Chapitre 14 (partie 2/2) - Jour / Nuit


Les jours qui suivirent la dispute furent des plus silencieux. Charlie n'adressait plus la parole à Helja et ne la regardait même plus. Elle ne la laissa également pas approcher lorsqu'une douleur inexplicable au pied la réveilla en pleine nuit. Au milieu, Luba et Bastet essayaient tant bien que mal d'apaiser les tensions, mais cela semblait impossible.

La fin de la période du croissant de lune arrivait rapidement, apportant avec elle le froid, le vent et les journées qui se réduisaient. Les feuilles bleues des arbres étaient presque toutes tombées, formant des monts azur un peu partout en ville, et le soleil perdait en intensité. Ainsi, se promener dans les rues devenait plus agréable.

Chaque soir, les quatre compagnons se relayaient pour demander à la tavernière si elle avait entendu parler d'une mission qui pourrait les intéresser, mais pour l'heure, tout restait calme. Luba avait même questionné les petits villages voisins avec Charlie, qui ne voulait surtout pas être seule avec Helja. Cette dernière avait, en attendant, réussi à voler habilement quelques personnes, mais pas assez pour réunir la somme exigée par les sœurs de la sagesse.

La sorcière avait parcouru une bonne centaine de fois le grimoire afin de comprendre ce qu'il cachait, mais elle n'y décela rien, pas un indice pour expliquer pourquoi le roi en avait tant besoin, et ces nombreuses lectures n'eurent d'autre effet que de la replonger inlassablement dans le passé.

Elle s'appliquait silencieusement à ses tâches dans la bibliothèque, sous le regard intransigeant de Médée. Les cours théoriques étaient ce que la jeune fille détestait le plus. Assise sur une chaise inconfortable, à explorer les écrits de sorcières mortes depuis plusieurs cycles, rien ne s'avérait plus ennuyeux. Et alors qu'elle commençait à s'endormir, lisant pour la cinquième fois la même phrase, sa tutrice fit tomber un bouquin devant elle. D'un rouge profond, ses reliures de cuir semblaient boire la lumière du jour, tandis que sur sa couverture, trois cercles en argent s'entremêlaient.

— Tu vas m'étudier ceci maintenant.

— Quoi ? Encore ? pesta-t-elle. On ne pourrait pas plutôt retourner dehors pour que tu m'apprennes à me battre ?

La rousse tourna la tête et aperçut le soleil étincelant, dont les rayons perçaient la couche de poussière sur la fenêtre.

— Le savoir est une meilleure arme que le combat Helja, je te l'ai déjà répété. Les sorcières négligent souvent ce point pourtant crucial. Comment veux-tu survivre si tu ne maîtrises pas ton univers ? Comment veux-tu survivre si tu ne connais rien au monde et aux créatures qui l'habitent, leurs forces comme leurs faiblesses ? Dois-je te rappeler les mésaventures arrivées à la sorcière Chrystalline ?

— Non, c'est bon, j'ai compris.

— Crois-moi, cette histoire risque de changer ton point de vue d'une manière radicale.

Médée se tint droite face à son élève qui ne tenta pas de répliquer, sachant d'avance que c'était peine perdue.

— Maintenant, je te laisse une heure pour le lire, je reviendrai t'interroger dessus.

Et sur ces mots, la femme retourna un sablier qu'elle posa sur la table, face à son étudiante. Elle claqua des doigts et les rideaux se fermèrent, plongeant la pièce dans une semi-obscurité. Les bougies s'allumèrent presque aussitôt et lorsque Médée sortit, elle verrouilla la bibliothèque.

La fillette souffla longuement avant de porter son attention sur le livre. Elle l'ouvrit et aperçut sur la première feuille trois noms suivis d'une simple phrase qui en dévoilait déjà beaucoup sur l'importance de ce récit : Sihrla, Lilith et Lybova, la naissance de notre monde.

D'emblée intriguée, Helja tourna la page et s'immergea dans la lecture, découvrant une nouvelle version de l'histoire.

Maintenant adulte, elle connaissait cette légende sur le bout des doigts. Elle avait bien essayé d'en discuter avec Charlie afin de lui expliquer, mais elle n'avait eu aucun retour. Elle restait cloîtrée dans un profond silence ce qui agaçait d'autant plus la sorcière. Si elle ne voulait pas d'elle, de son savoir et sa protection, elle n'insisterait pas. Elle n'est pas mon amie, et elle ne le deviendra jamais. Je n'ai besoin ni d'elle ni des autres, se répétait Helja.

Le temps continua son cours sans que rien ne change et doucement, la fête des morts s'installa dans tout le pays. Célébration qui durait les treize jours précédant la période de la lune, elle était pour les humains l'occasion de rendre hommage à leurs disparus, mais aussi d'éloigner les maléfices et l'obscurité des enfers de chez eux par divers artifices, tous plus inefficaces les uns que les autres. Les résidants de Pontes avaient ainsi décoré leur maison de représentations grotesques de fantômes, démons et d'une multitude de créatures magiques destinées à conjurer ces derniers. Des banderoles et guirlandes oranges slalomaient dans les rues, infusant une nouvelle palette de couleurs à la cité bleue. La nuit venue, les lumières vacillantes des citrouilles jetaient des ombres colossales qui paraissaient danser à la surface des demeures environnantes.

Ce fut au tour d'Helja d'aller à la taverne. Revenant d'une balade aux alentours de la ville, le manteau recouvert de poussière, elle poussa la porte de l'établissement et constata qu'encore une fois, peu de monde était présent. Les habitants d'ici n'aimaient pas vraiment boire et encore moins s'amuser apparemment. Comme elle regrettait le temps où elle avait sa propre maison. Pouvoir être seule et faire tout ce dont elle avait envie quand bon lui semblait. Pouvoir se saouler sans avoir de compte à rendre à qui que ce soit.

La sorcière, arborant toujours le visage d'une autre, s'approcha de la tenancière qui essuyait son comptoir.

— Désolée, je n'ai encore rien pour vous, s'excusa-t-elle.

Le même discours, jour après jour. Mais ce soir, tout devait être différent.

Helja esquissa un sourire à cette pensée, puis détourna les yeux du décolleté de la femme pour commander une bière. Tout ce qu'elle avait à faire, c'était attendre.

Avec sa chope de mousse pétillante en main, elle s'installa près d'une fenêtre. Dehors, des enfants s'amusaient à se donner des frayeurs, portant des masques qu'ils avaient sans doute eux-mêmes confectionnés.

Maskelir taprika aya ! formula-t-elle, le regard braqué sur ses victimes.

Les déguisements se mirent brusquement à bouger, battant des paupières et grondant sur leur propriétaire. Les gamins les jetèrent à terre puis partirent en courant, hurlant et pleurant. Helja gloussa puis savoura sa boisson, fière d'elle.

Elle demeura immobile pendant près d'une heure. Sa bière diminuait doucement, gorgée après gorgée, les bulles jadis effervescentes devenues presque imperceptibles sur sa langue. Les minutes s'étiraient comme des fils de soie, sans qu'aucun nouveau client ne fasse son entrée. Les convives déjà présents à ses côtés, plongés dans une torpeur alanguie, sirotaient chaque lichette avec une lenteur presque exaspérante.

Helja se redressa, décidée à commander une seconde chope, dans une tentative de briser l'écoulement implacable du temps, lorsque la porte s'ouvrit brutalement, lacérant la toile de l'attente interminable. Enfin !

Tout le monde se leva pour regarder.

Le professeur, celui-là même qui les avait mis en garde contre les sœurs de la sagesse, tomba à quatre pattes en plein milieu de le taverne. Il pleurait à chaude larme et braillait des mots que personne n'arrivait à comprendre. Il tremblait de la tête au pied, le visage rouge et en sueur, les lunettes de travers. Ses vêtements, couverts de poussière et déchirés à plusieurs endroits, laissaient entrevoir de profondes entailles sur son corps frêle.

La serveuse fut la première à lui porter secours. Elle l'épaula pour l'aider à s'asseoir et demanda :

— Qui y a-t-il Ugo ?

— Elle... Elle... balbutia-t-il entre deux sanglots.

Quelqu'un lui donna un verre d'eau qui but d'une traite avant de continuer :

— Nous étions partis en balade hors de la ville quand elle s'est faite enlever.

Et il se remit à pleurer. Il fallut plusieurs longues minutes pour qu'il se calme, puis Helja réclama :

— Qui s'est fait enlever ? sa voix résonnait d'une manière si froide qu'il la regardait avec de grands yeux ronds, méfiant.

— Mon épouse, je... je vous en prie ! Quelqu'un doit m'aider.

— C'est sûrement les trois vieilles sorcières ! beugla quelqu'un.

— Nous allons appeler la garde royale, s'écria une femme au loin, ils pourront la retrouver. J'y vais de ce...

— Non ! Ils arriveront trop tard, coupa Helja. Je peux m'en charger. Je peux partir immédiatement et vous ramener votre conjointe saine et sauve.

— Vous... vous feriez ça ? répondit Ugo, la voix secouée et le visage ruisselant de larmes.

— Oui. En échange, je vous demande trois-mille pièces d'or.

L'homme parut s'étrangler à l'annonce de la somme.

— Je... Je vous demande pardon ? Je n'ai pas du tout...

— Vous désirez revoir votre femme en vie ? Alors trouvez un moyen de réunir l'argent. Faites appel au bon cœur des habitants de cette ville. Je reviens dans cinq minutes et je veux la moitié tout de suite.

Helja sortit de la taverne et se dirigea vers l'auberge.

La sorcière, toujours en possession de son poignard, ne prit que son sac. Après avoir informé Luba de son départ imminent, cette dernière se prépara rapidement à la rejoindre. Toutefois, en entrant dans la chambre de Charlie, elle constata que la fillette était plongée dans le sommeil. Du moins, c'est ce qu'elle tentait de feindre. Helja savait qu'elle adoptait toujours une respiration particulière lorsqu'elle dormait véritablement.

Elle ne lui en tint pas rigueur. Charlie était encore blessée et au plus cela durerait, au plus elle cesserait de s'attacher à elle. Leur séparation, une fois le roi mort, n'en serait que plus simple. Bastet resta aussi à l'auberge pour lui tenir compagnie.

Les deux femmes arrivèrent alors à la taverne où une foule impressionnante était réunie. Helja dû pousser quelques personnes pour franchir la porte. Toutes les têtes se tournèrent vers elle. Même si personne n'était au courant de sa réelle identité, ils la dévisageaient comme on l'avait toujours dévisagée. De la répugnance, une haine viscérale, mais en même temps, un regard suppliant. La sorcière les dégoûtait, mais ils avaient besoin d'elle.

— Voilà votre argent, cracha Ugo en balançant un sac rempli de pièce d'or aux pieds d'Helja, produisant un bruit des plus agréables à ses oreilles.

— Comment sommes-nous sûrs que vous n'allez tout simplement pas partir avec ? demanda une personne cachée dans la masse.

— Vous n'en êtes pas sûr c'est vrai, mais... commença Luba.

— Mais vous n'avez pas le choix, acheva Helja qui ramassait déjà la bourse. Elle peut très bien avoir été enlevée par la goule des montagnes ou bien par le clan des cavaliers de l'apocalypse. Ça m'étonnerait que ce soit un dragon, ils se font rares, mais nous n'en sommes pas certains. En tout cas, peu importe ce que c'est, je suis de taille à l'affronter.

Nous sommes de taille à l'affronter, rectifia Luba.

— Oui, c'est ça. Donc maintenant, dites-nous où vous avez été attaqués.

Alors qu'ils flânaient paisiblement, une ombre s'était soudainement précipitée sur eux, déchaînant avec furie ses griffes. La scène n'avait été qu'un crescendo de cris et de douleurs. Il avait finalement repris conscience seul, une odeur de sang dans l'air.

Helja et Luba quittèrent immédiatement la ville, suivant le chemin qui les conduisait vers les multiples routes sinueuses traversant les montagnes environnantes. La lune éclairait suffisamment pour qu'elles n'aient pas besoin d'allumer de feu, mais le vent glacial leur fouettait le visage.

Elles arpentèrent cette voie pendant près d'une demi-heure, la métamorphe élaborant des hypothèses quant aux éventuels adversaires qui se dresseraient devant elles. À l'opposé, la sorcière demeurait étonnamment muette à ce sujet. Elle conduisait Luba le long de sentiers variés avec une sérénité palpable, jusqu'à ce qu'elle décide soudainement de changer de direction.

— Je pense que tu t'es trompée, l'alerta Luba. Nous devons remonter encore quelques kilomètres avant de bifurquer vers le lac de Cointe.

— Non, nous devons aller par là, répliqua simplement Helja.

La métamorphe tenta bien de la contredire, mais sa compagne accéléra le pas.

Elles arrivèrent rapidement devant une genre de caverne, perdue au milieu d'une petite plaine. Le passage était directement creusé dans la roche et paraissait assez large pour laisser entrer les deux femmes en même temps. Alors qu'Helja s'engouffrait à l'intérieur, Luba la suivit dans l'obscurité, la questionnant une nouvelle fois :

— Tu vas me dire ce qu'on vient faire ici ? On a une personne à secourir !

Sans lui répondre, Helja claqua des doigts pour créer une flamme. Le corps d'une inconnue aux longs cheveux blancs apparut devant elles. Ses yeux verts demeuraient grands ouverts, mais elle semblait pourtant profondément endormie. Des traces de lacérations marquaient ses avant-bras et son visage émacié.

Helja s'approcha d'elle et commença à la tirer hors du renfoncement, quand Luba lui demanda, la ride entre ses sourcils fortement accentuée :

— Qui est-ce ? Ne me dit pas que...

— Si, c'est elle. C'est la femme que nous devons ramener à son abruti de mari, répondit la sorcière, le son de sa voix coupé par l'effort. Maintenant, aide-moi à la prendre au lieu de parler.

Mais Luba ne bougea pas, les bras croisés et rouge de colère.

— Comment savais-tu qu'elle se trouvait ici ? dit-elle sur un ton accusateur.

— Tu en as d'autres des questions sans intérêt comme ça ?

— Tu...

— Parce que c'est moi qui les ai attaqués, expliqua la sorcière, agacée. J'ai ensuite kidnappé l'épouse pour que l'homme nous paie pour la sauver.

— TU AS FAIT QUOI ? hurla la métamorphe, ses mots résonnant en échos dans toute la grotte. Mais tu es complètement folle !

— Écoute, commença Helja en lâchant lourdement les pieds de la femme, cela fait des jours que nous attendons qu'une mission nous tombe dessus, mais il ne se passe rien. J'en avais marre de rester là à ne rien faire alors, j'ai forcé un peu les choses. Et une fois que nous l'aurons ramené en ville, nous récupérerons l'autre moitié des trois mille pièces que j'ai exigées. Donc, pour la dernière fois, aide-moi à la porter.

— Mais imagine que...

— Non, personne ne m'a vue, coupa Helja qui savait déjà ce que Luba allait lui demander. J'étais bien cachée et je les ai justement griffés pour qu'ils pensent à une attaque animale. Celle-là, je lui ai jeté un sort pour qu'elle dorme et qu'elle ne se souvienne de rien, expliqua la sorcière en désignant l'inconnue d'un signe de tête. Nous n'aurons qu'à trouver un bon mensonge sur la route. Maintenant, attrape-lui les bras !

Luba ne voulait pas en démordre, mais sous le regard insistant d'Helja, elle agrippa les mains de la femme et elles la soulevèrent pour la ramener dehors. Elles régleraient cette histoire une fois rentrées.

En sortant de la caverne, Helja ressentit immédiatement le changement dans l'atmosphère.La lueur de la lune avait considérablement décliné, le vent cessait brusquement de souffler, et une chaleur agréable enveloppait le lieu, chassant le froid glacial. Pourtant, ce qui préoccupa le plus la sorcière, ce fut la centaine de paires d'yeux qui les observaient depuis l'obscurité.

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