce et délicate se déposèrent sur son cou.

— J'ai cru que nous allions mourir ce soir, murmura Luba dans son oreille.

— Pas avec moi, lui répondit Helja qui la regardait à présent dans les yeux. Pas avec moi !

Leurs lèvres se touchèrent avec fougue et passion. Helja l'enlaça, lui agrippa les fesses puis la poussa dans le lit.

Quand la sorcière se réveilla quelques heures plus tard, elle découvrit Luba toujours endormie, le drap cachant une partie de son corps nu, éclairé par le soleil qui perçait la fenêtre. Cette vision picturale et sensuelle lui procura une telle joie qu'elle en oublia presque pourquoi elle avait entrepris ce voyage. Elle ne pensait plus au roi, au cercle d'or, à l'inconnu à capuche. Tout semblait futile et sans aucune importance.

Dans sa tête, les souvenirs de la nuit ne faisaient que se mettre en avant, exacerbant ses sens. Elle pouvait à nouveau sentir ses mains sur son ventre, la chaleur de sa peau, son parfum enivrant, la douceur de ses gestes, ses muscles qui se raidissent et ses pieds qui se contractent. Un vif sentiment de plénitude.

Quelqu'un frappa à la porte, la ramenant à la réalité.

— Tu sais où se trouve Luba ? Elle n'est pas dans sa chambre, demanda la voix glaciale de Charlie.

— Euh, non. Sûrement partie chercher de quoi...

Mais Helja ne termina pas sa phrase, les pas de la jeune fille résonnaient déjà dans le couloir.

C'était le début d'après-midi quand ils se retrouvèrent tous les quatre près de la fontaine du roi. Il régnait un silence gênant au sein du groupe. Charlie refusait toujours d'adresser la parole à Helja qui elle-même n'osait plus vraiment regarder Luba. Ce qui s'était passé la nuit dernière ressemblait maintenant plus à un rêve qu'à la réalité. Une parenthèse dans sa vie compliquée qui avait éclaté comme une bulle au réveil. La métamorphe gardait la tête basse et la sorcière se demandait alors si elle pouvait s'approcher d'elle, la toucher, lui parler, sans rendre tout cela plus étrange.

— Bon, nous y allons ? questionna enfin Bastet après plusieurs minutes interminables. Je sens une tension entre vous les filles, ça en devient presque gênant.

Le chat partit aussitôt vers le long chemin rouge, suivi par ses trois compagnes qui, malgré tout, restaient aussi silencieuses que possible. On n'entendait que les brindilles craquer sous les pieds et les pattes.

Bientôt, ils ne voyaient plus les bâtiments bleus de Pontes, ni même les décorations de la fête des morts et autres citrouilles. Helja en profita pour retrouver son apparence.

La température chuta radicalement tandis que le vent soufflait beaucoup trop. La pluie se mit à tomber drue lorsqu'ils arrivèrent aux abords de la maison des sœurs de la sagesse.

L'endroit n'avait pas changé depuis la dernière fois, toujours répugnant, mal odorant et effrayant. Les chevaux sans peau, les os, muscles et chairs visibles, broutaient les quelques touffes d'herbes jaunies qu'ils pouvaient trouver dans le jardin rongé par les insectes.

Luba poussa le portail et frappa un grand coup sur la porte, mais personne ne vint ouvrir. Frigorifiée, grelottant de froid, la jeune femme renouvela sa tentative, quand enfin, les trois sorcières apparurent chacune à leur entrée. Elles revêtaient encore les mêmes habits dépareillés, beaucoup trop larges et recouverts de saletés. Des mouches volaient autour d'elles.

— Ah vous avez notre argent ? demanda Slekor

— Oui, répliqua Helja, on peut rentrer maintenant ?

Les sœurs reculèrent, les laissant pénétrer dans une maison bien plus immonde que la dernière fois. La crasse semblait s'être davantage accumulée.

Le feu gris qui brûlait dans l'âtre de la cheminée réchauffait l'atmosphère, mais dégageait une épouvantable odeur de cendre. Tous s'installèrent sur les canapés, les trois sœurs sur le premier, Luba et Charlie sur le deuxième et Helja et Bastet sur le troisième.

Pendant quelques secondes, personne ne prononça un mot. On entendait que le bruit du vent et de la pluie frapper contre les fenêtres, le crépitement des flammes et le son irrégulier de l'horloge.

— Alors, à quoi sert ce cercle ? interrogea Helja, sortant l'objet de son sac.

— Vous êtes également une sorcière, rétorqua Glir.

— Vous savez donc que nous vous répondrons qu'une fois que nous aurons notre or, acheva Slekor.

Et Nemiz, la muette, acquiesça avec de grands signes de tête vigoureux.

Dans un cliquetis de métal qui s'entrechoque, la sorcière balança une bourse pleine de deux-mille pièces d'or, en ayant soigneusement gardé les mille de plus qu'elle avait exigés, bien au fond de ses affaires. C'est l'aveugle qui se mit à vérifier en première le contenu de l'escarcelle, sous le regard étonné de Charlie. Elle la passa ensuite à ses sœurs et quand toutes eurent jeté un coup d'œil, elles la reposèrent sur la table. D'une même voix, les deux qui pouvaient parler demandèrent :

— Nous réclamons deux-mille pièces d'or en plus.

Tous les quatre crièrent en même temps :

— Bande de vielles chouettes, s'exclama Helja déjà debout, son poignard brandi.

— Quoi ? beugla Bastet.

— Ce n'était pas ce qui était prévu, hurla Charlie.

— Nous n'avons pas le temps de récupérer cet argent, supplia Luba.

— Si vous désirez vraiment connaître l'utilité de ce cercle d'or, ce sera deux-mille pièces d'or supplémentaires, c'est tout, trancha la sourde.

— Notre contrat était deux-mille pièces contre l'information ! Et un contrat est un contrat, cracha Helja. Vous devez nous dire ce que nous voulons savoir sinon...

Les trois sorcières se regardèrent, hochèrent la tête, émirent de drôles de grognements puis se tournèrent enfin d'un même mouvement vers Helja.

— Nous acceptons de vous dire la vérité...

— Si vous nous remettez les mille pièces d'or dans votre sac !

Charlie et Bastet la dévisagèrent également, surpris qu'elle eût cette somme en sa possession.

— Ce n'est pas ce qui était convenu, le contrat était...

— Helja, coupa Charlie. Donne leur ton or qu'on en finisse. Après nous pourrons nous quitter et tu auras alors ce que tu veux.

Jamais la petite fille n'avait parlé avec une voix aussi glaçante.

La sorcière fut contrainte de sortir la bourse qu'elle avait espéré garder pour elle seule uniquement. Elle la jeta sans ménagement aux sorcières qui jubilaient. Ensuite, elles redemandèrent le cercle d'or qu'elles examinèrent une nouvelle fois. Lorsqu'elles commencèrent leurs explications, le temps semblait suspendu. Tout était silencieux, comme si la pluie s'était soudainement tue. Le vent avait cessé de souffler et toute la maison était devenue plus muette que Nemiz.

— Nous avons déjà rencontré ce cercle il y a des siècles de cela, bien avant que les humains n'envahissent le pays et ne détruisent tout ce que nous avions battis. Il était transmis de génération en génération dans une longue lignée de sorcières. Certainement les sorcières les plus puissantes de l'époque. Chaque femme était plus forte que la précédente, sûrement grâce à ce cercle qu'elles se léguaient. Peu de temps après, les humains sont arrivés et la famille Kalam, c'est comme cela qu'elle s'appelait, a disparu. Nous n'en avons ensuite plus jamais entendu parler.

— Mais à quoi sert-il ? demanda Charlie, passionnée et intriguée par l'histoire que les vieilles harpies racontaient.

— J'y viens petite, rumina Slekor qui reprit le récit. Nous sommes nées à la fin de la guerre entre les êtres magiques et les démons, après plus de cent cycles de conflits épouvantables. Tout semblait redevenir plus calme et des jours heureux se profilaient à l'horizon. Enfin, c'est ce que tout le monde avait cru.

« Notre mère, effrayée à l'idée que Lilith ne surgissent à nouveau, inventa un rituel pour nous permettre d'évoluer afin d'être plus fortes, plus redoutables et surtout, immortelles. Elle nous priva chacune d'une partie de notre corps pour connecter nos esprits puis, au sacrifice de son âme, elle libéra la magie.

« Cela a immédiatement fonctionné. Quelque chose de nouveau nous reliait toutes les trois, quelque chose que les autres ne pouvaient appréhender. Nous étions plus puissantes que jamais. Mais, à l'époque, nous n'étions encore que des enfants qui ne comprenaient pas tout les rudiments de la vie. Et c'est là que la famille Kalam entre en jeu.

« Notre mère, qui connaissait bien la doyenne de la lignée, leur avait demandé de nous élever le temps que nous soyons prêtes à vivre seules. Et malgré notre vieillissement considérablement réfréné, elle a accepté.

« Chez eux, nous avons appris à utiliser la magie, le combat et à contrôler notre mémoire qui ne cessait de se perdre dans le passé. Tous les cours, nous les avons suivis avec la plus jeune des sorcières Kalam, Blandine. Et un jour, lors d'une pause, elle nous a conté l'histoire de ce cercle familial qui d'ailleurs, n'est pas une arme comme vous le pensez, mais une clef. Elle donne accès à quelque chose de puissant, mais de très mauvais. Blandine ne pouvait pas nous en dire plus, ni même où se trouvait la porte que le cercle ouvre, mais elle nous a expliqué que c'était important pour elle et même une fierté de le garder et de le protéger toute sa vie, quoiqu'il lui en coûte.

« Le temps est passé, Blandine était désormais adulte et devait élevé ses propres enfants. Nous sommes donc partis du foyer pour nous débrouiller seules. Malgré notre jeune apparence, notre esprit avait déjà près de trente cycles. Nous avons cherché un endroit où nous installer et c'est là que les humains sont arrivés après la disparition de la troisième déesse. Ils ont rapidement pris le devant sur les êtres magiques encore affaiblie de la guerre contre les démons et ils ont transformé Sihrla en Gallia. Nous n'avons plus revu la clef jusqu'à ce que vous nous la montriez. 

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