Chapitre 12 (partie 2/3) - Reculer


Les deux femmes trempées, épuisées, le corps tacheté et brûlé, s'arrêtèrent reprendre leur souffle quelques instants. Les mains sur les genoux, la tête basse, Helja avait l'impression que ses poumons allaient exploser. Le goût métallique du sang emplissait sa gorge. Puis, la réalité la rattrapa. Charlie et Bastet étaient reclus dans le temple, sans défense.

— Pourquoi n'as tu pas été avec eux ? s'emporta-t-elle. Maintenant ils se retrouvent livrés à eux-mêmes.

— Je ne pouvais pas te laisser seule ! rétorqua la métamorphe.

— Je peux très bien me débrouiller sans l'aide de personne.

— Ça je sais, répondit-elle, sur un ton qui se voulait le plus désinvolte possible.

— Et je maîtrisais très bien ce que je f...

Mais un bruit mécanique l'empêcha de terminer sa phrase. Un nuage de poussière leur tomba sur le visage et le long couloir sans fin commença à rétrécir. Les murs grisâtres se rapprochaient l'un de l'autre.

Une nouvelle fois elles détalèrent, leur course bientôt ralentie par les parois qui leur collaient le dos et le torse. Elles continuaient d'avancer, appuyant sur le corps des deux femmes qui peinaient à se dégager. Tout ce poids contre elles les entravait, bloquait leurs respirations et les faisait terriblement souffrir.

Helja parvint enfin à un croisement et se libéra de cette sensation d'étouffement qui lui compressait la cage thoracique. Elle empoigna le bras de Luba et tira d'un coup sec juste avant que les cloisons ne se percutent dans un énorme bruit sourd qui résonna dans tout le temple.

Échappant de peu à la mort à deux reprises en un laps de temps très court, les deux femmes s'arrêtèrent à l'embranchement quelques minutes afin de recouvrer leur souffle. Mais l'idée que Charlie et Bastet se retrouvent seuls dans les couloirs semés d'embûches était insupportable pour Helja. Comment un chat et une humaine réussiraient-ils à survivre ici ?

Puis elle se rappela qu'elle ne les avait pas forcés à venir. Charlie avait choisi de l'accompagner pour se venger du roi et elle ne pouvait pas se reprocher de ne pas l'avoir prévenue des risques. La fillette avait opté pour affronter le danger. Et bien soit !

Lorsqu'elles reprirent la route, elles marchaient une nouvelle fois à travers ces longs tunnels sans fin. La notion du temps leur apparaissait toujours aussi floue. Une sensation qui allait grandissante si bien que la sorcière eût désormais l'impression d'être entrée ici depuis plus de dix jours. Mais elle ne ressentait ni la soif ni la faim, seulement une extrême fatigue. La magie était capable de tout, du meilleur et du pire, et ce temple semblait agir pour leur enlever tous repères, que ce soit dans l'espace comme dans le temps.

Elles ne se parlèrent pas beaucoup. Quand Helja demanda à Luba de lui expliquer le plan de la reine, cette dernière resta complètement muette. Cela jeta un froid si bien qu'elles arpentèrent les nombreux couloirs dans le silence le plus total, essayant de se concentrer sur cette notion de temps qui passe pour ne pas perdre la tête. Si elle se laissait aller à croire qu'elles marchaient depuis des jours et des jours, elles deviendraient carrément folles. Pourtant elles durent rapidement mettre de côté leurs divergences. Elles faisaient dorénavant face à de nouveaux dangers.

De justesse, elles avaient évité de tomber dans un trou hérissé de piques épais. Elles durent aussi franchir un tunnel où de larges haches se balançaient toutes à des rythmes différents et échapper à un sol qui s'était soudainement transformé en sable mouvant. Deux fois, elles rencontrèrent un petit groupe de gardes décédés, constamment dans des positions impossibles et affichant une horreur extrême sur le visage. Les premiers paraissaient avoir perdu chacun de leurs os, la chair et les muscles formant de drôles de tas flasques. Les deuxièmes, quant à eux, semblaient être morts de vieillesse, comme s'ils étaient entrés dans le temple depuis des cycles. Mais il n'y avait toujours aucune trace de Charlie et Bastet.

Elles marchèrent inlassablement, tournant perpétuellement à gauche et sans ne plus rien croiser sur leur route. Et après ce qui leur avait semblait durer une éternité, elles retrouvèrent le reste de leur équipe.

La flamme projeta une légère lumière sur une forme étalée au sol. En s'approchant, Helja reconnut Charlie et Bastet, tous deux étendus, bras, jambes et pattes écartés, comme s'ils venaient juste de tomber.

La sorcière se précipita sur la jeune fille. Elle respirait, mais faiblement, tout comme le chat.

— Réveille-toi, cria-t-elle.

La fillette ouvrit les yeux et pendant quelques secondes, ses pupilles étaient devenues entièrement mauves. Cela avait été tellement furtif que personne ne le remarqua. Pas même Helja.

— Que s'est-il passé ? demanda alors Luba.

Bastet semblait sortir d'une longue sieste.

— Je... Je ne me souviens plus, répondit Charlie. Nous avons couru, comme tu nous l'as dit puis on... mais Charlie ne termina pas sa phrase, elle paraissait perdue dans ses pensées, fixant le vide. Je n'arrive pas à m'en rappeler, ajouta-t-elle.

— Moi non plus, confirma Bastet sous le regard interrogateur d'Helja.

— Allez, relevez-vous.

La sorcière attrapa la main de Charlie pour l'aider et c'est là qu'elle aperçut le symbole gravé sur sa peau, comme une ancienne cicatrice violette au niveau du poignet. Deux triangles dans des sens opposés, emboîtés l'un dans l'autre et barrés par un trait en plein milieu.

— Depuis quand tu as ça ? questionna Helja.

La fillette observa la marque sur son articulation avec un grand étonnement.

— Aucune idée, je ne l'avais pas avant, assura-t-elle. Qu'est-ce que c'est ?

Helja examina attentivement cette mystérieuse rune qui, par moments, brillait d'une douce lumière pourpre, telle la pulsation d'un cœur. Jamais elle n'avait vu pareille figure. Pourtant, elle maîtrisait tous les aspects de la magie, avait longtemps étudié pour devenir la meilleure. Médée avait été intransigeante là-dessus. Mais malgré toutes ses connaissances, cette marque étrange semblait venir d'un autre monde.

— Je ne sais pas, répondit-elle alors d'un ton las.

— Mais ? C'est quoi ? Je vais mourir ? Enlève-moi ça !

Charlie se frotta le poignet avec beaucoup d'énergie, comme si tout allait s'effacer. Des larmes coulèrent le long de ses joues. Helja lui attrapa durement le visage entre ses mains et regarda la fillette droit dans les yeux.

— Ne t'en fais pas. Dès que nous serons sortis de cet endroit, nous irons nous renseigner sur cette cicatrice et nous trouverons une explication. Tout va très bien se passer, tu ne crains rien avec moi ! Maintenant, on arrête de paniquer et on poursuit la mission.

Charlie ne bougea plus, les yeux écarquillés. Elle contemplait la sorcière avec un mélange d'admiration et d'étonnement. Elle qui depuis leur rencontre n'avait reçu que des ordres, de la mauvaise humeur et de la colère, ne savait pas comment réagir face à cette marque d'attention réconfortante.

Et de son côté, Helja n'arrivait pas non plus à appréhender son comportement. Les mots étaient sortis tout seul. Elle se persuadait qu'elle avait dit ça simplement pour pouvoir continuer d'avancer, mais était-ce vraiment le cas ? Ne voulait-elle pas plutôt rassurer la fillette qui depuis le début de leurs aventures cherchait son approbation et son amitié.

Toutes les deux perdues dans leurs pensées et leurs sentiments, elles ne répondirent pas et elles reprirent leur marche, accompagnées du reste du groupe. Ils traversaient les couloirs obscurs du temple et empruntaient divers trajets au hasard, espérant tomber au plus vite sur l'arme. Tout se ressemblait et tout demeurait toujours aussi silencieux. La flamme commençait à doucement s'essouffler.

Luba profita d'être en retrait avec Helja pour lui parler sans que les autres, plongés dans une grande conversation, n'entendent. Elle tourna la tête et posa ses yeux sur le visage figé de la sorcière.

— Tu as été superbe avec Charlie, la gratifia-t-elle, souriante. Je n'étais pas au courant que tu avais un cœur.

— Je l'ai réconfortée pour que nous puissions continuer d'avancer, répondit-elle froidement, je me fiche de ce qu'il peut lui arriver.

— Ne me ment pas Helja ! J'ai bien remarqué que tu tenais à cette jeune fille. Pour la première fois, je t'ai vue faire passer ta vie après celle des autres en arrêtant la vague d'eau et ça, uniquement pour elle. Je suis sûre qu'au fond de toi, tu le sais. Comment vous êtes-vous rencontrées ?

Helja resta silencieuse puis décida de lui raconter toute l'histoire, en omettant bien sûr quelques détails qu'elle et la reine souterraine n'étaient pas obligées de connaître.

— J'ai eu une mésaventure avec le roi ce qui m'a conduit à essayer de le tuer, mais j'ai échoué. Le père de Charlie m'a sauvée. Malheureusement, Gargoth n'en avait pas terminé avec moi et il m'a retrouvé. À cause de cela, Charlie est maintenant orpheline. Je n'ai pas voulu qu'elle me suive dans cette histoire, mais je me suis demandée, qui suis-je pour lui refuser ?

— Ce n'est pas ta faute si son père est mort et tu... commença Luba

— Je n'ai jamais dit que c'était de ma faute ! coupa Helja.

— Mais tu te sens quand même coupable pour ce qui lui est arrivé. Et le pire dans tout ça, c'est que tu le sais. Montrer aux autres que tu tiens à eux ne te rendra jamais plus faible Helja, bien au contraire.

***

En avant, à quelques mètres d'Helja et Luba qui étaient en train de discuter, Charlie regardait en tous sens afin de ne pas se laisser surprendre par un quelconque danger. Par moment, elle massait son poignet, mais elle n'osait baisser les yeux sur cette marque. Même si la sorcière ne connaissait pas sa signification, elle lui avait assurée qu'ensemble, elles trouveraient une explication. Pas vraiment apaisée pour autant, la fillette ne montrait rien, voulant paraître forte, comme elle.

Elle tentait de se rappeler les minutes qui avait précédé son réveil dans le couloir, mais après avoir fuie la vague et s'être retrouvée en compagnie de Bastet dans le noir, c'était comme si tout avait disparu de sa tête. Ils avaient fui, courut aussi vite que possible dans cette obscurité inquiétante. Il y avait eu une lueur, un visage blafard, Helja, puis rien. Plus rien.

Charlie essaya alors de prier pour se réconforter, mais elle se rendit compte qu'elle n'y arrivait plus. Depuis la mort de son père, tout était devenu si compliqué. Avant, elle n'avait qu'à suivre les sages paroles de Lybova, suivre ce que le sanctuaire prônait. Elle avait la foi, n'exigeait jamais de preuve. Il était tellement plus simple de suivre des dictactes aveuglément sans réfléchir. Mais maintenant qu'elle avait ouvert les yeux sur les horreurs de ce monde, elle ne pouvait plus croire en une déesse bonne et dévouée. Elle n'y arrivait plus.

— Ça va ? demanda le grand chat, la sortant de ses pensées.

— Oui, si on peut dire.

— Ne t'en fais pas. Helja est la sorcière la plus puissante de ce pays, je suis sûr qu'elle trouvera une solution.

— Tu crois ?

— J'en suis sur. Tu sais, elle a beaucoup d'affection pour toi. Elle qui d'habitude n'aime personne, et encore moins les enfants, elle est différente avec toi. Je me souviens le premier cycle que j'ai passé chez elle. Un groupe de jeunes qui devait avoir ton âge s'était aventuré non loin de sa maison. Pour les éloigner elle n'a eu d'autres idées que d'invoquer un monstre. Et pas une simple illusion, non, un véritable monstre. Elle aura eu pour contrat de le traquer peu après. Je dois avouer que les voir partir en courant était assez drôle.

Il marqua une pause puis reprit :

— Enfin tout ça pour dire que tu ne dois pas t'en faire. Tu peux lui faire confiance.

— Je lui fais confiance, ce n'est pas le problème. Je savais à quoi je m'engageais en la suivant. Mais sa réaction tout à l'heure m'a déstabilisée. Je ne m'attendais pas à un mot gentil de sa part.

— Je te le répète, je ne l'ai jamais vue comme ça avec quelqu'un d'autre que toi.

— Comment c'est la vie avec elle ? Je veux dire, tu vis avec depuis plusieurs cycles non ?

— Oui, ça va faire un moment que je suis à ses côtes. Pour tout te dire, ce n'est pas rose tous les jours, mais je m'y suis habitué. Helja est vraiment aimable quand elle le souhaite. Elle a toujours ce côté qui fait qu'elle garde ses distances, qu'elle ne s'implique pas vraiment dans la relation, mais sinon ça reste une amie pour moi. Elle m'a quand même sauvé d'une mort plus que probable.

— Oui enfin, une existence de chat, elle aurait pu trouver une meilleure solution non ?

Charlie et Bastet se regardèrent droit dans les yeux sans plus parler. La petite fille, la main encore sur le poignet, tourna la tête pour continuer son inspection des environs. Et c'est là que quelque chose d'étrange se démarqua du décor neutre.

— Hé, venez voir, appela-t-elle, mettant un terme à la discussion de Luba et Helja.

Les deux femmes arrivèrent précipitamment et examinèrent ce que Charlie pointait du doigt. Au début, la sorcière ne parvenait pas vraiment à distinguer ce qu'on lui montrait puis, la vision d'horreur apparut doucement devant elle. Deux yeux clos, une bouche aux lèvres gercées et une peau grisâtre. La moitié d'un visage dépassait du sol. Il se mélangeait parfaitement avec la pierre, comme une sculpture des plus réalistes.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas, mais c'est très étrange, répondit Bastet.

Ce dernier se mit à renifler le menton puis ajouta :

— En tout cas, ça pue autant que tout ce qui se trouve ici.

— Faites attention ! les prévint Luba, c'est peut-être dangereux.

— Attendez ! déclara Helja. Nig sitat nerskac !

La flamme au-dessus d'eux brilla plus fort et s'effrita en plusieurs autres qui s'alignèrent tout le long du couloir.

Toutes ces sources de lumière permettaient de voir une arche au bout du tunnel. Elle menait à une pièce peu éclairée. Mais jusque là-bas, des morceaux de cadavres directement enracinés dans les murs, le plafond ou le sol, infestaient le chemin. Des bras pendaient, parfois sans main, des jambes dépassaient de la pierre et des centaines de têtes ou de torses s'entassaient un peu partout, leur peau aussi grise que la roche qui composaient les parois du passage.

— Tu n'aurais pas pu faire ça plus tôt ? grommela Bastet, ça aurait été bien utile tiens.

— Mais l'aventure n'aurait pas était si amusante, rétorqua Helja.

— Oui c'est vrai que là je passe un moment super marrant, répondit le grand chat, les yeux levés au ciel.

— Arrêtez tous les deux, regardez ! intervint Luba, le doigt pointé vers une faible lueur bleutée qui se reflétait derrière l'arche. Ce n'est plus un couloir. À mon avis, l'arme doit se trouver de l'autre côté.

— Bien, allons-y ! ordonna Helja.

Mais quand elle posa le talon près du visage endormi sur le sol, ce dernier se réveilla, et hurla à pleins poumons. Un vacarme assourdissant résonna dans le long tunnel et tous les cadavres se mirent à s'agiter. Les flammes vacillèrent dangereusement au-dessus des mains qui tentaient d'agripper tout ce qu'elles rencontraient, des pieds qui donnaient de violents coups dans le vide et des poitrines qui bougeaient au rythme d'une respiration véloce.

— Bon, ça va être un jeu d'enfant, observa Helja. Suivez-moi de près et faites attention surtout.

La sorcière commença à avancer, essayant au mieux d'échapper à tous ces morts qui voulaient s'emparer d'eux. Les faces aux yeux blancs révulsés les regardaient passer, hurlant d'une voix décharnée. Helja s'abaissa pour éviter des doigts de bambin qui lui auraient happé les cheveux mais quelqu'un lui attrapa la cheville. Tout alla très vite et d'un coup de talon, elle lui brisa le poignet. Pourtant, le membre continua de s'agiter.

Son pied se posa sur des phalanges qui dépassaient du sol quand Charlie cria derrière elle. Un cadavre lui avait empoigné la tignasse et un second l'attirait contre le mur où un visage attendait la bouche ouverte, les dents taillées en pointe, prête à la déchiqueter. Helja s'efforça d'agir, mais un genou la fit trébucher et tout un tas de mains l'agrippa en tous sens, la tirant, la griffant, la frappant. L'une d'elles attrapa même le poignard à sa cuisse et s'en servit pour la transpercer. Helja n'avait pas d'autre choix.

Kesyr !

L'air autour d'elle vibra et tous les membres qui la retenaient furent coupés d'un coup sec, tombant sur le sol comme de vieux chiffons.

La sorcière se releva d'un bond et se tourna pour secourir Charlie.

Mais il était trop tard.

Elle vit la jeune fille se dégager de l'emprise des mains sans l'aide de personne. Elle maniait son bâton avec une habilité déconcertante. Derrière, Luba libérait Bastet d'un visage qui lui mordait la queue.

Helja se retourna et écrasa chaque partie de corps sur son passage, poignarda chaque face et se fraya un chemin jusqu'à l'arche. Une fois arrivée, il ne restait plus que quelques têtes qui continuaient d'hurler et à peine deux mains et trois pieds qui cherchaient en vain à les attraper.

— Je vous l'avais dit, du gâteau, finit par ironiser Helja.

— C'est ça, du gâteau, répondit Luba en retirant une oreille tombée dans ses cheveux.

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